- J’ai fait quelques visites d’abord puis, en effet, je suis retournée là-bas mais n’y suis guère restée. Et je vais repartir dès demain.
- Si promptement ? mais pourquoi ?
- Je suis investie d'une mission auprès de l’Electeur de Brandebourg et je me rends à Berlin.
- Seule ?
- Si l’on excepte ma femme de chambre et mon fidèle cocher, oui, je pars seule mais…
- Laissez-moi vous accompagner ! Les routes ne sont pas sûres… et je ne sais que faire de mes journées…
- Mais vos terres… et surtout votre mère ? On m’a dit qu’elle était de santé fragile, qu’elle avait besoin de vous ?
- Depuis un mois elle n’a plus besoin de rien, hélas…
- Oh, je suis désolée, Nicolas !
- Ne le soyez pas. Elle est allée rejoindre mon père dont elle ne cessait de déplorer la perte. Pour elle c’est une délivrance… Quant à mes domaines ils sont aux mains d’un excellent régisseur. Je suis donc entièrement libre… et tout à votre service si vous m’acceptez comme chevalier servant !
Aurore réfléchit un instant. L’idée d’avoir auprès d’elle sur les longs chemins un défenseur de cette trempe était plus que réconfortante ! Surtout si Asfeld consentait à reporter sur le petit Maurice un peu de ce grand dévouement qu’il lui offrait ?… A l’heure actuelle, l’enfant était en sécurité au cœur de la vieille maison familiale pleine de serviteurs dévoués et sous l’égide d’Ulrica, mais qu’en serait-il quand il prendrait la route de Berlin ? Certes Flemming avait rendu les armes. Pour un moment du moins mais, avec un tel homme, qui pouvait dire si, dans la suite des temps, il s’en tiendrait à cette sagesse toute neuve ? En outre, la mère de Maurice ignorait si d'autres ennemis inconnus ne se manifesteraient pas. A commencer par le « corbeau » qui, au temps de sa splendeur, lui adressait de si venimeuses lettres anonymes et dont l’identité demeurait mystérieuse. Il devait se cacher quelque part, celui-là, et nul ne pouvait prévoir s’il ne reparaîtrait pas un jour ou l’autre. Surtout si Frédéric-Auguste coiffait la couronne polonaise.
- Vous ne répondez pas, murmura Nicolas. Ma proposition vous déplaît ?
- En aucune façon, au contraire, mais à une condition…
- Quelle qu’elle soit je l’accepte.
- Seriez-vous devenu imprudent ?
- De vous je suis prêt à accepter n’importe quoi !
Dieu que c’était agréable à entendre ! Restait à le mettre à l’épreuve…
- Il y a quelqu’un qui a besoin de protection beaucoup plus que moi : c’est un petit enfant de quelques mois qui a déjà couru de grands périls…
- Votre fils ?… Depuis que je sais qu’il existe, l’idée ne m’est jamais venue de le dissocier de votre personne ! Il me sera aussi cher que s’il était mien.
Aurore prit le jeune homme aux épaules, se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa comme elle eût embrassé son frère :
- Merci !… Alors demain vous partirez pour Hambourg et vous me rejoindrez ensuite avec lui à Berlin… Je vous le confie !
CHAPITRE III
PAR MONTS ET PAR VAUX…
En arrivant à Potsdam, qui était à Berlin ce que Versailles était à Paris, c’est-à-dire - en moins somptueux - le palais d’été des Electeurs de Brandebourg, ducs de Prusse, Aurore n’eut aucune peine à obtenir une audience grâce à la lettre que lui avait remise, pour son frère, la pauvre Christine-Eberhardine. En pleurant d’ailleurs : l’épouse de Frédéric-Auguste était toujours aussi désolée de voir repartir l’ancienne maîtresse de son époux :
- Je comptais tellement sur vous pour me débarrasser de cette pécore ! Vous n’imaginez pas à quel point elle m’insupporte ! Au moins revenez bientôt !
- Soyez sans crainte ! Je ne manquerai pas de venir saluer Votre Altesse Electorale lorsqu'elle sera devenue Sa Majesté la reine de Pologne !
- C’est que, voyez-vous, je ne suis pas certaine d’en avoir envie…
- Oh, Madame ! On dit pourtant que les Polonais sont des gens charmants…
- Et que dit-on des Polonaises ? Devenu roi mon noble époux n’aura plus que l’embarras du choix ! Je vais vivre des jours affreux !
