De partout on viendrait jouir, un moment, quelques heures ou quelques jours, d’une fastueuse hospitalité, bien dans la note du défunt Auguste II. Des femmes, bien entendu - et beaucoup ! Parfois venues de loin comme la comtesse Orzelska, une ravissante nièce - mais aussi des hommes de qualité tels Lowendal établi non loin de Chambord, au château de La Ferté Saint-Aubin, le maréchal-duc de Richelieu, ou plus récents mais fidèlement attachés à l'exemple du baron de Grimm, un lettré allemand ouvert aux idées nouvelles arrivé avec Henri de Friesen dont il était le mentor et fort introduit depuis dans les salons. Tout ce monde faisait de la demeure du maréchal un centre attractif pour la région sans doute mais aussi pour la Ville, la Cour et même un peu de l’Europe. Enfin des comédiens, des actrices, des musiciens, des chanteurs, des danseuses… Le maréchal n’avait-il pas fait construire dans l'une des énormes tours un théâtre pour un millier de spectateurs ?

Un théâtre ! En souvenir de la sublime Adrienne jamais oubliée ou dans l’espoir d’y attirer un jour une « jeune sorcière » dont l’image hantait les nuits du maître ?

Le règne de Marie Rinteau était déjà fini. Pendant un rapide voyage que le maréchal avait fait en Saxe et à Berlin où Frédéric le Grand l’avait reçu pour lui exprimer son admiration, la jeune femme, pour faire meilleure figure au théâtre, avait souhaité prendre des leçons de chant. Maurice lui avait amené le jeune et aimable Marmontel. Lui et Marie s’étant avisés d’un moyen plus agréable de charmer les longueurs de l’absence, l’amant en titre avait à son retour piqué une furieuse colère et rayé de sa vie la mère, l’enfant et surtout l’imprudent Marmontel qui, entre parenthèses, s’était déjà chargé, naguère, de consoler Mlle Navarre !

Au fond Marie n’avait été qu’un joli intermède, un écran de fumée parfumée qui avait rendu moins cuisant l’affront infligé par la fuite de Mme Favart… En réalité Justine ne lui était jamais sortie de l’esprit. En outre, il ne pouvait supporter une défaite. Aussi, l’esprit libre à présent, se jura-t-il de l’amener à composition et, dans ce but, bâtit un raisonnement simple sinon noble : puisqu’elle aimait tant son Favart, c’était à lui qu’il fallait s’en prendre pour la faire sortir du trou où elle se cachait depuis plus d’un an.

Le mari, lui, était resté à Bruxelles où, à défaut des armées reparties, il s’était refait un public des plus satisfaisants. Il y avait loué une salle, propriété de deux demoiselles, et bien entendu en avait payé le prix grâce aux libéralités du maréchal. Puis ne s’était plus préoccupé de la question financière. Son bail était dépassé qu’il continuait à jouer. On lui en réclama le prix. Il en paya une partie mais s’entendit bientôt réclamer la totalité sans tenir compte de la somme déjà versée. Il cria au voleur… et se retrouva devant un tribunal qui le condamna à verser tout dans un délai plutôt court.

Toujours naïf et ignorant d’où venait le coup, il appela Maurice de Saxe à son secours. En réponse, celui-ci lui adressa une bien étrange lettre dans laquelle il lui proposait un emploi en Pologne tout en l’assurant que son épouse ne manquerait de rien, dès que l’on saurait où elle était, et qu’une confortable pension lui serait versée. Cette fois, Favart comprit. Et surtout que s'il voulait échapper à la prison il ne lui restait qu’une solution : la fuite. Et il s’éclipsa ainsi jusqu’à Strasbourg où il se mit à peindre des éventails pour gagner sa vie… Là au moins il était hors d’atteinte.

A Paris - dont elle n’avait jamais bougé - Justine, persuadée par l’affaire Rinteau d’être enfin tranquille, venait de signer avec les Italiens3 où elle rencontrait un vif succès, et s'aperçut avec fureur qu’on ne l'avait pas oubliée. Si tout Paris se presse pour l'applaudir, elle découvre vite, au premier rang, le maréchal de Saxe pour les chevaux duquel quarante lieues ne sont pas un handicap… Malheureusement il ne se contente pas d’applaudir. Il hante la loge de la chanteuse.

