- Dans sa demeure du couvent, je sais, mais ailleurs c’est tout à fait normal. Et tu ne t’imagines pas que je vais aller coucher à l’auberge ? Allons, rassure-toi ! Je ne suis pas venue pour l’emmener mais seulement pour quelques jours de bonheur. J’en ai besoin, tu sais ? D’abord j’ai été la première surprise de me retrouver à Quedlinburg et ensuite on ne peut pas dire que ces dames aient tué le veau gras en mon honneur ! Seule l’abbesse s’est efforcée à la courtoisie mais il y en a au moins deux pour qui je suis aussi fréquentable qu’une pestiférée. C’est bon, vois-tu, de retrouver l’air libre !
Pour unique réponse Amélie étreignit sa sœur :
- Pardonne-moi ! Cela tient à ce que je suis toujours inquiète pour Maurice. J’ai craint…
- Que mon arrivée ne révèle sa cachette et n’amène ceux qui lui veulent du mal ? Je me suis arrêtée à Celle où j’ai laissé ma voiture et j’ai emprunté la sienne à Charlotte Berckhoff. Mais…
Aurore se figea : elle venait de remarquer que sa sœur était nettement plus volumineuse qu’à leur dernier revoir :
- Tu as grossi… ou bien tu es…
- Enceinte, oui ! Et j’espère que cette fois ce sera une fille !
Aurore retint une exclamation de contrariété. Les dernières couches de sa sœur, déjà pourvue de plusieurs fils, s’étaient mal passées. Au point que le médecin n’avait pas caché qu’une nouvelle grossesse pourrait être hasardeuse et qu’il serait préférable de l’éviter, mais allez donc faire entendre raison à un homme pour qui la guerre avait toujours été la grande affaire et qui considérait que c’était offenser Dieu que prendre, dans l’amour, certaines précautions. Malheureusement le mal était fait et faire connaître à Amélie le fond de sa pensée ne servirait qu’à l’alarmer inutilement.
- C’est pour quand ? se contenta-t-elle de demander.
- Dans cinq mois je pense. Encore trois ou quatre semaines et je rentrerai à Dresde. Frédéric ne veut pas que je retourne à Agathenburg où selon lui je serais trop seule !
- Et moi ! protesta sa sœur. J’existe, il me semble ? Je peux y aller avec toi…
- Evidemment… mais il préfère que je revienne auprès de lui…
« Il préfère surtout, pensa Aurore, s’éviter les sévères remontrances du Dr Cornelius qui ne lui mâcherait pas sa façon de penser, à cet égoïste ! » et tout haut elle émit :
- Pourquoi ne pas faire la route ensemble dans ce cas ? Plus tu attendras et plus elle sera pénible. En outre, la voiture qui m’attend à Celle est l’une de ces nouvelles « berlines » tellement plus confortables que nos carrosses !
Le visage de Mme de Loewenhaupt s’éclaira. La proposition la tentait :
- J’aimerais beaucoup mais… tu veux aller à Dresde ? Pour quoi faire ?
- Un certain nombre d'affaires à régler ! Et puis, il est temps de songer à l’avenir de mon fils ! Il n’est pas question de le cacher pendant des années. Il est né d’un grand prince et celui-ci doit lui assurer un sort conforme à sa naissance ! Ce sera désormais le but de mon existence.
- Je ne peux pas te donner tort : les situations les plus claires sont toujours les meilleures mais, je t’en conjure, ne te laisse pas emporter par tes impulsions ! Il se peut que tu trouves plus de changements que tu ne crois…
- Je m’y attends mais j’ai besoin de savoir sur quoi… ou sur qui je puis encore compter, ainsi que l’étendue actuelle du pouvoir de Flemming…
- Là je peux te répondre : il est chancelier et, si Frédéric-Auguste devient roi de Pologne, il sera Premier ministre. Autant dire vice-roi de Dresde tandis que son maître régnera à Varsovie !
- Cela ne me fait pas peur, affirma Aurore avec un sourire. Le jeu pourrait même être amusant lorsque je saurai ce qui reste de mon pouvoir sur un homme qui ne m’a pas vue depuis toute une année ! Va-t-il me trouver laide ?
La question s’adressait moins à Amélie qu’au miroir placé au-dessus d’une console et qui reflétait la lumière de deux chandeliers à neuf branches d'argent mais ce fut Mme de Loewenhaupt qui traduisit la réponse :
- Rassure-toi ! Tu es toujours aussi belle et il ne subsiste aucune trace visible de ce que tu as souffert à Goslar. Ton prince te retrouvera telle qu’il t’a quittée. Ton teint, tes cheveux, tes yeux, tout est parfait…
- Mais pas mon corps, murmura la jeune femme en se détournant pour s’adosser à la console. Il n’est plus hélas qu’une apparence !
