Quoi qu’il en soit, le 6 février suivant, le roi et sa cour attendent, sur la route de Nangis, la princesse étrangère qui va devenir Dauphine.

Le roi, la Cour - une partie tout au moins - mais pas le futur époux ! Louis est bien parti avec tout le monde mais il traîne derrière et on ne le retrouvera que le lendemain à Brie-Comte-Robert. Le maréchal, tout joyeux et même un peu ému, est au premier rang après Louis XV. Ni l’un ni l’autre d’ailleurs ne sont inquiets au sujet du physique de la jeune fille : ses portraits sont charmants et l’on sait quelle éducation soignée elle a reçue chez les Dames du Saint-Sacrement à Varsovie. Tous deux se tourmenteraient plutôt sur la façon dont va se comporter le Dauphin en face de sa nouvelle épouse alors qu’il n’a pas encore fini de pleurer son infante. Il n’a même pas voulu venir jusqu’à Nangis, alléguant qu’il verrait sa fiancée bien assez tôt. Pas très encourageant !

De son côté, dans la berline qui l’amène, la petite Marie-Josèphe de quinze ans est morte de peur. Elle n’ignore pas qu’elle va s’unir à un veuf qui se veut inconsolable. Quel accueil va-t-il lui réserver ? De temps en temps elle contemple la miniature le représentant que sa dame d’honneur, la duchesse de Brancas, lui a offerte à la frontière et qu'elle porte à son poignet droit. Il est charmant, ce jeune prince, et le duc de Richelieu, qui a épousé par procuration, assure que le portrait est fidèle !

Mais voici que sa voiture s’arrête. Là-bas une foule scintillante barre la route avec des carrosses dorés, des chevaux empanachés. Mme de Brancas fait alors descendre Marie-Josèphe en lui désignant le roi devant qui elle doit s'agenouiller. La jeune fille a si peur d'apercevoir le modèle de la miniature avec une mine sinistre qu’elle se précipite avec toute l’ardeur de sa jeunesse, s’affale aux pieds de Louis XV et supplie :

- Sire !… Je vous demande votre amitié !

Celui-ci sourit comme il sait le faire quand il veut, relève cette jolie blondinette qu’il trouve délicieuse, l’embrasse et l’assure que, cette amitié, elle vient de l’acquérir et pour toujours. Il est très heureux de la voir arriver à si bon port et elle peut être certaine de trouver en lui un véritable père. Quant au Dauphin… eh bien on le rencontrera demain ! Il était souffrant la veille mais il a écrit une lettre que l’on donne à la princesse.

Or, elle n’était pas pour elle, cette maudite lettre, mais pour Mme de Brancas et on s’en aperçoit trop tard quand Marie-Josèphe éclate en sanglots : Louis y confie à la dame d’honneur que personne au monde ne réussira à lui faire oublier sa première femme…

C’est la catastrophe ! Le roi est fort mécontent. On s’indigne et plus fort que tous l’oncle Maurice qui, après s’être incliné devant celle qui est déjà la Dauphine, l’a embrassée et réembrassée avec enthousiasme et qui s’efforce de la consoler. Il tordrait volontiers le cou à ce galopin stupide qui ne pèserait pas lourd dans des mains capables de faire un tire-bouchon avec un clou !

Mais enfin on ne peut rester indéfiniment sur cette route glaciale. On repart. Cette fois la princesse est au côté du roi… Le lendemain à Brie, le premier contact avec le futur époux n’a rien pour arranger les choses. Il a les yeux rouges et se montre tout juste poli. Tout le temps que dure le voyage jusqu’à Versailles, c’est Louis XV qui essaie d’arranger la situation. Lui, il est gai, enjoué. Chemin faisant, il montre à l’adolescente tout ce qui peut l’intéresser. Celle-ci lui en est reconnaissante car sa gentillesse rend un peu moins pénible le silence obstiné de Louis qui regarde par la portière et s’occupe beaucoup plus des foules assemblées sur la route que de sa fiancée. Le peuple, lui, est enthousiaste et acclame sa nouvelle princesse.

Deux jours plus tard, le 9, c’est la cérémonie du mariage.

Les dames de la Dauphine l’ont revêtue d’une robe tissée d’or et rebrodée d’or qui pèse soixante livres. Le maréchal qui l’a soupesée a hoché la tête en contemplant la silhouette gracile de sa nièce :

- Elle pèse plus lourd qu’une cuirasse ! ronchonne-t-il.

Et c’est en fait ce qu’elle est pour la fiancée du désespéré : une cuirasse qui la tient bien droite en gardant haut sa tête couronnée de diamants durant l’interminable cérémonie, le festin et le bal qui suivent.

