- Hé bien, Monseigneur ? s’écria-t-elle le seuil à peine franchi. A quoi donc pensez-vous ? Voilà une demi-heure que je vous attends !

Les sourcils d’Aurore remontèrent au milieu de son front devant une entrée aussi fracassante et qu’en son temps elle ne se serait jamais permise. Or, au lieu de mécontenter le prince, elle amena sur son visage un sourire réjoui à la limite de la béatitude :

- Je viens, je viens, ma chère ! Vous n’ignorez pas que…

Mais la jeune personne avait détourné son attention en direction d’Aurore dont la découverte ne semblait pas lui agréer :

- Qui est-ce ? demanda-t-elle avec un mouvement du menton qui donna aussitôt à celle-ci l’envie de la gifler.

Cependant Frédéric-Auguste toujours aussi attendri répondait :

- Une amie précieuse ! Il est vrai que vous ne vous êtes pas encore rencontrées. Ma chère Aurore, je vous présente la comtesse Maria d’Esterlé que j’ai eu le plaisir de connaître à Vienne. Maria, voici la comtesse Aurore de Koenigsmark, chanoinesse de Quedlinburg !

- Oh, une nonne ! On ne le dirait pas…

- Monseigneur, coupa Aurore froidement, vous me permettrez de me retirer ! Je comprends de mieux en mieux la princesse votre épouse !

Sans attendre de réponse et estimant qu’ayant salué une fois c’était suffisant pour la journée, elle se dirigea rapidement vers la porte, l’ouvrit et disparut en la claquant derrière elle d’une façon aussi peu protocolaire que possible, et peu importait ce que pourrait en penser l’amant princier de cette dinde ! Pour la première fois elle lui avait trouvé quelque chose de bovin dans l’expression.

Elle redescendait l’escalier en s’efforçant de masquer sa colère - ce qui n’était pas facile parce que son pied était encore douloureux - sous une grande dignité apparente quand elle entendit derrière elle un petit rire qui la suivit jusqu’au bas des marches. Là, elle se retourna et reconnut Flemming.

- Ne vous fâchez pas ! se hâta-t-il de dire en recevant son regard furieux en plein visage. Ce n’est pas de vous que je ris, comtesse !

- De qui alors ?

- De la situation que vous venez d’affronter. Vous venez de faire la connaissance de la mignonne Esterlé, le joli joujou de Son Altesse…

- Joujou ? Si quelqu’un est le joujou de l’autre, ce n’est certes pas elle ! Où cette pimbêche a-t-elle été élevée ? Et il accepte cela ?

- Disons… que cela le change, donc l’amuse. Quant à savoir si l’amusement durera longtemps…

- Je vais vous le dire, moi ! Jusqu’aux premières nausées d’une grossesse. Ce genre de poupée ne les supportera pas sans aigreurs et tel que je connais le prince…

- Oh, je compte veiller à ce quelle ne devienne pas trop envahissante ! Le pouvoir d’une maîtresse ne devrait pas s’exercer au-delà de la chambre à coucher. A ce propos, comtesse…

- C’est justement un propos que je refuse de débattre avec vous, Monsieur le chancelier !

- Pourquoi donc ? Je songeais à vous offrir une sorte… d’armistice !

- Tout armistice suppose un combat préalable, fit la jeune femme avec une désinvolture où entrait quelque mépris. Quand nous sommes-nous affrontés ? Ah si, je crois me souvenir de vous avoir giflé. C’est d’une belle âme si vous l’avez oublié. Il faut dire que vous m’aviez gravement offensée… Ne m’aviez-vous pas menacée de me le faire payer ? Ce à quoi vous n’avez pas manqué… Alors de quoi parlons-nous ?

Flemming eut un mince sourire qui n’atteignit pas ses yeux froids :

- Peut-être de placer nos relations sur un plan moins abrupt ? Surtout si vous souhaitez tenter de reprendre ce qui vous appartenait. En ce cas je vous aiderai. Cette femme est si avide qu’elle est capable de dévorer la trésorerie de la Saxe. Et cela à un moment où nous briguons la couronne de Pologne…

Elle posa sur lui son beau regard grave :

- Je n’ai pas l’intention de faire la moindre tentative dans le but d’évincer la dame en question. Son Altesse et moi sommes d’accord pour garder à nos relations les couleurs de l’affection. Le statut de favorite ne saurait convenir à la prieure de Quedlinburg. En revanche son dévouement est entièrement acquis au prince qu’elle entend servir de son mieux chaque fois qu’il le lui demandera. Si vous êtes attaché à sa gloire comme on le dit, nous devrions nous retrouver dans le même camp. A présent souffrez que je vous quitte ! Dès demain je repars pour mon couvent.

