- C'est que… elle n'osait croire que vous vous en souviendriez.

- Elle est inoubliable ! Va la chercher !

Un moment plus tard, Friesen ramenait les visiteuses. La première armait d'un sourire épanoui un visage déjà en voie de perdition dont un épais maquillage s'efforçait de colmater les brèches. En contraste complet avec une vêture que n'eût pas désavouée une duègne espagnole, la seconde, toute jeune, était tout simplement exquise…

- Madame Rinteau ! émit Maurice avec la courtoisie dont il ne se départait jamais quelle que soit son interlocutrice. Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite ?

Elle feignit la confusion et minauda :

- L’honneur ? Oh, Monseigneur est trop bon et…

- Je ne suis pas évêque, ni prince du sang ! Appelez-moi Monsieur le maréchal ! Vous ne venez pas, je l’espère, me parler de votre époux ? Des bruits sont venus jusqu’à moi touchant certain marché qui..

- Oh non, Monsieur le maréchal ! Pas du tout. Je laisse à M. Rinteau le soin de ses affaires. Moi je ne m’intéresse qu’à ma famille. Vous avez peut-être gardé dans votre mémoire le souvenir de ma fille Geneviève ?

- Naturellement. Elle est trop charmante pour qu’on l'oublie ! Elle va bien ?

- Très bien. Aussi n’est-ce pas d’elle que je viens vous entretenir. Le bruit court que Mlle Chantilly a quitté le théâtre pour se soigner et il semblerait qu’il s'agisse d’un mal opiniâtre… De tout cela il découle que ses rôles sont vacants, aussi avons-nous pensé, M. Rinteau et moi, que notre autre fille Marie, que voici, pourrait la remplacer, elle n’a que dix-sept ans mais elle a déjà fait, au printemps dernier, ses débuts à l’Opéra…

- Comme chanteuse ou comme danseuse ? demanda Maurice, les yeux sur la jeune fille devenue écarlate sous son regard appréciateur.

- Elle chante à ravir…

- En ce cas pourquoi ne reste-t-elle pas à l’Opéra ? Le Théâtre aux armées n’est guère fait pour des débutantes…

Mme Rinteau fit toute une affaire de chercher son mouchoir dans sa manche, se moucha d’un air embarrassé et réussit même à rougir sous son plâtre :

- Sans doute, sans doute, mais… oh, c’est difficile à dire !… Le public de l’Opéra n’est pas celui que souhaite Marie. Elle est encore un peu timide comme vous pouvez le voir et, en outre, sa sœur lui a tellement parlé de vous ! En conséquence c’est vous seul qu’elle voudrait charmer.

Maurice se tourna vers la jeune fille :

- Est-ce vrai ? Vous voulez chanter pour moi ?

- Oh oui !…

Cette fois elle avait retrouvé la couleur habituelle d’un teint délicat et elle regardait Maurice bien en face avec dans ses yeux d’aigue-marine une expression qui lui fit passer un frisson le long du dos. Sans détourner les yeux, il dit :

- Voulez-vous nous laisser seuls un instant, Madame Rinteau ? Je voudrais qu'elle réponde à quelques questions hors de votre présence…

- Oh, mais c’est tout naturel !

Dès qu'elle se fut éclipsée, Maurice s’approcha de Marie :

- Jusqu’à quel point souhaites-tu me plaire ?

- Jusqu’où il vous plaira de me conduire. Je vous aime !

- Quelle folie ! Je ne suis plus jeune ; je ne supporte pas que l’on me trompe ; et je suis parfois brutal !

Ce fut elle qui fit le dernier pas pour venir contre lui :

- Si vous saviez combien j’ai envié Geneviève au temps de vos amours ! Au point de la détester ! Si vous voulez de moi je serai toute à vous…

En refermant ses bras sur Marie, Maurice eut l’impression d’enlacer un bouquet de fleurs et sentit une griserie légère monter en lui. C’était délicieux ! Un bain de fraîcheur s’offrit à lui aussi simplement qu’Eve s’était approchée d’Adam au milieu du jardin d’Eden. Il allait pouvoir y laver son cœur des égratignures laissées par Justine.

Quand Mme Rinteau quitta le camp, elle faisait tous ses efforts pour masquer sa satisfaction. Marie allait réussir ce que Geneviève n’avait pas su faire : s'attacher par les liens de la passion l’homme le plus célèbre de France après le roi… Le soir même, en effet, elle devenait la maîtresse du maréchal.

