Elle s’était un peu exaltée en parlant. Anna-Sophia leva délicatement un sourcil :

- Belles paroles ! apprécia-t-elle. Cela veut-il dire que vous ne l’aimez plus ?

Il y eut un silence durant lequel le regard de la douairière chercha celui, vite détourné, de la jeune femme :

- Répondez-moi, Aurore ! Vous ne l'aimez plus ?

- Si, hélas ! Pour ma punition je l’aime plus que jamais. Et il a fait de moi une chanoinesse ! ajouta-t-elle en réprimant un sanglot.

- Eussiez-vous préféré qu’il vous marie ?

- Non ! Jamais je n’aurais accepté ! Par grâce, Madame, apprenez-moi l’étendue du malheur que je devine sous des phrases inachevées, des paroles retenues : il en aime une autre ?

- Je ne sais pas s’il l’aime parce que je me demande depuis longtemps déjà si ce mot a pour lui une signification quelconque, mais si vous entendez par là qu’une autre a pris votre place, la réponse est oui !

Aurore reçut le coup sans broncher : elle le redoutait depuis son départ de Goslar :

- Merci, Madame. La vérité est préférable à l’illusion. Puis-je savoir qui elle est ?

- Votre contraire : une jolie poupée de dix-neuf ans, blonde, rose, dodue, des fossettes partout, des yeux bleus pleins d’innocence mais des lèvres pulpeuses qui plaident coupable. Il l’a rencontrée à Vienne et elle ressemble à l’une de leurs pâtisseries poudrées de sucre glace. Elle me fait penser toujours à une friandise et n'a guère plus de cervelle mais elle rit de tout, de tous et ne respecte rien. Surtout pas ma belle-fille qui l'exècre. Et c'est pourquoi Christine est si heureuse de votre retour ! Vous avez su être parfaite avec elle.

- Ai-je une chance ?

- En vérité, je n'en sais rien ! Vous êtes toujours aussi belle, ma chère.

Elle n'ajouta pas qu'il y manquait le rayonnement irrésistible de l'amour comblé mais cela Aurore en avait conscience. Afin de n'être pas importune elle demanda la permission de se retirer :

- J'espère que vous nous restez quelques temps ? s'enquit la princesse mère en lui tendant la main. Avez-vous rouvert votre maison ?

- Non. Je suis chez ma sœur qui va arriver ces jours-ci et je m'y trouve bien. Quant à la maison il y manque la majorité des serviteurs et il se peut que je la vende…

- N'était-ce pas un présent d'amour ?

- Si l'amour n'existe plus elle ne signifie plus rien… Oh, puis-je me permettre de demander à Votre Altesse Royale des nouvelles de Mme de Mencken ? Nous étions très proches et, depuis mon départ pour Goslar, je n'ai plus rien su d'elle… J'avoue en avoir ressenti de la peine.

Sous la dentelle noire couvrant à demi les cheveux blancs, attachée par deux étoiles en diamant, l'aimable visage se chargea de tristesse :

- Hélas, ma pauvre enfant, il me faut vous en faire davantage : Elisabeth n'est plus. Cet hiver, sa voiture a glissé sur une plaque de verglas et ricoché contre un rocher qui l'a envoyée dans l'Elbe. Elle était morte quand on l’en a sortie.

- Oh, mon Dieu !…

Aurore esquissa une révérence puis, joignant les mains devant son visage pour ne pas éclater en sanglots devant des gardes… et des courtisans agréablement surpris d’une telle issue, elle se précipita dans l’escalier, pressée de retrouver sa voiture, sa chambre afin d’y subir seule et dans le silence ce nouveau coup du sort, cette douleur inhérente à la perte d’une amie chère, Elisabeth si gaie, si pleine de vie ! Le témoin amusé mais aussi la conseillère judicieuse de ses folles amours ! Celle à qui l’on pouvait tout dire et qui comprenait tout ! Fallait-il que celle-là aussi lui soit enlevée ?…

Emportée par son chagrin, la jeune femme dévalait sans précautions les degrés de marbre. Ce qui devait arriver arriva : elle glissa, se fût peut-être blessée plus gravement si une poigne solide ne l’avait retenue :

- Tudieu, Madame, vous cherchez à vous tuer ?

Les larmes lui brouillaient les yeux mais elle sut immédiatement qui la maintenait : l’odeur familière, la voix profonde, la force des mains… Lui avait déjà identifié cette femme en larmes :

- Vous ?… Mais comment êtes-vous ici ?