- Vous ne restez pas à Dresde ? émit-il sincèrement surpris.

- Pour y faire quoi ? Servir de cible à la nouvelle élue, ce que je ne saurais supporter, et obligerait Son Altesse à des arbitrages aussi déplaisants pour elle que pour moi ? Laissons Monseigneur à sa lune de miel et faisons notre possible pour l’aider à devenir roi de Pologne ! C’est bien ce que vous voulez ?

Flemming recula de deux pas comme s’il souhaitait prendre la mesure de ce nouveau personnage qu’on lui montrait :

- Absolument !…

Puis il se cassa en deux pour un profond salut :

- Veuillez me pardonner, comtesse ! Je vous avais mal jugée.

- Si vous le pensez réellement, c’est parfait, Monsieur le chancelier, conclut-elle avec un sourire.

Là était la question : avait-elle réellement réussi à le convaincre ? Il était méfiant comme un chat et sans doute capable des pires fourberies mais, pour l’instant, elle préférait le croire, ce qui lui assurait - au moins pour un temps - une certaine tranquillité d’esprit de ce côté-là !

En regagnant sa communauté quelques jours plus tard, elle sut que les nouvelles avaient couru plus vite que ses chevaux. Le bruit de la cession au Prince-Electeur de Brandebourg avait mis la volière en ébullition. Le retour d’Aurore déclencha une sorte de révolution. Lorsqu’elle reparut au chapitre, elle eut à peine le temps de prendre place dans sa stalle : la vieille Schwartzburg lui sauta littéralement à la figure :

- Vous ne manquez pas d’audace d’oser reparaître dans cette sainte maison après ce que vous avez fait !

Aurore leva un sourcil délicat :

- Ce que j’ai fait ? Je serais fort aise de l’apprendre.

- Ne faites pas votre mijaurée ! On sait des choses et surtout à qui nous sommes redevables de cette cession immonde que l’on fait de nous à l’Electeur de Brandebourg. C’est une honte, une infamie et nous ne supporterons pas plus longtemps la présence parmi nous d’une traîtresse qui, pour se venger de s’être vu refuser le priorat, est allée s’en plaindre à son amant ! Aussi veuillez sortir d’ici sans attendre que l’on vous chasse…

Sans lui répondre Aurore se tourna vers l’abbesse qui semblait plutôt mal à l’aise :

- Mme de Schwartzburg a-t-elle été mandatée par Votre Grandeur ou bien n’assistons-nous qu’à une crise de cette humeur noire qui est son état naturel ?

- Je n’ai mandaté personne et notre vénérable sœur n’exprime que sa propre opinion. Je reconnais cependant que le doute nous a effleurées toutes en apprenant votre présence à Dresde au moment même où le prince prenait cette fâcheuse décision…

- J’y étais en effet mais la décision était prise avant mon arrivée. Son Altesse Electorale souhaite s’attirer l’amitié de l’Electeur de Brandebourg en accédant à son désir maintes fois exprimé de récupérer la terre et le tombeau de ses ancêtres !

- Touchante sollicitude ! ricana Schwartzburg. Et pour obtenir quoi en échange ?

- Je n’ai pas à vous l’apprendre. Sachez seulement que Son Altesse n’a pas encore fait savoir sa décision à Berlin et qu’elle m’a chargée de m’y rendre afin d’y porter notre voix : la cession ne se fera que si l’Electeur s’engage formellement à ne pas nous séculariser.

Si elle pensait calmer la mégère, elle se trompait. Celle-ci n’en cria que plus fort :

- Et c’est vous qu’il envoie ? Vous la moins qualifiée d’entre nous ? Pense-t-il que sa maîtresse aura plus de poids que notre mère abbesse qui est princesse de Saxe-Weimar ?

- Elle est justement de trop haute naissance pour se commettre dans des discussions d’ordre politique et je ne suis venue que pour lui demander de m’investir…

- … de la charge de prieure, évidemment ! Votre histoire, la belle, est cousue de fil blanc !

- Et vous, tâchez donc de rester polie comme je le suis ! Dans l’esprit du prince, mon accession au priorat pourrait être ma récompense si je réussis. A présent, si vous voulez faire vous-même le voyage de Berlin, je n’y fais pas obstacle, mais peut-être conviendrait-il de réformer votre langage juste bon à débattre du prix d’une volaille ou d’un veau sur un marché !