L’arrivée dans son théâtre à demi sinistré de Marie Rinteau, rebaptisée Mlle de Verrières, enchanta Favart. La petite chantait gentiment - sans plus ! -, n’était pas très bonne comédienne mais elle était tellement jolie à regarder que l’on pouvait passer sur bien des choses ! Mais s’il pensait qu’elle allait faire oublier Justine à son mécène, il se trompait. Régulièrement on lui demandait de ses nouvelles et surtout d’un ton toujours plus menaçant…

La Chantilly revenait-elle oui ou non ? Etait-elle à l’agonie, pour ne pas donner la moindre nouvelle ? Des questions auxquelles le malheureux s’évertuait à répondre de son mieux. Avec un homme aussi obstiné, la plus brillante imagination rendait les armes. Il finit par avouer, en rougissant jusqu’aux oreilles d’un si gros mensonge, que… eh bien que les choses n’allaient pas fort entre sa femme et lui. Qu’il y avait un peu de brouille. Ce à quoi le maréchal répondit qu’il se chargeait d’arranger cela : il suffisait de donner l’adresse de la fugitive !

On s’était réinstallés à Bruxelles dans le palais d’où les princes espagnols puis les Autrichiens avaient gouverné les Pays-Bas pendant si longtemps. Marie de Verrières l’illuminait de sa grâce et de sa gaieté. Elle était heureuse et cela se voyait… Aussi, nombreux étaient ceux qui enviaient à Maurice cette si jeune et si jolie femme. On admettait que la cinquantaine lui seyait. Sa prestance, son charme demeuraient et aussi son appétit de vivre mais on se plaisait à rappeler les maux dont il avait souffert et qui ne pouvaient que laisser des traces… Il était d’un âge où les traces des excès en tout se supportaient de plus en plus mal… etc.

Tout cela Maurice le savait et il n'était pas assez fat pour ne pas remarquer, lorsqu'il lui arrivait de rencontrer un miroir, qu’il commençait à épaissir, qu’il était moins souple qu’autrefois, que sauter à cheval en voltige était un exercice périmé et que ses traits s’accusaient dans son masque bronzé, mais l’amour juvénile que lui donnait Marie le rassurait sans pour autant effacer la brûlure infligée par le dédain de Justine Favart. Il ne parvenait pas à s’en déprendre et croyait voir partout son visage espiègle, ses yeux rieurs. Si encore le fracas des batailles lui avait permis de s’y plonger au risque d’y laisser la vie, c’eût été plus facile, mais on en était aux pourparlers de paix. Lui-même avait rencontré Cumberland afin de délimiter la position des troupes. Le comte de Puyseux et lord Sandwich s’étaient vus à Aix-la-Chapelle pour poser les bases d’une entente qui butait sur un seul point : Maastricht.

« La paix, a dit le maréchal, passe par Maastricht. » Et, durant cet hiver où il séjourne au siège de son gouvernement, il jette les grandes lignes du dispositif qui lui livrera la clef des Flandres…

La campagne reprend en mars et le siège est mis en avril devant la ville qui sera emportée le 7 mai suivant. Mais, dès avant la reprise des hostilités, Maurice avait accompagné Marie à son château du Piple pour une bonne raison : elle attendait un enfant de lui. Ce qui le rendait incroyablement joyeux :

- Voilà que je repeuple le royaume ! déclara-t-il à Valfons.

Naturellement la jeune femme n’avait effectué au théâtre Favart qu’un court passage : la maîtresse du gouverneur devait être auprès de lui et l’afficher était un vrai plaisir car elle-même en éprouvait beaucoup de fierté. La nouvelle de sa grossesse enchanta Favart qui se crut enfin délivré. Il l’écrivit à sa femme car, bien entendu, il avait toujours su où elle s’était retirée : tout simplement à Paris puisque l’on n’est jamais mieux caché que dans la plus grande ville ! L’avenir allait lui démontrer qu’il se trompait une fois de plus…

Le 18 octobre la paix, après toutes ces années de guerre, était signée à Aix-la-Chapelle… au moment même où Marie donnait le jour à une jolie petite fille baptisée à l’église Saint-Gervais-Saint-Protais sous le nom d’Aurore, fille de Marie Rinteau et d’un bourgeois de Paris nommé Jean-Baptiste de La Rivière. Le parrain étant le marquis de Sourdis, ami du maréchal, et la marraine Geneviève Rinteau, ceux-ci, avec la protection de la Dauphine, purent obtenir sans peine, six ans plus tard, la rectification d’état civil et l’enfant devint Marie-Aurore de Saxe2.

