– Mais non l’Histoire ! Votre maître laisserait l’Anglais coiffer la couronne de Saint Louis dont lui-même descend ? Ce serait à mon avis une faute grave. Avoir reconnu jadis le jeune Henri au détriment de Charles VII n’a guère porté chance au duc Philippe le Bon... Le ciel pourrait peut-être susciter une autre Jeanne d’Arc... et, de toute façon, il n’est jamais bon de se tromper de roi. Enfin, Louis XI n’a pas dit son dernier mot. Soyez sûr que, de tout cela, monseigneur Lorenzo n’ignore rien... et il a refusé d’aider votre maître !
– Eh bien, il se trompe ! Songez encore que la propre sœur de Louis XI, la duchesse Yolande de Savoie, est l’alliée de Bourgogne au profit de qui elle a conclu alliance avec le duc de Milan... qui est votre allié.
– Mais non notre ami. Le bel allié que vous aurez là ! Galeazzo-Maria est une tête vide qui n’a de Sforza que le nom mais aucune ressemblance avec son père le grand Francesco qui était l’ami de Louis XI. Toutes ses pensées tournent autour de sa favorite, la belle Lucia Marliani, et dans les lettres qu’il écrit à monseigneur Lorenzo il n’est question que de certain rubis pâle qui appartient aux Médicis et que le Milanais convoite pour sa maîtresse. Votre duc aura des surprises...
– Qui n’en a lorsqu’il s’agit de femme ? Conscient tout à coup de ce qu’il disait, Selongey rougit et se tut. Les deux hommes arrivaient en vue du portail du palais Beltrami éclairé par deux pots à feu brûlant dans des cages de fer et dont les flammes se courbaient et se divisaient au vent froid qui soufflait par les rues. Francesco souleva le lourd heurtoir de bronze représentant une tête de lion. En retombant, il rendit un son ample et profond. Puis, comme la porte s’ouvrait aux mains d’un valet, il s’effaça pour laisser passage à cet hôte inattendu :
– Reste à savoir à présent pour lequel de nous deux sera la surprise, dit-il gravement.
L’heure du souper approchait et Fiora attendait son père dans la grande salle où, devant le feu flambant de la cheminée, le couvert était dressé. Assise près d’un échiquier d’ébène, d’ivoire et d’or, elle jouait avec Khatoun dans le religieux silence qu’imposait le plus savant des jeux et n’entendit même pas le très léger grincement qu’émit la porte en s’ouvrant devant les deux hommes. Seule, Léonarde qui brodait près des deux jeunes filles leva la tête mais, d’un geste, Beltrami lui imposa silence afin de contempler un instant le charmant tableau que composaient les joueuses...
Le feu accrochait ses reflets vivants aux tresses lustrées de Fiora, au bijou d’or qui pendait sur son front, aux cassures des plis de sa robe de cendal d’un rouge profond. Ses cils noirs, doucement recourbés, mettaient une ombre tendre sur le velouté de ses joues et ses dents blanches, qui mordillaient un de ses doigts effilés, brillaient par instants entre ses lèvres fraîches. En face d’elle, Khatoun, vêtue d’une tunique et d’un voile d’un joyeux bleu canard ressemblait à un petit génie de conte oriental.
Beltrami, le cœur étreint d’une subite angoisse, aurait voulu retenir indéfiniment cette minute de paix, cet instant de lumière qui protégeaient encore la quiétude de sa vie de père comblé. Il n’avait pas besoin de se retourner pour deviner de quels yeux ardents l’étranger regardait son enfant. Se pouvait-il qu’à peine sortie de l’enfance elle eût suscité la passion d’un homme ? ... Pour la première fois, il regardait Fiora avec des yeux différents, s’attachant à la finesse de la taille, à la rondeur exquise de la gorge moulée par le tissu chatoyant, à l’ivoire si doucement rosé de la peau soyeuse, à la délicatesse d’une main fine maniant une pièce précieuse... La pensée qu’un homme pouvait prétendre posséder ce miracle de grâce et de beauté lui fut soudain intolérable. Il ressentit l’envie brutale d’appeler ses gens, de faire jeter dehors l’insolent prétendant... mais Khatoun avait vu les deux hommes et d’un geste léger les désignait. Fiora leva les yeux et repoussa son siège...