- Vous osez ? espèce de…

Aurore ne sut jamais de quelle épithète on allait la gratifier. Les voisines de la Schwartzburg s’employaient à la retenir pour l’empêcher de se jeter sur son ennemie. L’abbesse se leva et frappa le sol de sa crosse afin de rétablir le silence :

- En voilà assez ! J’autorise sur l’heure notre sœur Aurore de Koenigsmark à faire entendre notre voix à Berlin. Si elle réussit, elle aura droit à notre gratitude et nous voterons alors sa nomination… au rang de prieure ! Maintenant, mettons fin à cet épisode scandaleux en nous tournant vers Dieu et en L’implorant de nous le pardonner et de nous éclairer !

Il n’y avait rien à ajouter.

Tandis que les voix des chanoinesses s’élevaient harmonieusement dans la grande église pour solliciter la protection du Saint-Esprit dans les jours incertains qu’allait vivre la communauté, Aurore se demandait si un jour elle trouverait vraiment sa place au milieu de ces femmes dont la plupart lui étaient hostiles. Il fallait bien admettre que la décision de Frédéric-Auguste tombait aussi mal que possible et la mettait dans une situation difficile. Que se passerait-il si le Brandebourgeois s’obstinait à séculariser le vieux couvent, si elle revenait bredouille de sa mission ? Il lui resterait à regagner Hambourg pour y vivre auprès de son fils sans beaucoup d’espérance de lui préparer l’avenir glorieux dont elle rêvait. Dans la clameur que ses compagnes adressaient au Ciel en le priant d’écarter le malheur de leur sainte maison et d’en chasser les mauvais esprits, elle croyait déceler une vague menace… Aussi pensa-t-elle que plus tôt elle partirait et plus vite elle serait fixée. D’ailleurs ne devait-elle pas attendre à Berlin que son prince volage ait réussi à mettre la main sur la Pologne ?

Rentrée dans sa maison, elle y donna les ordres nécessaires. Elle envisageait son départ pour le surlendemain afin de s’accorder au moins vingt-quatre heures de répit et écrire quelques lettres à sa sœur afin de la mettre au courant de ce dernier avatar. Elle remit à plus tard celle destinée à Ulrica lui ordonnant de lui amener Maurice. Ne connaissant personne à Berlin il faudrait d’abord savoir où elle-même allait loger.

Elle en était là de ses préparatifs quand Utta lui annonça une visite :

- Monsieur le baron d’Asfeld demande si Madame la comtesse peut le recevoir. Il attend dans le petit salon.

Aurore faillit crier de joie et dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas se précipiter en courant vers ledit salon. La réapparition de celui qu’elle considérait comme son plus fidèle ami, lui semblait une merveilleuse réponse aux questions qui encombraient son esprit.

Prenant le temps d’un coup d’œil au miroir, elle descendit rapidement, trop heureuse pour emprunter l’allure compassée propre à une chanoinesse. Se rappelant d’ailleurs leur dernier revoir à Dresde où elle l’avait fait passer pour son cousin afin d’éviter la colère de Frédéric-Auguste, elle entra vivement dans la pièce en s’écriant :

- Cousin Nicolas ! Mais quelle joie de vous revoir !

Le curieux visage du jeune homme creusé par deux cicatrices, souvenirs de duels déjà anciens, s’illumina :

- Vrai ? Cela vous fait plaisir ?

- Bien plus encore ! J’ai eu de vos nouvelles par la baronne Berckhoff. Elle m'a dit que vous aviez quitté l'armée, que vous vous étiez retiré sur vos terres. N'est-ce pas un peu tôt pour prendre une retraite ?

- Non. Je ne pouvais plus rester chez le duc de Celle. Pendant des mois on n'a rien su de vous et j’en devenais fou. J'imaginais Dieu sait quoi. Le bruit courait même que vous étiez morte en donnant le jour à un enfant.

- Il est exact que j'ai un fils mais je n'y ai pas laissé la vie. En revanche j'ai dû le cacher : il me fallait le soustraire aux entreprises du chancelier Flemming. Quant à ma liberté je ne l'ai retrouvée qu’en acceptant de revêtir ce costume et me voici chanoinesse !

- Vous avouerai-je que j’en suis ravi ? Quedlinburg est une bonne protection… et en plus nous sommes voisins. Bien sûr j’ai été déçu en apprenant que vous étiez déjà repartie. Pour Dresde évidemment, ajouta-t-il avec un rien d’amertume qui fit sourire Aurore ; apparemment il n’était pas guéri de cette maladie d’amour qu’elle lui avait inspirée.