Maniant à nouveau les fleurets mouchetés de naguère, Justine lui tient tête : elle affronte le fauve en s’efforçant de cacher l’inquiétude qui la gagne, sachant que s’avouer terrifiée, c’est s’avouer vaincue. Et elle écrit à Charles :

« On me menace de me faire beaucoup de mal mais je m’en moque. J’irai de grand cœur demander l’aumône avec toi. Je suis pour toujours ta femme et ton amie… »

Néanmoins sa peur s’accentue quand, dans les premiers jours d’octobre, la Comédie-Italienne reçoit une invitation à se produire devant le roi et la Cour au château de Fontainebleau. A Paris où elle ne vit pas isolée et où un enlèvement ferait trop de bruit, elle sait n’avoir rien à craindre, mais là-bas où les comédiens font plus ou moins du campement, où la forêt est omniprésente, elle redoute qu’il se passe quelque chose, sans d’ailleurs pouvoir préciser ce que c’est.

Une fois sur place et alors que les répétitions vont leur train, elle apprend l’arrivée du maréchal avec une escorte de uhlans noirs qui impressionne les gens du coin. Et cette fois Justine va céder à la panique. Persuadée que sa vertu ne sortira pas intacte de l’aventure, elle reprend le scénario de Tongres, se déclare malade mais se garde bien de rester au lit. Emballée dans une infinité de coiffes et de couvertures, elle prend une voiture de louage et rentre à Paris sans perdre une seconde.

Mais elle ne s’en tient pas là. La distance n’est pas suffisante pour le centaure affamé qu’elle sent sur ses talons. Sans prendre le temps de se reposer, elle griffonne fiévreusement quelques lignes à l’intention de Charles en le suppliant d’abandonner ses éventails et de venir la rejoindre à Lunéville, auberge du Château, où elle a l’intention d’arriver sous peu. Cela fait elle envoie sa femme de chambre à la Poste aux lettres, rue du Coq-Héron, puis se consacre à ses bagages. Et le lendemain qui est par chance un jeudi, jour de départ de la diligence pour l’Est, elle prend place à midi dans le lourd véhicule, suffisamment voilée pour n’être pas reconnue.

Le voyage long et fatigant se passe sans encombres et à l’arrivée Justine a enfin le bonheur de tomber dans les bras d’un époux qu’elle n’a pas vu depuis des mois… L’auberge du Château va abriter le couple le plus heureux de la terre :

- Le maréchal sera bien malin s’il parvient à nous retrouver ici, exulte Justine. Nous ne sommes plus en France mais en Lorraine !

C’est compter sans les talents de chasseur du maître de Chambord et cette seconde lune de miel que les époux entament ne durera que… vingt-quatre heures au bout desquelles le poing solide d’une paire de policiers vient sonner le glas de leurs espérances sur la porte de leur chambre. Les intrus portent un ordre royal et sont chargés de ramener Mme Favart à Fontainebleau pour tenir son rôle au milieu de ses camarades. On ne fausse pas compagnie au roi de cette façon et Justine a beau rappeler quelle est partie pour cause de maladie, on lui fait remarquer que pour une malade elle a fait bien du chemin et que, si elle n’obtempère pas, on est autorisé à employer la force. Il faut donc se séparer.

Pour ranimer le courage de sa femme, Charles émet l’opinion que le roi n’est certainement pour rien dans leur malheur et qu’au fond la solution serait peut-être, dès l’arrivée à Fontainebleau, d’en appeler à lui en expliquant toute l’histoire.

L’idée n’est pas mauvaise. Louis XV - et Mme de Pompadour ! - aime les artistes et leur montre beaucoup d’indulgence. Partagée entre la crainte et l’espoir, Justine suit ses gardiens en préparant dans sa tête la défense qu’elle va prononcer devant le souverain.

Malheureusement elle est le jouet d’une vilaine manœuvre et s’en aperçoit quand, au lieu de la conduire à Fontainebleau, son escorte l’emmène à l’ouest de Paris, au Grand-Andely, et la dépose au couvent des Ursulines. Elle y apprend qu’elle a été arrêtée sur lettre de cachet obtenue… par son père ! Le noble M. Cabaret, dit Duronceray, arguant que le mariage avec Favart n’a pas reçu son autorisation et qu’il doit être annulé.

Justine ne s’y trompe guère : le bonhomme s’est laissé acheter par le maréchal. Assez cher sans doute quand on le connaît !