- Tu continues à souffrir de ta blessure ?
- Moins, j’en conviens, mais elle reste présente et je redoute l’acte d’amour plus encore que je ne le désire ! Tu ne sais pas l’ardeur de ses assauts… Tu vois, ajouta-t-elle en prenant, sur une table, une délicate porcelaine chinoise, je suis comme ce vase où l’on ne met jamais d’eau. Sa forme garde sa pureté, ses couleurs leur éclat, mais la fêlure quasi invisible qu’il porte n’en existe pas moins !…
La lendemain, Aurore repartait après avoir longuement serré son enfant dans ses bras sans pouvoir retenir ses larmes. Dieu seul savait quand elle le reverrait ! Mais elle repartait seule, Amélie ayant jugé plus prudent de rentrer en Saxe par ses propres moyens. On se retrouverait à Dresde dans deux ou trois semaines…
Quinze jours plus tard, Aurore était de retour dans sa chère capitale de la Saxe mais choisit sagement de descendre chez les Loewenhaupt plutôt que dans la belle demeure qu’elle devait à la générosité de son amant princier et qui d’ailleurs, selon Amélie, n’était guère prête à la recevoir, la plupart des domestiques en ayant été enlevés. Elle voulait d’abord se montrer à la Cour afin de voir comment elle serait reçue. Et, son beau-frère s’étant rendu aux environs de Leipzig où il avait des terres, elle se trouva maîtresse de maison.
Après s’être donné quarante-huit heures pour se remettre des fatigues de la route, elle choisit intentionnellement la robe qu’elle avait portée lors de sa première visite à la Cour - satin blanc, velours noir avec des agrafes de rubis et de perles accompagnés de mignons souliers de satin rouge. Ce qui lui permit de constater qu'elle était aussi mince qu’avant sa maternité et que cette toilette lui allait toujours à la perfection. Puis elle commanda ses chevaux et se fit conduire au Residenzschloss à l'heure où la princesse douairière Anna-Sophia de Danemark, dont elle avait été fille d’honneur, tenait sa cour.
Il y avait affluence dans le salon d’apparat où la mère de Frédéric-Auguste avait coutume de recevoir en compagnie, la plupart du temps, de sa belle-fille Christine-Eberhardine de Brandebourg qu’une incurable timidité rendait incapable d’assumer ce genre de réunion.
Quand, porté par la voix puissante du chambellan, le nom de la comtesse Aurore de Koenigsmark retentit à l’entrée des appartements, il se fit un silence total tandis que l’assemblée s’écartait pour dégager le passage vers les fauteuils à haut dossier où siégeaient les princesses. Le sourire aux lèvres, un éventail à la main, Aurore s’avança entre les deux groupes vite animés de chuchotements dont l’arrivante n’avait aucune peine à démêler le sens : la favorite que l’on avait crue écartée revenait, plus belle peut-être que par le passé parce que parée d’une beauté adoucie et donc moins provocante. En outre, il y avait ce ruban d'azur qui exigeait le respect…
Parvenue à trois pas des princesses, Aurore laissa retomber l’éventail au bout de sa bélière et plongea dans une profonde révérence où elle s'efforça d’exprimer la déférence et l’affection que lui inspirait la vieille dame à cheveux blancs qui la regardait venir un sourire au fond de ses yeux bleus :
- Quelle joie de vous revoir ici, Madame la chanoinesse de Koenigsmark ! s’écria-t-elle en lui tendant une main qu’elle baisa. Une joie dont la Princesse Electorale et nous-même souhaitons savourer les premiers instants en privé, ajouta-t-elle en élevant la voix d’un ton.
En même temps elle se levait pour gagner un salon plus intime où sa belle-fille et Aurore la suivirent… A peine les portes se furent-elles refermées que la Princesse Electorale, Christine-Eberhardine, lui tombait dans les bras en pleurant :
- Que je suis aise de votre retour, ma chère ! hoqueta-t-elle à travers ses larmes. Grâce à Dieu vous êtes toujours aussi belle et vous me rendez l’espoir !
- Votre Altesse me touche profondément, émit la jeune femme à cent lieues de s’attendre à un tel accueil. Je ne pensais pas qu’elle eût pour moi tant d’amitié ?
