– Ma sœur, dit-il calmement, ne te semble-t-il pas que ta place est au foyer de ton époux et non là où il n’est pas ?

– Seigneur ! souffla Fiora enchantée, voilà notre Amerigo descendu de ses chères étoiles...

– ... pour s’occuper de celle de Gênes, renchérit Chiara que le moindre incident ravissait toujours. Est-ce que tout n’irait pas pour le mieux chez les Vespucci pour que l’illuminé de la famille s’en mêle ?

Mais déjà le Magnifique interpellait le perturbateur :

– Retire-toi, Amerigo Vespucci ! Simonetta règne sur Florence par sa beauté et les siens devraient en être fiers. S’il n’a pas plu à Marco, son époux, de l’accompagner, nous le regrettons mais nous n’y pouvons rien.

– Il sait trop qu’il ne serait pas le bienvenu ! Je me retire donc puisque tu l’ordonnes mais j’ai tenu à ce que tu saches que la famille n’approuve pas...

Quelqu’un vint le tirer par la manche et Fiora reconnut son peintre. Sandro Botticelli et le jeune Vespucci étaient amis, la maison de l’un et le palais de l’autre étant voisins dans le quartier d’Ognissanti. Cependant Fiora et Chiara s’apprêtaient à prendre hautement le parti d’Amerigo. Leurs père et oncle entreprirent de les calmer.

– Tu devrais savoir que ces gens perdent la tête dès que l’on touche à leur idole, fit Albizzi mécontent. Quant aux Médicis, nous sommes payés pour savoir qu’ils sont rancuniers et je n’ai aucune envie d’être exilé comme mon père.

Francesco, lui, se contenta de sourire à sa fille et de l’obliger à se rasseoir car le spectacle n’était pas encore tout à fait terminé. Elle reprit donc sa place et, machinalement, regarda l’envoyé bourguignon mais elle détourna la tête aussitôt en rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux : non seulement l’insolent se permettait de lui sourire mais, du bout des doigts, il lui envoyait un baiser...

Tandis que les chevaliers de légende, plus ou moins bosselés et salis, regagnaient en bon ordre les tentes qui les attendaient, le Magnifique faisait venir devant le trône de Simonetta, pour le féliciter, l’homme qui avait mis en scène le fastueux spectacle, dessiné les costumes et peint les décors : Andrea di Cioni, dit Verrochio. Il était alors le peintre et le sculpteur le plus célèbre de Florence et les élèves se pressaient dans son atelier d’où était sorti Botticelli.

Il vint sous les applaudissements de la foule et, n’étaient ses habits élégants, on l’eût pris sans peine pour un paysan avec sa taille courte et épaisse, sa grosse tête ronde couverte de cheveux noirs et frisés mais, auprès de lui, marchait son élève préféré qui l’avait aidé dans la préparation de la fête et celui-là grand, mince et blond attirait les regards de tous parce qu’il avait l’impassible beauté d’une statue de dieu grec. C’était Hermès revenu sur terre. Et, tandis que Verrochio se confondait en remerciements, le dieu grec reçut les félicitations du maître avec un salut, un sourire et, sans le moindre mot.

– Mon oncle, déclara Chiara, si ce jeune homme est peintre, tu devrais lui demander de faire mon portrait. J’aimerais poser pour lui...

– Jeune folle ! tu demanderas cela à ton époux quand tu en auras un. D’ailleurs, on ne sait même pas son nom...

– S’il n’y a que cela, dit Beltrami, je peux te renseigner. C’est le fils d’un notaire des environs avec qui j’ai eu, naguère, une affaire à traiter. Ce jeune homme s’appelle Leonardo... Leonardo da Vinci et Verrochio en fait grand cas. C’est un garçon étrange mais de beaucoup de talent...

– Leonardo ? Je n’aime pas beaucoup ce nom-là. Il me fait penser à ta gouvernante, fit Chiara avec un sourire moqueur.

Fiora haussa les épaules.

– Qu’est-ce qu’un nom ? D’autant que ce jeune homme est vraiment trop beau pour évoquer dame Léonarde...

La nuit venait rapidement. D’un seul coup, comme sous la baguette d’un magicien, la place s’illumina des flammes de centaines de torches. Les trompettes lancèrent vers le ciel assombri leur appel triomphant et le cortège de la reine se reforma. Lorenzo offrit sa main à Simonetta pour l’aider à descendre de son trône. Dans les lumières mouvantes la jeune femme brillait comme une étoile...