- Pourquoi donc ? Ce sera peut-être la fin de la comtesse Esterlé ? Je ne crois pas Monseigneur capable d’une longue fidélité1. Disons que… c’est une habitude à prendre. Une fois reine, Votre Altesse verra cela du haut d’un trône. C’est plus difficile à atteindre et cela l’aidera !
- Dieu vous entende ! En tout cas, à Berlin, méfiez-vous de ma belle-sœur ! Si vous pouvez éviter de la voir ce n’en serait que mieux !
Aurore le croyait volontiers : la princesse de Prusse n’était autre que Sophie-Charlotte de Hanovre, la belle-sœur - aussi ! - de la prisonnière d’Ahlden, et la comtesse de Koenigsmark n’était pas une inconnue pour elle. En digne fille de la redoutable Electrice Sophie, elle était de ceux qui avaient pourri la vie de la malheureuse Sophie-Dorothée de Celle, contribuant ainsi à la jeter dans les bras de Philippe de Koenigsmark pour, après l’assassinat du jeune homme, l’écraser de son mépris. A y réfléchir l’ambassadrice de Quedlinburg trouvait que son ex-amant avait eu une drôle d’idée de l’envoyer, elle, défendre les intérêts du chapitre alors qu’elle n’était qu’une simple chanoinesse. Cela revenait à l’abbesse en personne. Et pourquoi donc pas à la redoutable princesse de Holstein-Beck, l’amie de cœur de la Schwartzburg ?
Cette question, elle l’avait posée à Christine-Eberhardine avant de la quitter. Celle-ci, cessant un moment de larmoyer, lui avait décoché :
- Vous les avez déjà regardées à deux fois ? Elles ne sont pas loin de tomber en ruine, ce qui, Dieu merci, n’est pas votre cas. Et il se trouve que mon frère, même s’il est marié à une mégère, sait apprécier une jolie femme…
Aurore n’avait pas osé demander jusqu’à quel point. Aussi quand elle eut reçu une réponse favorable à sa demande d’audience choisit-elle de porter la somptueuse mais sévère robe de chœur en épaisse faille noire dont les larges manches et la traîne s’ourlaient d’hermine. Ne venait-elle pas demander - officiellement - que l’on n’impose pas une sécularisation qui détruirait la communauté ? Aussi s’était-elle interdit toute fantaisie.
Son cœur n’en battait pas moins la chamade quand, par une belle matinée ensoleillée, sa voiture la déposa au palais de Potsdam gardé par d’imposants grenadiers. La demeure en elle-même n’avait rien d’exceptionnel. C’était plus un gros château campagnard qu’une demeure princière mais les jardins très fleuris étaient beaux et l’intérieur nettement plus orné : tapis, miroirs, meubles précieux et tableaux de valeur plaidaient en faveur du goût de l’Electrice…
Un officier aussi raide que les sentinelles la conduisit à travers une enfilade de salons jusqu’à une pièce abondamment garnie de livres qui était le cabinet de travail du prince. Celui-ci s’y tenait debout derrière une longue table chargée de papiers et de boîtes à courrier, tenant dans ses mains un manuscrit ancien dont il examinait les illustrations… Au physique c’était un homme de belle taille mais qui ne semblait pas jouir d’une santé excellente. Dans son visage pâle on remarquait surtout le nez en bec d’aigle et, sous des sourcils arqués, les yeux noirs et vifs. Doté par la nature de cheveux hirsutes il les dissimulait sous une perruque à la Louis XIV qui lui permettait en outre de cacher une déformation à la base du cou, due à une chute des bras de sa nourrice lorsqu’il était enfant. Durant des années il avait été obligé de porter un corset rigide et en gardait un aspect contrefait qui le faisait paraître plus chétif qu’il ne l’était en réalité…
Il répondit par un sourire incertain à la profonde révérence de sa visiteuse et d’une voix légèrement tremblante la pria de s'asseoir. En effet cet échantillon des arrogants Hohenzollern souffrait d’une timidité résultant d’une enfance malheureuse aux mains d’une belle-mère odieuse grâce à laquelle il avait vécu plus souvent dans d’autres cours allemandes que dans la sienne. Après avoir considéré Aurore avec une certaine surprise, il toussota, s’assit derrière son bureau et finalement déclara :
- C’est un plaisir rare, comtesse, que de recevoir l’une des nobles dames de Quedlinburg. Inattendu aussi… et d’autant plus apprécié. Aurai-je le bonheur que votre sainte communauté ait besoin de moi ?
