– Sornettes que tout cela ! Allez-vous mettre de telles idées dans la tête d’une fille qui n’a déjà que trop d’imagination... et de curiosité ? Elle a dit être fatiguée : emmenez-la dormir !
Fiora, qui avait suivi le court dialogue avec l’attention que l’on devine, alla présenter son front au baiser de son père puis se laissa emmener sans protestation, mais le trouble de Léonarde ne lui avait pas échappé et, une fois dans sa chambre, tandis que Khatoun, mal réveillée, et la gouvernante la déshabillaient pour la mettre au lit, elle demanda brusquement, en français, pour être comprise de la seule Léonarde :
– Vous non plus, vous ne voulez rien dire ?
– A quel propos ?
– A propos de ma mère. Pourquoi n’ai-je le droit de connaître que son prénom ?
– C’est bien suffisant quand vous priez pour elle. Si votre père ne dit rien, c’est qu’il a ses raisons. Essayez de dormir à présent !
– Je n’ai pas sommeil et je pense que l’histoire de ma mère est une histoire terrible.
– Qu’est-ce qui a pu vous mettre cela dans la tête ?
– Ce que mon père a fait ce matin...
Et elle raconta ce qui s’était passé dans le studiolo quand Francesco avait voulu lui démontrer qu’elle était aussi belle que celle dont il avait voulu perpétuer le souvenir.
– J’ai remarqué une tache brune sur la dentelle, et mon père a dû convenir que c’était du sang. Le sang de ma mère ! Ne pouvez-vous me dire comment elle est morte ?
Léonarde qui, pendant le récit avait donné des signes d’agitation, se signa à plusieurs reprises :
– Non ! ... non, ne comptez pas sur moi ! Je vous dirai seulement ceci : votre mère était une douce et adorable créature que le malheur a poursuivie tout au long de son existence. L’amour que votre père lui a voué est le seul beau présent que lui ait fait la destinée. C’est pourquoi nous ne cesserons jamais de prier pour elle. Dormez à présent !
Empoignant les rideaux de damas blanc du lit, elle allait les fermer quand Fiora l’en empêcha :
– Vous savez bien que je n’aime pas dormir enfermée. Et j’ai encore quelque chose à dire : ce soir, au palais Médicis, un homme étrange m’a fait une prédiction.
– Voilà bien une autre affaire ! Quelle prédiction ? Elle la lui répéta, ajoutant ;
– Votre amie Colomba, qui sait toujours tout, doit avoir entendu parler de ce Démétrios Lascaris ? J’aimerais bien savoir ce qu’elle en pense.
– Certainement aucun bien ! bougonna Léonarde. Ce ne peut être qu’un charlatan et un mauvais homme ! Aller mettre des idées pareilles dans la tête d’une enfant comme vous ! J’espère bien que vous n’en croyez pas un mot ? Quant à monna Simonetta, tout Florence sait qu’elle n’est pas si bien portante. Qu’un médecin soit capable de voir plus loin, c’est possible, mais il n’avait pas à vous mêler à ses folies. Où pourriez-vous être l’an prochain, grands dieux, sinon ici ou à Fiesole ? ... A moins que votre père n’ait décidé de vous emmener dans l’un de ses voyages auquel cas vous aurez peut-être le mal de mer ? Il ne faut pas chercher plus loin, puisque le maître ne veut pas vous marier de sitôt.
– Vous croyez ? fit, avec soulagement, Fiora qui n’avait pas pensé à cette éventualité.
– Bien sûr, mon oiseau bleu. Oubliez tout cela ! Demain, je dirai à messer Francesco de veiller d’un peu plus près aux gens qui vous approchent quand je ne suis pas avec vous...
Renvoyant Khatoun, qui bâillait sans arrêt, au lit de coussins et de fourrure qu’elle occupait dans un coin de la grande chambre, Léonarde éteignit les chandelles, ne laissant qu’une veilleuse d’huile parfumée au chevet du lit. A la demande de Fiora, elle avait laissé la fenêtre à demi ouverte sur l’air frais de la nuit.
Étendue dans son grand lit, Fiora, qui n’était pas d’une piété extrême, marmotta une courte prière puis, sentant le sommeil alourdir ses paupières, ferma les yeux.
Elle les rouvrit presque aussitôt. Un bruit sec de verre cassé suivi d’un choc sourd la dressa sur son séant puis la fit glisser de son lit. Quelque chose avait heurté le battant de sa fenêtre entrouverte, brisant l’un des petits carreaux et ce quelque chose était tombé sur le tapis.