La froideur vaguement mécontente de la question la rendit brutalement à elle-même. Elle se redressa, s’écarta et tira de sa manche pour s’en essuyer les yeux un petit mouchoir en dentelles qui n’essuyait rien du tout et que d’ailleurs il lui enleva pour lui donner le sien :

- Je n’ai jamais compris à quoi pouvaient bien servir ces petites choses ridicules ? A moins que ce ne soit pour les laisser tomber ou les jeter à la figure de quelqu’un…

Moqueur il lui barrait le passage et une bouffée de colère acheva de calmer Aurore :

- J’aimerais pouvoir saluer comme il convient Votre Altesse Electorale, dit-elle, mais révérence et marches d’escalier ne font pas bon ménage…

- Disons que je vous en tiens quitte ! Pourquoi ces larmes ?

- La princesse douairière vient de m’apprendre la disparition de ma plus chère amie…

- Mme de Mencken ? Comment ne l’avez-vous pas su ?

- Il eût fallu qu’un courant d’air me l’apprît. Là où j'étais on veillait soigneusement à ce que j’ignore tout du monde extérieur ! Et comme ce sont vos ordres, Monseigneur, qui me valaient ce traitement, c’est de l’hypocrisie… ou à tout le moins de l’audace que me le reprocher !

- Venez avec moi !

La saisissant par un bras il lui fit remonter les marches précédemment descendues et l’entraîna au pas de charge jusqu’à son cabinet de travail où il la déposa dans un fauteuil.

Furieuse d’un traitement aussi désinvolte, elle se désintéressa de lui pour s’occuper de sa cheville qui la faisait souffrir. Soulevant sa robe, elle ôta son soulier de satin rouge et massa sa cheville douloureuse qui d’ailleurs enflait, mais surtout elle se sentit humiliée par une situation d’un tel ridicule !

- On dirait que cela fait vraiment mal ?…

Frédéric-Auguste venait de s’agenouiller devant elle et enfermait le pied douloureux entre ses grandes mains qui soudain se firent très douces. Avec l'adresse née d’une habitude déjà longue il dénoua la jarretière et fit glisser le bas de soie afin de pouvoir masser la cheville froissée. Ce faisant il ne la regardait pas mais demanda :

- Pourquoi êtes-vous revenue ?

- Pour savoir quelle mouche vous a piqué de m'envoyer au chapitre de Quedlinburg. La vie monastique ne m’a jamais attirée et vous ne l’ignoriez pas. Alors pour quelle raison ?

- Dans le but de vous mettre hors d’atteinte parce que au-dessus des autres. Il me déplaisait de vous marier !

- Qui vous le demandait ? Certainement pas moi !

- Sans doute mais je l’ai redouté ! Les prétendants ne manquaient pas !… Dieu que votre peau est douce !…

Il changeait de ton et ses mains remontaient le long de la jambe vers le genou rond et peut-être plus loin… Le regard se faisait trouble. Aurore rabattit sa robe. Elle le connaissait trop ! Si elle laissait les choses aller, dans un instant il s’emparerait d’elle…

- Merci de vos soins, Monseigneur, mais je ne souffre que de ma cheville !

Il se releva vexé :

- Voilà bien des façons ! Je vous croyais toujours à moi.

- Dans ce cas il ne fallait pas me donner à Dieu ! lança-t-elle ravie au fond de constater qu’elle pouvait encore émouvoir son insatiable sensualité et ainsi conserver quelque pouvoir sur lui.

Même si elle en avait eu envie, céder eût été la dernière chose à faire. L’œil rancunier il la regardait remettre son bas, nouer le ruban au-dessus du genou…

- Dieu ne réclame que nos plus hautes pensées et nous sommes toujours liés l’un à l’autre. Ne fût-ce que par cet enfant que vous m’avez donné…

- Parlons-en, de cet enfant ! Vous vous en souciez comme d’une guigne ! Sans votre noble mère qui l’a sauvé des entreprises de votre chancelier, je porterais son deuil !

- Comment ?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous avez eu à vous plaindre… d’une quelconque tentative ?…

- Pourquoi croyez-vous que je cache celui que la princesse douairière appelle le « cher petit mystérieux » ?

- Vous le… cachez ? Racontez-moi !

Ce fut vite fait. Aurore avait à présent hâte de rentrer chez elle. Quand ce fut fini Frédéric-Auguste leva sur elle un regard plein de tristesse, comme elle ne lui en avait jamais vu.

- J’espère que vous n’avez pas cru que j’étais à l’origine d’une pensée aussi vile ?

- Vous combattiez les Turcs et je n’ai rien pensé de tel. D’autant moins que j’ai été prévenue par votre mère…

- Merci. Je ferai en sorte que cela ne se reproduise plus. Où est-il ?