- Oh si j’en ai ! fit l’épouse de Frédéric-Auguste après un reniflement tragique. Vous ne pouvez vous en rendre compte mais je n’ai cessé de vous regretter. De votre temps j’étais tellement plus heureuse !
- De mon temps ?…
Les mots avaient sonné désagréablement à l’oreille d’Aurore mais déjà Anna-Sophia faisait asseoir la désolée et lui mettait dans les mains un mouchoir où elle enfouit son joli visage douloureux :
- Allons, ma chère fille, calmez-vous ! Il ne sert à rien de vous tourmenter de la sorte. Cette femme passera comme…
Elle s'interrompit avec un coup d’œil à la visiteuse en lui désignant un siège mais celle-ci avait compris qu’elle avait failli dire « comme les autres ». Ce qui ne pouvait se traduire que d’une seule manière : Frédéric-Auguste avait une autre maîtresse !
Elle était trop intuitive pour ne pas l’avoir deviné plus ou moins à travers les étranges décisions qu’il avait prises pour elle et dont la plus significative était son entrée chez les hautaines dames de Quedlinburg. Cependant, elle ne prolongea pas davantage ses réflexions : après avoir fait appeler une dame d’honneur pour lui confier sa bru en proie à une nouvelle crise de larmes, Anna-Sophia revint s’asseoir près d’elle et prit sa main tandis que l’épouse bafouée quittait le salon :
- Parlez-moi du cher petit mystérieux, ma chère ! Vous n’imaginez pas à quel point il m’occupe !
- Cela tient en peu de mots, Madame : il est très beau, très fort, très joyeux… et très volontaire ! Je viens de le voir et ne l’ai quitté qu’avec des regrets d’autant plus vifs que je ne pourrai jamais le faire venir à Quedlinburg.
- Je ne vous demanderai pas où il est. Ces palais sont pleins de courants d’air et chacun aboutit inexorablement à une oreille plus ou moins bien intentionnée. J’espère seulement qu’il est en sûreté. Encore que le danger que nous redoutions toutes deux semble s’éloigner…
- Si Votre Altesse voulait m’expliquer ?
- Oh, c’est fort simple, son demi-frère, l’héritier du trône, est lui aussi plein de santé, au contraire de ce que nous avons craint d’une mère aussi larmoyante que ma pauvre bru. Et à supposer qu’elle ne lui donne pas de frères il devrait pouvoir succéder à mon fils sans difficultés ! Néanmoins je n’ai pas cessé de faire surveiller Flemming…
- Il doit tout de même avoir d’autres chats à fouetter ? Puis-je demander où en est l’affaire de la succession de Pologne ?
- En bonne voie, je crois ! Les premiers candidats comme le grand-duc de Bade se sont retirés faute de moyens pour acheter les voix des électeurs de la Diète polonaise2. Evidemment, il reste le plus dangereux : le roi de France, qui soutient la candidature de son neveu le prince de Conti, fort bien vu des Polonais depuis sa brillante conduite dans la guerre contre les Turcs. Mais mon fils est soutenu par la Russie et l'empereur d’Autriche. Les jours prochains vont certainement se révéler décisifs.
- L’avantage du prince de Conti est qu’il est catholique. Un roi de Pologne ne saurait être luthérien.
- Assurément. Mais que ne ferait-on pas pour une couronne ? marmotta la douairière.
- Et… Votre Altesse Royale approuve ?
- Quelle question ! Naturellement non ! s’indigna-t-elle en haussant les épaules. Et je redoute que les gens de Saxe ne se sentent lésés, repoussés au second plan… sans compter les haines qui peuvent en découler, mais Flemming balaye tout cela d’un revers de main : être roi, voilà ce qui compte !
- Pour une fois je ne lui donne pas tort ! L’important n’est-il pas de se sentir vraiment chrétien, que l’on prie Dieu en saxon ou en latin ? Et une couronne, c’est splendide ! Votre Altesse qui est fille de roi devrait le savoir mieux que moi…
La vieille dame se mit à rire :
- Quel langage pour une chanoinesse de notre Sainte Eglise ! Il est vrai que votre chapitre occupe un ancien couvent bénédictin ! Les miasmes doivent être encore sensibles…
- Cela vient sans doute de ce que nous gardons, dans la crypte de l’église, le tombeau de l’empereur Henri Ier dont on vénère le souvenir à Quedlinburg. Celui-ci aurait peut-être fait pendre Luther sur les remparts de Wittenberg !… Ne me tenez pas rigueur de ma franchise, Madame ! Je pense d’abord à la gloire du prince. C’est à elle que je veux travailler désormais parce que ce faisant je travaillerai à celle de mon fils.
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