Cette paix d’Aix-la-Chapelle est un désastre en dépit du fait que la France soit dans une situation optimale pour dicter ses conditions mais le comte de Saint-Séverin qui la représente a les mains liées par la volonté du roi : Louis XV veut traiter en roi, non en marchand. Il a ordonné de satisfaire en tout ses alliés d’Espagne et d’en finir vite ! Le résultat est effarant : la France restitue toutes ses conquêtes : Savoie, Comté de Nice et Pays-Bas. Il n'y aura pas de port de guerre à Dunkerque et tout sera rétabli comme avant les hostilités… On croit rêver ! Le maréchal, lui, cauchemarde !

Le déclin de la popularité de Louis XV commence avec ce traité. Tant de gloires acquises, tant de sang versé, et tout cela pour rien d’autre que les drapeaux pendus aux voûtes de Notre-Dame ! Le peuple, d’abord soulagé de voir finir la guerre, ne s’y trompe pas et fabrique le « Conte des Quatre Chats » : le roi a vu en rêve quatre chats se battre : un maigre, un gras, un troisième borgne et le quatrième aveugle. Quand le roi en demande l’explication, on lui explique : « Le chat maigre est votre peuple, le gras le corps des financiers, le borgne votre Conseil et l’aveugle Votre Majesté ! »

Maurice de Saxe en pense à peu près autant :

« La France en rendant ses conquêtes s’est fait la guerre à elle-même… » Puis il ajoute, amer : « Allons ! Il faut nous résigner à l’oubli ! Nous ressemblons aux vieux manteaux, nous autres : on ne songe à nous que les jours de pluie… »

Pourtant le roi l’a récompensé une fois encore : il a désormais rang de prince souverain avec l’autorisation d’avoir sur ses terres son propre régiment ! Le Saxe-Volontaires, cantonné à Saint-Denis, va prendre le chemin de Chambord où d’ailleurs on prépare pour lui des casernes modèles. Mais, avant de l’emmener, le maréchal entend le présenter au roi au cours d’une grande revue dans la plaine des Sablons.

Le 29 novembre 1748, devant le roi, la reine, Mme de Pompadour, la Cour et une énorme foule de ces Parisiens dont il est le héros préféré, il monte à cheval en uniforme de colonel des uhlans et prend la tête du défilé. Le temps un peu gris, un peu brumeux, va créer à ces soldats exceptionnels une espèce d’auréole de légende car ils ont l’air de sortir d’un léger nuage. Et ils sont impressionnants.

D’abord la brigade colonelle que commande Babasch, un géant turc. Elle est composée uniquement de Noirs montés sur des chevaux blancs. Tous ont le casque doré à crinière blanche, la veste festonnée de rouge à manches ouvertes à la saignée. La culotte tartare d’un vert sombre fait ressortir les autres couleurs. Vêtues de la même façon, d’autres brigades composées de Tartares, de Valaques, de Polonais et d’Allemands. Viennent ensuite les dragons, en rouge, le casque à l’antique ceinturé d’un turban en peau de panthère. Tous brandissent de longues lances ornées d’un fanion blanc. Ils sont étranges, surprenants, magnifiques, et la foule qui les regarde passer suivis du tonnerre de leur artillerie les acclame follement… mais ne les reverra plus. Cependant ils resteront dans les mémoires, image fugitive mais fulgurante de peuples inconnus, de terres lointaines balayées par le vent des steppes ou celui des savanes… Et ils sont invaincus !

Quelques jours plus tard, c’était au tour des paysans et des forestiers de Chambord de les découvrir avec un rien de stupeur émerveillée. Le fabuleux château recevait un maître à sa mesure car si le bon Stanislas, père de la reine, y avait vécu petitement, ce n’était certes pas le cas de ce soldat hors normes, déjà légendaire, qui allait renouveler les fastes du bâtisseur et éblouir tout le pays. Et contribua à son repeuplement, les filles de Chambord n'étant pas indifférentes au charme de certains de ses hommes…

D’énormes travaux avaient été entrepris pour rendre habitable ce décor de pierre pour féerie. Les appartements étaient aménagés avec faste et aussi les casernes où logèrent les escadrons que chaque matin le maréchal faisait manœuvrer sur l’immense esplanade… Un nombreux personnel assurait le service d’environ cent cinquante personnes, invités de passage ou amis venus séjourner, à qui l’on offrait la cuisine sublime du chef Rôtisset, auteur de la célèbre recette de la « carpe à la Chambord », mais le plus impressionnant était peut-être les écuries renfermant vingt-quatre étalons, cent quatre-vingt-douze poulinières, cent dix-huit poulains, sans compter les quatre cents chevaux d’attelage. Rythmée par les trompes de chasse, les sonneries militaires et les violons des bals, la vie de Maurice de Saxe à Chambord allait être plus royale que seigneuriale.