– Mes amis, lança le Magnifique de sa voix rauque, le service des dames nous réclame à présent. Allons danser !

Derrière eux, les invités quittèrent leurs places. Fiora vit alors que l’étranger la contemplait toujours.

CHAPITRE II

L’ENVOYÉ DE BOURGOGNE

– Madonna, il faut me croire, j’étais prêt à mourir plutôt que d’être vaincu sous vos yeux...

Luca Tornabuoni priait aux genoux de Fiora, assise entre une tapisserie d’Arras parfilée d’or et une crédence chargée de verreries de Venise aux couleurs chaleureuses et d’orfèvrerie précieuse, dans la plus reculée des salles du palais Médicis où la jeune fille s’était réfugiée pour trouver un peu de tranquillité... Il n’y avait là que peu de monde, la plupart des invités se tenant dans la salle voisine où une alerte romanesca entraînait les danseurs au son des violes, des harpes, des flûtes et des tambours.

Comme tous les Florentins, Fiora adorait la musique mais, ce soir, elle préférait écouter que danser, le spectacle de Giuliano menant le bal en tenant Simonetta par la main ne lui étant pas particulièrement agréable. Elle s’était donc réfugiée dans cette pièce plus paisible. Hélas, il avait fallu que ce grand dadais l’y poursuivît ! Elle le récompensa de sa protestation enflammée par un sourire acide :

– A mourir peut-être... mais pas à déplaire à monseigneur Lorenzo, fit-elle. Tout le monde savait que Giuliano devait être le vainqueur de la journée puisque l’Étoile de Gênes était reine de la giostra. Elle ne pouvait être déçue et qui déçoit Simonetta déplaît à Lorenzo...

– Êtes-vous en train de dire... que je me suis laissé battre ?

– C’est à peu près cela. Voyons, Luca, vous êtes deux fois plus vigoureux que Giuliano et vous avez une demi-tête de plus que lui ! Contre Lorenzo, je ne dis pas. Mais contre son frère, vous deviez vaincre. J’avais espéré que mon gage vous conduirait à la gloire. Comme il n’en fut rien... rendez-le-moi !

Le jeune homme appuya sa main sur sa poitrine pour mieux en défendre le précieux dépôt :

– Vous n’êtes tout de même pas aussi cruelle ?

– Je n’aime pas les vaincus. Allons, rendez-moi mon mouchoir ! Il n’est pas fait pour essuyer des larmes de regrets.

Un éclat de rire fit retourner la jeune fille. Appuyé à la tapisserie, les bras croisés sur sa poitrine toujours ornée du collier au mouton plié en deux, Philippe de Selongey considérait le couple avec un sourire narquois que la jeune fille jugea parfaitement détestable. Quand il vit que Fiora le regardait, l’envoyé de Bourgogne frappa ses mains l’une contre l’autre en un applaudissement moqueur :

– Bravo, demoiselle ! Il semble qu’en dépit de votre jeune âge vous fassiez preuve d’un singulier esprit de pénétration...

– Que voulez-vous dire ? fit Fiora avec hauteur.

– Que vous n’êtes pas dupe – pas plus que je ne le suis – de la comédie martiale qu’on nous a donnée tout à l’heure. Le décor était parfait mais les rôles bien mal tenus.

– Cela signifie quoi ? gronda Luca en marchant vers le perturbateur, ce qui permit à la jeune fille de constater que, si Tornabuoni était plus grand que Giuliano, le Bourguignon était plus grand que Tornabuoni.

– Le sens est clair, il me semble, fit Selongey avec un dédain qui fit monter le rouge aux joues de Fiora, nous avons vu un fort beau spectacle... qui ne ressemble en rien à ce qu’est un tournoi digne de ce nom.

– Qu’en savez-vous ? Nous avons combattu, il est vrai, à armes courtoises...

– Vous appelez cela armes courtoises ? Moi, je dirais plutôt armes symboliques... ou même armes inexistantes. Si vous voulez savoir ce qu’est un véritable tournoi, venez à Bruxelles, à Bruges, à Gand ou à Dijon et vous pourrez constater que nos armes courtoises pourraient servir en temps de guerre... à des gens comme vous !

La colère empourpra soudain le beau visage de Luca et, arrachant la dague pendue à sa ceinture dans une riche gaine de cuir de Cordoue, il s’élança, l’arme haute sur l’homme qui le défiait si insolemment.

