- Ramenez-moi ! Je ne me sens pas bien…
Soutenu d’un côté par Mouret et de l’autre par Taffat, on revint vers le château. La blessure ne saignait presque pas. En chemin, on rencontra Henri de Friesen qui arrivait affolé :
- Mon oncle !… Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Chut ! Absolument rien !… De toute façon tu n’as rien vu…
Quelques minutes plus tard il était recouché. Senac, appelé en hâte, put constater que la blessure n’était pas grave, la lame ayant glissé sur une côte, mais que le refroidissement, lui, l’était devenu singulièrement.
- Quelle folie !… Sortir par ce temps ! Et pour aller vous battre comme un gamin !
La main du maréchal se leva et se posa sur le bras du médecin :
- Non, Senac ! J’avais trop chaud et j’ai seulement voulu respirer un peu d’air frais. Il n’y a pas eu de duel et je ne suis pas blessé ! Personne ici n’a rien vu, rien entendu ! J’exige, vous entendez… J’exige votre parole à tous que le secret soit gardé ! Il n’appartient qu’à moi !
Tous jurèrent…
- La suite, le roi la connaît, reprit Grimm avec une profonde tristesse. Le 30 novembre au matin, le maréchal de Saxe s’est éteint sans souffrance apparente et même avec une certaine sérénité. Avant de mourir il a dit : « La vie n’est qu’un rêve. Le mien a été beau mais il est court… »
La voix du baron se tut, laissant place à un silence. Louis XV songeait, le menton dans la main. Avec stupeur Grimm crut voir une larme chassée d’un geste rapide et détourna les yeux, s’attendant à un commentaire. Il entendit :
- Dites-moi encore, baron ! Comment était Chambord de son vivant ?
- Magnifique, sire ! Aussi beau je pense qu’au temps du roi François Ier. Les pièces sont meublées et décorées avec un luxe extrême… Aux murs des tapisseries des Gobelins ou des Flandres, des tableaux, beaucoup de glaces de Venise et des tentures de velours ou de brocart sur les boiseries blanc et or. Des plafonds pendent des lustres à cristaux ou en cuivre et il y a des candélabres partout. Il adorait la lumière. Cependant, lorsque l’on arrivait on avait l’impression d’aborder une place forte. Au faîte de la lanterne centrale flottait le fanion du maréchal et sur la terrasse qui borde la rivière s’alignaient les six canons que Votre Majesté lui avait offerts après Raucoux. A la porte Royale, cinquante uhlans armés de piques montaient la garde de jour comme de nuit. Il l’avait d'ailleurs exigé. Beaucoup de fusils et de baïonnettes dans ses salles d’armes et pas de chambellans dans ses antichambres. Lorsqu’il paraissait les tambours battaient aux champs…
- Comme pour un souverain ! Je sais que son rêve était de devenir roi quelque part dans le monde. Peut-être parce qu’il ne parvenait pas à oublier la Courlande, il avait pensé un moment se faire un trône à Madagascar puis dans l’île de Tobago ! Au bout de la terre ! Loin derrière l’horizon… Un rêve d’enfant ?
- Sans aucun doute ! Dans le charmant théâtre que lui avait aménagé Servandoni, sa place est marquée par un haut fauteuil sous un dais en drap d’or…
- Je vois ! Et… à propos de théâtre, qu’en est-il de Mme Favart ? Y est-elle restée ?
- Non, sire ! Le maréchal l’a rendue à son public, à Paris, à son époux enfin qui a pu sortir de la cave de son curé. Ensemble ils connaissent un succès toujours grandissant… mais l’aimable Justine est, à plusieurs reprises, revenue à Chambord sans qu’on l’y demande…
- Aurait-elle fini par l’aimer ?
- En vérité, j’en ai l’impression ! Il possédait ce rien indéfinissable, plus puissant que tout que l’on nomme le charme. Cela ressemble, je pense, à une mystérieuse lumière intérieure capable de vaincre les plus denses obscurités. Il devait le tenir de sa mère…
- Un fils de l’Aurore ! J’aime cette idée, baron. La trace qu’il laissera dans l’Histoire sera éclatante. J’y veillerai !
- Le roi m'autorise-t-il à demander ce qu’il va faire ?