– Père, reprocha-t-elle gaiement, il me semble que tu rentres bien tard et que...
Elle reconnut soudain Philippe, dont la haute taille dominait celle de Beltrami, et une vague de sang empourpra ses joues. Pour cacher son trouble, elle esquissa une révérence.
– J’ignorais que nous eussions un hôte, murmura-t-elle. Tu aurais dû nous faire prévenir.
– Ma visite est tout à fait impromptue, dit doucement Philippe, et je vous supplie, demoiselle, de me pardonner si elle vous prend au dépourvu. Il se peut d’ailleurs que je ne sois pas votre hôte... très longtemps.
– Veuillez nous laisser, dame Léonarde, dit Beltrami brièvement. Toi aussi Khatoun...
Les yeux pleins de muette interrogation, les deux femmes sortirent sans un mot, laissant Fiora seule face aux deux hommes. Quand la porte se fut refermée sur elles, Beltrami vint prendre sa fille par la main et la conduisit jusqu’au siège qu’elle venait d’abandonner.
– Assieds-toi, mon enfant, dit-il doucement. Ce que nous avons à te dire est grave... d’une extrême importance pour l’avenir...
– Ce que... vous... avez à me dire ? Êtes-vous donc deux à parler à cette heure ?
– En effet...
Beltrami sentit sa gorge se serrer et déglutit nerveusement. L’instant terrible était venu, cet instant qu’il s’était laissé imposer parce que cet homme connaissait son secret... Et tout à coup, il eut hâte d’en finir. Tout valait mieux que l’incertitude. D’ailleurs Fiora connaissait à peine Selongey, elle n’accepterait jamais de l’épouser... Elle allait, avec un sourire, le refuser comme elle refusait les hommages de Luca Tornabuoni. N’avait-il pas cru s’apercevoir qu’elle était amoureuse de Giuliano de Médicis ? Alors, d’une voix claire, il lança.
– Messire Philippe de Selongey que voici est venu, ce soir, me demander ta main...
Ces paroles à peine prononcées, il eut envie de les retirer. Fiora les accueillait avec dans les yeux une immense surprise mais, déjà, une lumière s’y allumait, une lumière qui lui fit mal...
– Vous voulez... m’épouser ? demanda la jeune fille. Vivement, Selongey mit genou en terre devant elle :
– Il n’est rien que je désire davantage, dit-il d’une voix vibrante. Ce que votre père n’a pas dit, Fiora, c’est que je vous aime et n’aimerai jamais que vous.
– Jamais ? ... Que moi ?
– Tant que je vivrai ! J’y engage ma foi de chevalier devant Dieu qui recevra nos promesses si vous acceptez de devenir mienne !
Fiora regarda le visage arrogant tendu vers elle, ces yeux dont la flamme la brûlait, ces lèvres dont le baiser la hantait, cette grande main qui se tendait vers la sienne. Elle chercha le regard de son père mais Beltrami détournait les yeux. Philippe d’ailleurs ajoutait, plus bas mais plus ardemment :
– Répondez, Fiora ! Voulez-vous être ma femme ? Une joie immense envahit la jeune fille. C’était comme
une de ces grandes vagues bleues, délicieuses et tièdes dans lesquelles, à Livourne, elle s’était baignée, un jour d’été. Le rêve commencé sous les voûtes sévères de Santa
Trinita se continuait et, cette fois, il n’aurait plus jamais, jamais de fin. D’un geste charmant et spontané elle mit ses deux mains dans celle qui s’offrait :
– Oui, dit-elle fermement... oui, je le veux ! Francesco Beltrami ferma les yeux un instant pour ne pas voir Philippe baiser tendrement les doigts menus de celle qui était à présent sa fiancée. Tout était dit et il faudrait que ceci allât jusqu’au bout. La surprise avait été pour lui... Frappant soudain dans ses mains, il appela d’une voix forte :
– Du vin ! Que l’on apporte du vin !
Ne convenait-il pas de célébrer par une libation le prochain mariage de Fiora ? Mais, pour la première fois depuis bien longtemps, Francesco Beltrami avait envie de pleurer...