A l’aide de sa veilleuse, Fiora découvrit une pierre autour de laquelle un morceau de papier était lié, bien serré. Le cœur battant soudain la chamade, elle la ramassa puis jeta un coup d’œil vers Khatoun mais la petite esclave n’avait rien entendu et dormait à poings fermés, roulée en boule dans son nid de coussins.
Fiora revint s’asseoir sur son lit, remit la veilleuse à sa place, rompit avec ses dents le lien qui retenait l’étrange message puis le déplia et le lut. Il ne contenait que peu de mots :
« Demain je vous attendrai durant toute la matinée dans l’église Santa Trinita. Ne pourriez-vous venir y prier ? Il faut absolument que je vous parle ! » Et c’était signé : Ph. de S.
Rouge et confuse comme si l’envoyé bourguignon était entré lui-même dans sa chambre, Fiora tourna et retourna le morceau de papier entre ses doigts sans trop démêler si elle était plus furieuse que troublée. Que cet inconnu eût l’audace de lui donner un rendez-vous la scandalisait mais, sans bien s’en rendre compte, elle éprouvait une sorte de fierté mêlée d’excitation devant cette espèce d’aventure qui se présentait à elle. Une aventure comme -elle l’avait appris en entendant bavarder Léonarde et Colomba – il en arrivait à certaines jeunes femmes et jeunes filles de la ville. La question était de savoir si elle irait ou n’irait pas à Santa Trinita. L’église était toute proche et elle savait pouvoir y aller en la seule compagnie de Khatoun. Léonarde, elle, s’y rendait régulièrement chaque matin pour la petite messe de l’aube et ne jugeait pas utile d’y retourner lorsque, par extraordinaire, Fiora se sentait d’humeur pieuse et disposée à entendre un office un autre jour que le dimanche et les grandes fêtes. La jeune fille ne savait pas, dans sa candeur, que, poser la question de cette façon, c’était déjà y répondre et quand, enfin, elle s’endormit après avoir brûlé le papier mais déposé la pierre là où elle l’avait ramassée, elle avait choisi de se rendre à la rencontre de Philippe de Selongey.
Ladite pierre et la fenêtre abîmée intriguèrent dame Léonarde quand elle les découvrit le lendemain matin. Les airs innocents des deux filles – bien joués de la part de Fiora mais tout à fait authentiques chez Khatoun qui n’avait rien vu ni rien entendu – la convainquirent d’attribuer l’incident à un quelconque ivrogne comme il en fleurissait des centaines durant les nuits de fête. Évidemment, elle n’était pas assez simple pour ignorer qu’une pierre lancée par la fenêtre était un moyen connu de faire parvenir un message mais elle pensa qu’en ce cas Fiora eût fait disparaître la pierre aussi bien que le billet. Et elle se rassura tout à fait en pensant que l’expéditeur, s’il s’agissait d’un galant, ne pouvait être que Luca Tornabuoni ou l’un des autres admirateurs de la jeune fille. Auquel cas, il n’y avait pas grand mal.
– J’enverrai réparer cette fenêtre tout à l’heure quand vous aurez pris votre bain.
– S’il vous plaît, dame Léonarde, faites-le préparer tout de suite. Je voudrais aller entendre messe à Santa Trinita.
– Est-ce que vous êtes souffrante ?
– Si j’étais souffrante, dame Léonarde, je resterais au lit, dit Fiora avec une grande dignité. Mais après tout ce qu’il m’est arrivé hier, je pense qu’il me faut aller prier.
Léonarde n’insista pas mais, ses soupçons éveillés par cette soudaine crise de piété chez une fille qui semblait priser davantage Platon, Hésiode ou Sophocle que les évangélistes, elle se promit – en riant sous cape car si la petite commençait à s’intéresser à un autre garçon que Giuliano de Médicis c’était plutôt une bonne chose – de la surveiller sans en avoir l’air. Et elle envoya Khatoun veiller au bain.
Une heure plus tard, enveloppée d’un grand manteau brun à capuche fourré de menu-vair[x] car le temps avait brusquement fraîchi, Fiora trottait vers Santa Trinita, Khatoun sur ses talons portant un coussin et un livre d’heures. A la mort de sa mère, la jeune Tartare avait été baptisée sous le vocable de Doctrovée qui était la sainte de ce jour-là mais personne ne l’avait jamais appelée comme cela. Khatoun elle était, Khatoun elle restait mais grâce à ce baptême elle pouvait accompagner Fiora dans ses dévotions à l’église.