Versailles ce soir brille de tous ses feux comme un palais de rêve.

Le Dauphin a consenti à ouvrir le bal avec sa femme puis il a disparu… Cependant, il s’agit d’un bal masqué voulu par le roi pour amuser sa belle-fille. Des dominos de toutes les couleurs s’y croisent mais bientôt l’on remarque certain domino jaune qui n’arrête pas de visiter les buffets dressés dans les premiers salons des Grands Appartements. Il s’empiffre, repart, revient, recommence à manger et à boire comme s’il était encore à jeun, repart encore, revient de nouveau… Son manège intrigue le roi qui le fait surveiller. Qui peut bien être ce goinfre ?… Quand on découvre le pot aux roses c’est un éclat de rire général : le domino jaune sert d’abri aux Gardes-Suisses de la Maison du Roi qui viennent à tour de rôle manger et boire à la santé des mariés.

Seul le Dauphin n’a pas ri. L’heure tragique est venue pour lui. Il est temps d’aller au lit où vont l’accompagner la famille royale, la marquise de Pompadour et, bien entendu, le maréchal qui se contient à grand-peine et qui, dès le lendemain, rendra compte à son frère Auguste III :

« A quinze ans il n’y a plus d’enfants dans ce monde-ci et, en vérité, elle m’étonne. Votre Majesté ne saurait croire avec quelle présence d’esprit Madame la Dauphine s’est conduite. Monsieur le Dauphin paraissait un écolier auprès d’elle. Une fermeté noble et tranquille accompagnait toutes ses actions et, certes, il y a des moments où il faut toute l’assurance d’une personne formée pour soutenir ce rôle avec dignité. Il y en a un, entre autres, qui est celui du lit où l’on ouvre les rideaux lorsque l’époux et l’épouse ont été mis au lit nuptial, ce qui est terrible car toute la Cour est dans la chambre. Et le roi me dit, pour rassurer la Dauphine, de me tenir auprès d’elle.

« Elle soutint tout cela avec une tranquillité qui m’étonna. Monsieur le Dauphin se mit la couverture sur le visage mais la princesse ne cessa de parler avec une liberté d’esprit charmante, ne faisant pas plus attention à ce peuple de Cour que s’il n’y avait eu personne dans la chambre. Je ne l’ai quittée et ne lui ai souhaité la bonne nuit que lorsque les femmes eurent refermé les rideaux. Tout le monde sortit avec une espèce de douleur car cela avait l’air d’un sacrifice et elle a trouvé le moyen d’intéresser tout le monde pour elle…

« Votre Majesté rira peut-être de ce que je lui dis là mais la bénédiction du lit, les prêtres, les bougies, cette troupe brillante, la beauté, la jeunesse de cette princesse, enfin le désir que l’on a qu’elle soit heureuse, toutes ces choses ensemble inspirent plus de pensées que de rires. Il y avait dans la chambre tous les princes et toutes les princesses qui composent cette Cour, le roi, la reine, plus de cent femmes couvertes de pierreries et d’habits brillants. C’est un coup d’œil unique et, je le répète, rien n’a plus l’air d’un sacrifice… »

Dans ces derniers mots tient toute la tendresse que le rude soldat voue d’instinct à cette petite princesse qui commence si mal sa vie conjugale et, tandis qu’il regagne son logis, il donnerait cher pour savoir ce qui se passe derrière les rideaux qui viennent de se refermer.

Ce qui s'y passe, il vaut mieux que le bouillant maréchal ne le voie pas, du moins au début. A peine la chambre s’est-elle vidée que le Dauphin a éclaté en sanglots comme un enfant perdu dans le noir. D'abord interdite par ce bruyant chagrin, Marie-Josèphe se laisse gagner peu à peu par l’ambiance. Bientôt les larmes lui viennent à elle aussi, se met à pleurer puis sanglote à l’unisson. Et voilà les deux jeunes époux, chacun le nez dans son oreiller, qui pleurent à qui mieux mieux…

La Dauphine pleurait-elle à contrepoint de son époux ou bien le prince prit-il conscience des légères secousses imprimées au lit par leur double chagrin, toujours est-il qu’entre deux reniflements il parvient à articuler :

- Par… Pardonnez-moi… Madame… de vous do… donner une telle image !