Louis XV se leva et vint près de son visiteur qu’il regarda au fond des yeux :
- A Fontenoy, baron de Grimm, je lui ai obéi… Aujourd'hui je vais lui obéir encore. On ne saura rien de ce qui s'est passé dans le parc de Chambord. On ne saura même pas que je me suis entretenu avec vous, ce qui vous évitera l’assaut des curieux. Pour tous, le maréchal de Saxe est mort d’une fluxion de poitrine. Ne fût-ce que pour la princesse de Conti. Elle est, j’en suis persuadé, de celles qui vont pleurer. Je n’ajouterai pas à ce chagrin la certitude que leur amour a fini par le tuer sous l’épée de son fils. Quant à celui-ci, je ne lui ferai pas sentir ma colère. Quelque envie que j’en aie. D’abord parce que je viens de vous le promettre, ensuite parce qu’il brigue le trône de Pologne. Donc je ne peux et ne dois rien faire… Mais… je vous remercie, baron de Grimm ! conclut le roi en tendant une main sur laquelle Grimm s'inclina.
Le lendemain, Louis XV écrivait à Auguste III :
« La perte que je viens de faire du maréchal de Saxe me pénètre de la plus vive douleur. Son attachement pour ma personne me la fait sentir encore plus vivement. Ses qualités supérieures le rendaient bien digne du sang dont il sortait. Je partage bien sincèrement avec Votre Majesté les regrets qu’un si triste événement à tous égards lui causera en l’assurant de toute l’amitié avec laquelle je suis, Monsieur mon frère, de Votre Majesté le bon frère… »
La tristesse visible du roi, la peine de la Dauphine imposèrent à la Cour un deuil d’une semaine. La reine, qui avait fini par s’attacher à cet homme étonnant, s’écria :
- Quel chagrin de ne pouvoir dire un De Profundis pour un homme qui nous a fait chanter tant de Te Deum!
Seule Mme de Pompadour, qui se disait pourtant son amie, eut ce mot peu élégant :
- Ce pauvre Saxe est mort dans son lit comme une vieille femme. Ne croyant rien, n’espérant rien…
Le roi qui avait entendu riposta sèchement :
- Le destin n’accorde pas toujours à un héros la mort qu’il mérite, Madame. Mais le maréchal de Saxe était assez grand pour ennoblir n’importe quelle mort !
Cependant se posait le problème des obsèques voulues grandioses par Louis XV. En effet, même s’il avait accepté de « se faire instruire », Maurice de Saxe n’avait jamais abdiqué publiquement la religion réformée. En ce cas, où enterrer, en France et en terre chrétienne, ce mort hors du commun ? On s’arrêta finalement à l’Alsace qui bénéficiait d’un statut particulier puisque, en raison de sa proximité avec l’Allemagne, le culte protestant y était toléré.
Pendant ce temps, à Chambord, les soldats montaient une garde d’honneur dans les appartements comme si le maréchal vivait encore. Les officiers avaient pris le deuil et, de demi-heure en demi-heure, un canon tirait une salve. Cela allait durer cinq semaines. Au château comme sur tout le domaine et même alentour la peine était unanime…
Dans ses dernières volontés, Maurice avait exprimé le désir que son corps soit enterré dans la chaux vive « afin qu’il n’en reste nulle trace sur la terre ». Poignante pensée destinée à le rapprocher de son plus grand amour, Adrienne Lecouvreur, ensevelie ainsi comme une pestiférée. Et comme l’avait été, cinquante-six ans plus tôt, son oncle, le comte Philippe de Koenigsmark…
Néanmoins il ne fut pas obéi. Louis XV ne l’entendait pas ainsi. Le corps embaumé sur une table à gibier1 fut placé dans un triple cercueil - de bois, de plomb et de cuivre -, exposé sur un catafalque placé dans la salle d’honneur et gardé militairement. On avait prélevé le cœur, déposé dans une urne en vermeil. Ensuite on l’exposa à la vue de tous ceux qui, en dépit d’un froid glacial, cheminaient vers le château en files interminables, endeuillées, désireuses d’offrir un ultime hommage, un dernier salut…
Au matin du 8 janvier le maréchal quittait son château de Chambord sur la lanterne duquel son fanion était en berne. A travers la France enneigée, cent dragons de Saxe-Volontaires aux ordres du comte de Chollet, un crêpe à leurs casques et les armes retournées, vont l’escorter, et tel est son renom que, cette fois, c’est toute la France de l’Est qui va s’agenouiller devant lui au long des chemins.
Un mois. Le voyage va durer un mois. Le 7 février la flèche de la cathédrale de Strasbourg est en vue et c'est tambours battant, cloches carillonnant - celles des églises luthériennes -, canons tonnant que le héros fit son entrée dans la grande cité du Rhin en présence d'une foule immense qui défila devant le catafalque érigé devant l’hôtel du gouverneur. Après quoi on le porta dans une chapelle d’un temple neuf entièrement tendue de velours noir.