Elle hésita à répondre. Voyant ses yeux faire le tour de la pièce avec une inquiétude qu'elle ne cherchait pas à cacher, il rugit :

- Aurore ! C’est mon fils ! Quiconque y toucherait aurait à m’en répondre sur sa tête !…

- Il est à Hambourg, dans notre demeure familiale.

- C’est trop loin de Dresde ! Je vais peut-être me rendre à Berlin négocier l’appui de Frédéric-Guillaume pour mon élection au trône de Pologne. Dans ce but je compte accéder à son souhait déjà ancien de récupérer Quedlinburg et surtout son abbaye qui faisaient partie de ses droits ancestraux…

- Vous voulez lui vendre Quedlinburg en échange de son aide ? Mais cela va faire une révolution là-bas…

- Eh bien, vous y serez pour faire passer la pilule. N’en êtes-vous pas prieure ?

- Je ne suis rien du tout sinon simple chanoinesse. La prieure doit être élue par le chapitre et je peux vous assurer que personne ne votera pour moi !

- Raison de plus pour que je me débarrasse de domaines importants sans doute mais où l’on tient ma volonté pour lettre morte ! Rentrez à Quedlinburg pour leur annoncer la nouvelle !

- Vous avez vraiment envie qu’elles m’arrachent les cheveux ?

- Elles s’en garderont bien parce que aussitôt après vous proposerez de vous rendre à Berlin afin de négocier pour moi l’aide de l’Electeur et ensuite que l’abbaye ne soit pas sécularisée. Ce qu’elles vont redouter par-dessus tout ! Naturellement vous réussirez et ce serait le diable si ensuite vous n’étiez pas nommée prieure !

- Vous croyez ? fit Aurore à qui cette combinaison semblait abracadabrante.

- J’en suis d’autant plus certain que je vais devoir me convertir au catholicisme : elles finiront par être ravies de ne plus appartenir à un hérétique, fût-il roi de Pologne ! Quand vous serez à Berlin faites venir votre fils et attendez l’élection. Vous me l’amènerez lors des fêtes du couronnement.

- Vous parlez comme si vous étiez sûr d’être élu. On chuchote pourtant que le prince de Conti a de plus grandes chances parce qu’il a combattu contre les Turcs, lui aussi… et que Louis XIV est beaucoup plus riche que vous. En outre les Polonais adorent la France.

- Ils m’adoreront moi ! Et d’autant plus lorsqu’ils sauront que j’aurai quelques milliers d’hommes à la frontière…

Il n’y avait rien à répondre à cela. Un peu désorientée tout de même, Aurore se donnait le temps de la réflexion.

- C’est un argument, en effet, mais peut-être pas pour gagner des amis et par conséquent des voix ?

- Je me ferai aimer après ! Ferez-vous ce que je vous demande ?

- Vous ai-je déjà refusé quelque chose ? J’irai donc à Berlin, encore que je n’y connaisse pas grand monde !

- Mon épouse y veillera. Vous aurez une lettre d’elle ! Il paraît qu’elle vous aime énormément. C'est étrange, non ?

- Pas tellement ! Je dirai qu’elle m’aime par comparaison.

Cette fois le prince fronça le sourcil :

- Comment l’entendez-vous ?

- Il n’y a pas si longtemps, Monseigneur, nous nous entendions à demi-mot. Est-ce à Vienne que l’on vous a fait perdre le sens de l’humour ? demanda-t-elle en riant.

Ce rire le dérida et il fit chorus, sa bonne humeur retrouvée. Prenant la main d’Aurore il en baisa la paume, comme autrefois, refermant ensuite les doigts de la jeune femme sur son baiser.

- En vérité, comtesse, je crois qu’aucune femme au monde ne vous est comparable !

Il ne restait plus à Aurore qu’à se retirer. Sa profonde révérence fut un chef-d’œuvre de grâce mais elle eut à peine le temps de l’achever : la porte venait de s’ouvrir brusquement sous la main impatiente d’une très jolie - et très jeune ! - femme blonde dont la peau laiteuse ne retenait pas les ombres. Les yeux énormes avaient la couleur exacte de ces belles prunes violettes que l’on appelait quetsches cependant que la bouche, minuscule et rouge, avait l’air d’une cerise. Blonde comme les blés, la belle enfant portait une robe de satin rose et de dentelles blanches qui n’aurait pas laissé ignorer grand-chose des épaules et d’une gorge rondes et soyeuses n’eût été la parure de perles et de diamants ornant le cou délicat et les petites oreilles. La princesse douairière avait raison : crème fouettée et pétales de rose givrés, l'apparition ressemblait assez à un gâteau savoureux tout à fait propre à exciter l’appétit vorace de Frédéric-Auguste. Mais c'était une pâtisserie qui ne manquait pas de caractère :