Le ton était confit et la « sainte communauté » faillit déclencher un éclat de rire. La sainteté convenait aussi mal que possible à l’agglomérat de femmes hautaines et le plus souvent acariâtres qu’Aurore représentait mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à une gaieté intempestive. Au contraire elle baissa les yeux et plia sa voix à une vague hypocrisie :
- Je suis infiniment heureuse, Monseigneur, que Votre Altesse Electorale ait si bonne opinion de notre modeste maison. Cela rend ma mission plus facile.
- Votre mission ?
- Dont je suis fière ! Notre mère abbesse me l’a confiée avec un vif regret alors qu’elle eût souhaité venir elle-même. Malheureusement sa santé n'est pas des meilleures sinon elle ne laisserait à personne la joie de venir faire allégeance à Votre Altesse.
Frédéric III ouvrit de grands yeux :
- Vous avez dit « allégeance » ? Cela signifie-t-il que mon cousin de Saxe est prêt à me rendre Quedlinburg ?
- C’est ce qu’il m’a laissé entendre car, à dire la vérité, Monseigneur, je suis son envoyée au moins autant que celle de mère Anne-Dorothée. En fait, le prince de Saxe, luthérien de confession, tient chèrement à une abbaye qui est sans doute la plus noble de l’empire, mais un roi de la Pologne catholique ne saurait que faire de ce joyau… haut lieu de la pensée réformée… Ce qui le met dans un énorme embarras.
- Ah !
Il y eut un silence au cours duquel chacun des deux personnages observa l’autre. Enfin, au bout d’un moment qui parut à Aurore durer un siècle, le prince laissa tomber :
- Je serais, vous n'en doutez pas, fort heureux de retrouver Quedlinburg mais, si je vous ai bien comprise, je ne l’aurai que si l’Electeur de Saxe reçoit l'antique trône des Jagellons ? Ce qui est en dehors de mon pouvoir !
- Vous êtes prince riverain comme le tsar Pierre et l’empereur Léopold. Votre soutien est donc primordial.
- Si j'en assure Frédéric-Auguste, j'aurai Quedlinburg ?
- J'en réponds… non sans faire entendre une… condition à laquelle mon prince attache du prix.
- Laquelle ?
- Que nous ne serons pas sécularisées.
- C’est important ?
- Très !
- Alors vous avez ma parole. Et c’est avec joie que je m’y rendrai pour m’incliner au tombeau de l’empereur Henri et rassurer vos nobles sœurs en Jésus-Christ, comtesse. Quant à mon appui, il est tout acquis à l’Electeur de Saxe… mais je me demande s’il lui sera très utile ?
- Son Altesse le considère comme essentiel.
- Sans doute, sans doute, mais le bruit court que la Diète polonaise aurait déjà arrêté son choix sur un Français, le prince de Conti, et que celui-ci aurait pris la mer pour venir se faire couronner…
En laissant tomber ces paroles avec une sorte de négligence le Prussien releva soudain les paupières qu’il tenait baissées et Aurore reçut en plein visage un regard si pétillant d’ironie qu’elle en fut sidérée. L’autre en profita pour enfoncer le clou :
- Peut-être… conviendrait-il de se hâter ? Le voyage est long par mer et la frontière polonaise n’est pas très éloignée de Dresde…
Aussitôt Aurore fut sur pieds :
- Il convient en effet de se hâter ! Daigne Votre Altesse Electorale recevoir mes vifs remerciements pour son judicieux conseil !
Elle était au plus profond de sa révérence quand elle l’entendit toussoter puis ajouter :
- Hum !… L’Electeur de Saxe est vu favorablement par l’empereur Léopold. S'il réussit dans son entreprise, il pourrait peut-être soutenir notre cause ? Voilà un moment déjà que j’ai… suggéré l’idée de changer mon duché de Prusse en royaume…
Tiens donc ! Voilà qui était nouveau, pensa Aurore qui se hâta de dire :
- Une excellente idée, Monseigneur ! Et je ne doute pas qu'elle rencontre en Saxe un écho favorable…
L’instant suivant elle avait disparu et le futur monarque écoutait décroître le claquement rapide de ses talons avec un sourire béat. En fait, Aurore, sa traîne ramassée sur son bras, courait littéralement vers sa voiture, dévalant le grand escalier à une allure qui capta l’attention des gigantesques soldats de garde : c’était bien la première fois qu’il leur était donné d’apercevoir les chevilles d’une chanoinesse !
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