– Voilà des paroles que vous allez regretter ! L’autre ne décroisa même pas les bras et considéra l’agresseur avec l’indulgent sourire que l’on réserve aux enfants ou aux irresponsables :

– Que prétendez-vous faire ? Prouver votre valeur en ce lieu, c’est-à-dire hors de propos... ou bien m’assassiner ?

– Je prétends que nous nous mesurions sur l’heure, dans le jardin de ce palais, par exemple, afin de vous montrer si je suis un enfant ou un fou ! Venez-vous ou dois-je vous frapper ?

– Vous y tenez vraiment ?

– J’y tiens... essentiellement !

– Dieu que vous êtes ennuyeux ! Vous avez tellement envie de finir la nuit dans votre lit avec un ou deux trous dans la peau ? Il me semble que, ce soir il y a mieux à faire.

– Quoi par exemple ?

– Mais... vous enivrer, par exemple. Les vins de monseigneur Lorenzo, s’ils ne sont pas de Bourgogne, sont dignes d’estime. Ou encore prier à danser quelque belle dame. Tout ce que je désire, moi, c’est que vous partiez d’ici. Voyez-vous, j’ai grande envie de prendre votre place aux genoux de cette jolie damoiselle à qui personne n’a encore consenti à me présenter...

C’était apparemment le soir des propos interrompus car une voix basse et rauque se fit entendre et la haute silhouette du Magnifique apparut soudain entre les deux hommes qui – il faut le souligner – reculèrent avec respect chacun d’un pas en ébauchant un salut :

– Voilà une lacune que je peux combler aisément, dit Lorenzo en un français parfait. Souffrez, madonna Fiora, que je vous présente le comte Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or comme vous le pouvez voir et ambassadeur de monseigneur le duc Charles de Bourgogne. Quant à vous, messire Philippe, j’espère que vous apprécierez à sa juste valeur l’honneur qui vous est fait en étant admis à saluer donna Fiora Beltrami, qui est l’un des plus jolis ornements de cette ville et la fille d’un homme que je tiens en grand respect. Etes-vous satisfait ?

– Entièrement, monseigneur !

Et le salut que Philippe offrit à Fiora eût comblé une impératrice.

– Alors, faites-moi la grâce de vous faire conduire dans mon cabinet des médailles. Nous avons à parler. Voici Savaglio qui va vous y mener. Quant à vous, adorable Fiora, m’accorderez-vous la joie de danser avec vous cette piva !

L’atmosphère, si menaçante l’instant précédent, venait de s’alléger comme par enchantement. Les deux adversaires se séparaient : Philippe de Selongey pour rejoindre le capitaine des gardes du palais et Luca Tornabuoni pour offrir sa main à une jeune femme rousse qui venait d’apparaître à point nommé. Fiora se retrouva en route pour la salle de bal, sa main fine logée dans le poing du maître qui l’élevait très haut comme pour mieux faire admirer sa danseuse. Ensemble, ils allèrent prendre place en tête de la double file des danseurs tandis que les musiciens préludaient.

Les figures d’une danse qui exigeait la perfection des gestes les tinrent silencieux durant un court moment.

Fiora s’abandonnait au plaisir d’évoluer au son de la musique avec l’ardeur de sa jeunesse mais aussi avec une pointe d’orgueil. C’était assez grisant de danser avec celui que beaucoup nommaient tout bas « le prince » et d’être ainsi le point de mire de tous ces yeux. La fermeté de la main qui tenait la sienne lui communiquait une étrange assurance. Pour la première fois de sa vie, la jeune fille goûtait la joie de se sentir belle et admirée. Cela lui venait de l’expression toute nouvelle qu’elle pouvait voir dans les yeux sombres de Lorenzo. Il la regardait comme s’il ne l’avait jamais vue et sous ce regard insistant elle se sentit rougir.

– Quel âge as-tu ? demanda soudain Lorenzo.

– Dix-sept ans, monseigneur.

– Vraiment ? Je t’aurais donné davantage. Cela tient sans doute à cette façon que tu as de porter fièrement la tête et de regarder bien droit. La plupart des filles de ton âge baissent les yeux au moindre mot et j’ai toujours pensé qu’il entrait, dans cette attitude, une bonne part d’hypocrisie. Rien de tout cela chez toi ! Tu restes sereine en toutes circonstances... du moins tu en donnes l’impression.

– Parce que je ne me suis pas évanouie d’émotion lorsque le maître m’a invitée ? (Elle se mit à rire, d’un rire musical auquel le timbre chaud de sa voix donnait un charme inattendu.) Quant à ma sérénité, il n’y faut pas croire. Je sais très bien me mettre en colère. Et je sais aussi rougir...