Outrée mais décidée à se conduire en Romaine de la grande époque, elle trouve le moyen de faire parvenir à son mari un court billet qui s’achève par : « Les plus grands supplices ne me feront jamais manquer à ma vertu ! » C’est bel élan du cœur mais c’est compter sans le vieux proverbe : « Il ne faut jamais dire fontaine je ne boirai pas de ton eau ! » S'il est toujours acharné à poursuivre sa sorcière, Saxe n'a aucune intention de la livrer à des sévices quelconques. Ainsi qu’il le lui écrit. Justine pense alors l’attendrir en lui envoyant une lettre le suppliant de prendre en pitié un époux bien innocent dans les méandres de cet étrange débat. En retour elle reçoit l’épître suivante :

« Je n’ai point entendu parler de Favart. Il doit être bien flatté de voir que vous lui sacrifiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce qui eût fait le bonheur de votre existence, pour le suivre dans le genre de vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en dédommage et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui faites. Vous n’avez point voulu faire mon bonheur, peut-être ferez-vous votre malheur et celui de Favart. Je ne le souhaite pas mais je le crains. »

Exaspérée, Justine répond que rien ne la fera changer d’avis et que son tourmenteur perd son temps. Ce qui est à la fois héroïque et maladroit. Non seulement celui-ci n’aime pas qu’on lui résiste mais il a horreur qu’on lui fasse sentir qu’il a tort. Du coup, la rebelle se voit transférer du Grand-Andely à Angers dans un couvent dont la règle est plus sévère que celle du précédent. Quant à Favart, poursuivi par la police, il a trouvé refuge dans la cave d'un curé de campagne d’où - ô merveille car on se demande comment il a fait - il réussit à écrire à sa femme :

« La plupart de mes amis m’ont abandonné. Il n’y a que l’infamie qui puisse me tirer du précipice où je gis mais j’y resterai. Nos malheurs me sont chers ! » Encore plus romain que Justine !

Celle-ci est trop fine cependant pour ne pas deviner ce qu'il y a entre les lignes. Charles aime-t-il autant son précipice qu'il veut bien l'écrire et n'en viendrait-il pas à souhaiter tout doucement une capitulation qui mettrait fin à leurs tribulations, lui permettant de revenir à son métier de directeur de théâtre et à la lumière du jour ? Si brave que soit le bon curé, sa cave ne doit pas être très confortable… Et puis, en vérité, Justine elle-même commence à être fatiguée de la vie insensée qu’elle mène sans en tirer d’ailleurs le moindre profit moral, la vie des comédiennes étant réputée sujette à caution… Cela fait trop longtemps que cela dure !

Une dernière fois, elle écrit à son bourreau une lettre sans doute bien lasse et bien découragée car il lui répond :

« Vous me dites que vous souffrez et je le crois. Vous dites que j’ai des griffes et qu’il n’est pas facile de s’en tirer, je le crois encore, mais je ne vous ai jamais fait que patte de velours et ces griffes ne vous feront jamais de mal si vous ne vous en faites pas vous-même… »

Y eut-il une suite à cette correspondance ? C’est possible et même probable. Toujours est-il qu’en février 1750, après trois ans de valeureux combats, Justine se rendit à l’ennemi et fit son entrée à Chambord. Avec les honneurs de la guerre !

Non seulement Maurice ne la jeta pas dans son lit mais il la reçut en reine, lui fit donner un bel appartement proche du théâtre sur lequel elle devait régner. Surtout il la laissa libre de rester ou de partir et c’est volontairement que Justine resta, surprise de découvrir que le fauve dont elle avait si peur n’était au fond qu’un homme cherchant désespérément, après tant d’années, à retrouver le bel amour d’Adrienne Lecouvreur, celui peut-être aussi de la princesse de Conti dont le portrait avait disparu quand il s’était installé à Chambord. Un homme couvert de gloire mais secrètement blessé. Et ce fut d’elle-même qu’un soir sa sorcière vint le rejoindre…

CHAPITRE XIII

À L’AUBE D’UN JOUR D'AUTOMNE…

Comme s'il ne parvenait pas à y croire, le roi lut le message pour la troisième fois, puis le laissa retomber sur son bureau tandis qu’il relevait les yeux sur son ministre, le comte d’Argenson :

- Qu’est-ce là ? On me dit que le maréchal de Saxe est mort hier à Chambord. Quoi ? Comme cela ? Tout de go ?

- Sire, il était fort malade depuis quelques jours. Une fluxion de poitrine. Le 26 novembre il s’est mis au lit et ne s'en est pas relevé. Voilà tout !