Seigneur ! Il a parlé ! Du coup les larmes de la jeune fille se tarissent comme par enchantement. Elle essuie ce qu’il en reste à l’aide d’un mouchoir puis, avec beaucoup de gentillesse, se tourne vers son larmoyant conjoint :

- Laissez couler vos larmes, Monsieur, et ne croyez pas que j’en sois offensée. Elles me prouvent au contraire ce qu’il m’est permis d’espérer si je sais, un jour, mériter votre estime. C’est le propre d’un noble cœur que la fidélité au souvenir et je sais trop ce qu’il a dû vous en coûter d’accepter ce mariage…

Cette voix douce, compatissante, agit comme un baume. A son tour Louis se calme. Pour la première fois il regarde vraiment sa jeune femme. Elle est bien mignonne avec ses beaux cheveux blonds, ses jolis yeux bleus pleins de compassion et son petit nez rougi par les pleurs. Alors il tente un sourire, le réussit presque et murmure :

- Merci, mon petit cœur…

Bientôt Marie-Josèphe sera le « petit cœur » de toute la famille royale conquise par sa bonté, sa patience et sa gentillesse. Pour l’heure présente, les époux finissent par s’endormir chacun dans son coin. Ils sont exténués car la journée a été rude. Et quand, au matin, les dames de la Dauphine viendront examiner les draps, elles n’y trouveront pas ce qu’elles sont venues chercher mais s’interrogeront sur l’étrange fait que les deux oreillers sont humides.

Le roi, lui, fronça le sourcil tandis que le maréchal jurait entre ses dents mais d’un accord tacite ils jugèrent préférable de ne faire aucun commentaire et de s’en remettre à la nature en constatant que non seulement les jeunes gens ne se tournaient plus le dos mais se souriaient de temps en temps. C’était la sagesse : cette nuit si abondamment trempée marqua le début d’une affection que nous dirons fraternelle mais qui, peu à peu, se fit plus tendre. Le Dauphin découvrit rapidement une vraie communauté dans leurs goûts. Tous deux aimaient la lecture, l’étude, la piété, la musique, les fleurs et une vie quotidienne tournée vers la simplicité. Leurs appartements devinrent une sorte d’îlot paisible au milieu d’une Cour frivole et brillante.

On ne sait trop à quel moment le Dauphin Louis cessa de considérer son épouse comme une jeune sœur. Cela prit un certain temps puisque c’est seulement au début de l’année 1750 que la Dauphine se déclara enceinte1, à la joie générale et à celle du maréchal en particulier, car jusqu'à la fin de ses jours il ne cessera de témoigner le plus tendre intérêt à celle qu’il appelait sa « petite Dauphine » ou sa « divine princesse ». Une affection qu’elle lui rendait largement.

Cependant, la fin de l'hiver ramenait le temps des combats et le maréchal à Bruxelles afin d’y parachever son ouvrage. Il avait conquis sur les impériaux le territoire de l’actuelle Belgique, ou peu s’en fallait, mais pour obtenir une paix durable il fallait soumettre la Hollande en s’emparant de Maastricht, ce qui renverrait définitivement chez eux les Anglais de Cumberland.

Au mois de mars Maurice était donc de retour dans l’atmosphère qu’il aimait. A Bruxelles, en effet, l’on menait joyeuse vie et le théâtre aux armées fonctionnait à plein rendement cependant que les aventures galantes s’y multipliaient. Celles que l’on pourrait appeler les maîtresses habituelles du maréchal, Mlles Beauménard et Navarre, y faisaient florès mais celle qui remportait tous les suffrages était toujours la Chantilly qui, d’ailleurs, ne s’appelait plus vraiment ainsi. En retrouvant en Maurice son platonique mais tenace amoureux, Justine tenta d’officialiser son mariage : elle était Mme Favart, un point c’est tout. Mais elle avait trop d’esprit et d’espièglerie pour ne pas goûter la guerre à fleurets mouchetés qu’ils se livraient sans se rendre compte qu’elle attisait le désir d’un homme à qui personne n’a jamais dit non. Ce n’étaient que feintes et échappatoires d’une jolie abeille dorée qui prenait plaisir à s'approcher d’un flambeau allumé parce que sa lumière la faisait étinceler, sans imaginer qu'elle risquait de s’y brûler les ailes.

Maurice lui est vraiment épris… Il a retrouvé intacts les sentiments que lui inspiraient celle qu’il appelle sa « sorcière » mais plus le temps passe et plus sa patience s’use. Il sait - et cela l’enrage - qu’il a en face de lui une femme honnête qui aime son mari, à qui l’on ne prête aucune aventure et c’est ce qui le retient au bord d’une attaque brutale. Il voudrait tant qu'elle vienne d’elle-même ou, tout au moins, qu’elle se laisse amener doucement dans ses bras. Il ne supporte pas l’idée qu’elle puisse lui rire au nez quand il lui avouera qu’il ne cherche pas une aventure de plus mais une passion partagée.