Santa Trinita, devant laquelle chaque année les dames et les demoiselles de Florence célébraient le retour du printemps, était une sévère et noble église gothique qui eût été sombre sans les nombreux cierges qui brûlaient, dans les différentes chapelles. Sous les voûtes décorées à fresques par Baldovinetti, ceux-ci formaient de grands bouquets de lumières que reflétaient les ors des autels.
Une messe commençait dans le chœur et Fiona décida de la suivre avant d’entendre ce que le chevalier bourguignon avait à lui dire de si important. Elle avait d’ailleurs remarqué tout de suite en entrant sa haute silhouette sombre plantée dans la deuxième chapelle à gauche du chœur devant les fresques de Giovanni da Ponte. Le nez levé vers le magnifique tombeau Federighi sculpté jadis par Luca della Robbia, Selongey semblait en étudier chaque détail avec l’attention d’un connaisseur mais Fiora, hypocritement abritée sous son capuchon, vit qu’il jetait de rapides regards à chaque personne qui entrait dans l’église. Alors, elle découvrit suffisamment son visage pour qu’il la reconnût mais ne fit pas mine de l’avoir aperçu et alla s’agenouiller au plein milieu de la nef, un peu en retrait des quelques personnes qui se trouvaient là... Jamais sans doute messe fut suivie si distraitement. Fiora ne priait pas, n’écoutait qu’à peine, uniquement consciente de cette présence qu’elle sentait derrière elle. Elle savait, sans avoir eu besoin de tourner la tête, que cet homme, encore ignoré vingt-quatre heures plus tôt, était là, tout près et elle en éprouvait un trouble qu’elle ne s’expliquait pas mais qu’elle subissait sans déplaisir... Khatoun qui, elle, n’avait aucune raison de ne pas se retourner, lui chuchota :
– Il y a un beau seigneur juste derrière nous et il n’arrête pas de te regarder, maîtresse !
– Je sais, souffla Fiora. Il nous parlera tout à l’heure mais il ne faudra le dire à personne. Tu promets ?
Sans souci de la sainteté du lieu, Khatoun cracha par terre en étendant la main ce qui était sa façon de prêter serment depuis qu’elle avait vu deux mariniers de l’Arno agir ainsi. Fiora ne put s’empêcher de sourire mais distingua nettement un rire étouffé derrière son dos.
Un rire qui d’ailleurs s’étrangla et s’acheva en une brève quinte de toux.
L’office tirait à sa fin. Manié vigoureusement par un jeune diacre aux cheveux en désordre, l’encensoir jeta quelques éclairs et dispensa d’épaisses volutes de fumée odorante qui emplirent le chœur d’un brouillard où s’estompèrent la chasuble diaprée du prêtre et les précieux objets du culte cependant qu’à genoux Fiora poursuivait une prière plus apparente que réelle. Une voix assourdie lui parvint :
– Je vous attends près du bénitier...
Elle inclina légèrement la tête mais ne bougea pas, s’offrant le plaisir bien féminin de faire patienter un peu plus longtemps l’homme qui l’avait si cavalièrement invitée à venir le rejoindre. Cela lui permit d’attendre que l’église se fût vidée presque entièrement. Il ne restait plus que le bedeau occupé à éteindre les cierges des grands candélabres avec un éteignoir à long manche quand, sur un dernier signe de croix, Fiora se releva enfin. A pas comptés, elle remonta lentement, lentement vers le portail puis, soudain, obliqua pour rejoindre celui qui l’attendait dans l’ombre d’un pilier.
Dès qu’elle fut auprès de lui, Selongey la saisit par la main et l’entraîna vers la chapelle la plus proche qui était aussi celle où il y avait le moins de lumière.
– Cette fille qui nous suit ? demanda sèchement le Bourguignon sans se soucier d’une quelconque formule de politesse. Suffoquée de tant d’impertinence, Fiora commença par libérer sa main :
– C’est Khatoun, mon esclave. Et ne comptez pas que je l’éloigne : elle ne me quitte jamais !
– Une esclave ? Vous en êtes encore là et vous me dites cela tranquillement dans une église ? Quel genre de chrétiens êtes-vous donc ?
– Je ne pense pas que vous ayez des leçons à nous donner sur ce chapitre. Nos esclaves sont, paraît-il, mieux traités que vos domestiques ou vos paysans. Comme nous les payons cher nous les soignons bien !
– Vous êtes véritablement des gens incroyables et...
– Brisons-là, messire ! Vous ne m’avez pas fait venir ici, ce matin, pour disputer de nos us et coutumes ? C’est un chapitre sur lequel je ne souffre pas critiques.
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