Pour un homme qui n’avait souhaité qu’un peu de chaux vive et la sympathie de quelques-uns, c’était raté. Maurice de Saxe, tout au long de sa vie, avait rêvé d’être roi sans y parvenir jamais. Louis XV lui en offrait les funérailles. Et, qui plus est, celles d’un souverain adoré de ses sujets. Les funérailles que lui-même n’aurait jamais.
Pourtant ce n’était pas encore assez…
Au sculpteur Pigalle, il commanda le plus beau tombeau de marbre qui se pût concevoir.
Mais l’histoire ne finit pas là…
VINGT-SEPT ANS PLUS TARD
Vingt-sept ans plus tard, le sculpteur vient d'achever son œuvre.
On est en août 1777. Louis XV est mort, le Dauphin est mort de la variole et aussi la douce Marie-Josèphe de Saxe, laissant cinq enfants. Depuis trois ans, le roi c’est Louis XVI. Il n'a pas connu ce grand-oncle devenu légendaire, disparu quatre ans avant sa naissance mais qu’aimait tant sa mère. Et c’est lui qui va parachever l’hommage rendu par son grand-père.
Le 17 le baron de Tricornot, lieutenant-colonel du régiment de Schomberg-Dragons cantonné à Sarrebourg et issu des dragons de Saxe-Volontaires, reçoit un ordre royal. Le choix de cet officier n’est pas indifférent : il est le neveu de ce Chollet qui commandait l’escorte de cent dragons partis de Chambord un matin d’hiver et c’est lui qui raconte :
« Le roi ayant ordonné que le corps du maréchal de Saxe soit transféré du temple neuf à celui de Saint-Thomas pour être déposé dans le superbe monument que Louis XV lui a fait construire, le régiment fut choisi comme ses enfants pour lui rendre ce dernier devoir, ayant été créé par lui… En conséquence, on forma un détachement des cent plus beaux hommes et des cent plus beaux chevaux tous habillés et équipés de neuf ; je pris le commandement de ce détachement et nous partîmes de Sarrebourg.
« Le 20, jour fixé pour la cérémonie, je demandai que le corps du maréchal enfermé dans trois cercueils fût pesé et le poids se trouva être de dix-sept cents livres. En conséquence je choisis les vingt-quatre dragons les plus robustes pour le porter, les douze premiers devant être relevés par les douze autres alternativement.
« A huit heures du matin, on sortit le corps du temple neuf et on l’exposa sous un portique construit à cet effet à une des portes et disposé en chambre ardente tendue de noir, décorée d'ornements funèbres, dans laquelle brûlaient une multitude de cierges. Une garde de douze dragons du détachement vint disposer le guidon aux pieds du corps ; quatre dragons y restèrent en sentinelle et deux vedettes1 furent posées en avant, le fusil haut placé sur la cuisse et la baïonnette au canon. A midi le corps des officiers se rendit à la parade.
« Un peu avant quatre heures la marche du convoi s'ouvrit par le régiment du Colonel-général-Cavalerie, celui de Jarnac-Dragons suivait à pied ; ensuite les régiments de Salis-Grisons, Royal-Suède, Beauce, le régiment d’artillerie de Grenoble, enfin ceux d’Alsace et Lyonnais. Toutes ces troupes défilèrent devant le corps par pelotons, le fusil sous le bras gauche. Les officiers supérieurs et les drapeaux saluèrent.
« Après la garnison marchait l’université luthérienne et son clergé chantant des cantiques accompagnés d’une musique lugubre et nombreuse ; ensuite venait le deuil en grands manteaux, les cheveux épars conduits par les deux MM. de Loewenhaupt, petits-neveux du maréchal ; M. le comte de Goré, gentilhomme de la princesse Christine de Saxe, portait son cœur ; puis les hérauts d’armes en grand deuil portaient la couronne ducale, le bâton de maréchal de France et l’épée. Suivait le corps porté sur un brancard par douze dragons ; ils étaient ainsi que les officiers du détachement en gants blancs avec des crêpes au bras gauche. Nos casques étaient enveloppés de grands crêpes flottant jusque sur nos épaules. Les quatre coins du poêle étaient portés par le prince Xavier de Saxe, neveu du maréchal, et par les comtes de Vaux, de Waldner et le baron de Wurmser, lieutenants-généraux. Autour du corps marchaient les officiers du régiment ; le détachement sur deux files, le fusil sous le bras gauche, formait escorte.
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