CHAPITRE IV
LA NUIT DE FIESOLE
Le surlendemain, à la même heure, Fiora, le cœur battant, attendait le moment où, pour jamais, elle serait unie à l’homme qu’elle aimait et qui était entré dans sa vie à la manière d’un ouragan. Tout avait été si rapide que la tête lui tournait un peu...
Quand elle avait donné sa main à Philippe, elle pensait que l’on allait célébrer leurs fiançailles puis que son futur époux repartirait pour combattre aux côtés de son duc. La guerre achevée, il reviendrait pour consacrer leurs épousailles et finalement l’emmener dans son pays afin de la présenter à la cour du Grand Duc d’Occident. Elle imaginait déjà les noces fastueuses qui seraient celles de la fille unique du riche Francesco Beltrami...
Et voilà que rien ne ressemblait à ses rêves d’enfance, que rien ne serait même conforme à la tradition. Il n’y aurait pas de grand souper pour la remise de l’anneau, symbole de l’engagement, et pas d’échange de cadeaux. Les jeunes gens ne viendraient pas tendre, à travers sa rue, le ruban ou la guirlande de fleurs cependant que l’un d’eux, le plus beau, viendrait lui offrir un bouquet, après quoi le fiancé pourrait rompre le fragile obstacle. Il n’y aurait pas de cavalcade de dames pour escorter la mariée jusqu’au Duomo tandis que, dans la loggia del Bigallo, près du Baptistère, les trompettes sonneraient le triomphe de l’amour. Il n’y aurait pas de grand banquet au son de
la musique, pas de bal, pas de noix jetées sur le dallage près de la chambre nuptiale pour empêcher que l’on entende ce qui s’y passait, pas de plaisanteries, pas de rires, pas de chante-fables pour égayer la société, pas de romances...
Tout allait se passer dans la grande villa que Beltrami possédait à Fiesole, de nuit, et comme en secret pour que les Médicis ignorent ce mariage qui pouvait offenser leurs amitiés et leur choix politique. Et puis Philippe était pressé. Il aimait trop Fiora pour accepter de s’éloigner d’elle sans s’être assuré qu’aucun autre homme, jamais, ne pourrait la lui prendre...
– Il en eût été de même après des fiançailles, avait fait remarquer la jeune fille, et même sans aucun autre engagement qu’une parole. Il eût suffit que vous me demandassiez d’attendre. J’aurais attendu... ma vie entière.
– Peut-être m’attendrez-vous durant votre vie entière. Je peux être tué, Fiora, et ne jamais revenir. C’est pourquoi j’ai voulu ce mariage dont la rapidité vous effraie peut-être. Je veux, en repartant, être certain que vous êtes à moi. Regrettez-vous tant les fastes d’un mariage au grand jour ?
– Je regretterais surtout que vous n’ayez pas cette hâte. Je regretterais si je ne vous aimais pas...
Tout était dit. Depuis une heure, Beltrami et son futur gendre étaient enfermés dans le cabinet du négociant avec un notaire qui était un ami sûr. Ils discutaient le sévère contrat que Beltrami entendait assurer à sa fille. Dans sa chambre, Fiora était livrée aux soins de ses femmes. Léonarde, le visage hermétique, et Khatoun dont les doigts tremblaient d’excitation l’avaient revêtue d’une grande robe de satin blanc toute brodée d’or. Dans la masse de ses cheveux, haut coiffés, elles avaient piqué des étoiles d’émeraudes et tressé une fine guirlande d’or et, au bord du décolleté, entre les seins juvéniles, Léonarde avait agrafé une chimère aux yeux d’émeraudes dont les ailes étendues étaient diaprées des mêmes pierres. Tout à l’heure, elles poseraient sur sa tête le grand voile que l’on avait fait bénir le matin même au monastère voisin, selon la règle...
Depuis qu’on lui avait annoncé le mariage de Fiora, la vieille gouvernante n’avait presque pas desserré les dents mais elle avait passé de longues heures à l’église. A Fiora qui lui reprochait de ne pas montrer plus de joie de la voir s’unir à un grand seigneur de la Bourgogne qui était son pays à elle, Léonarde avait répondu :
– Je sais que c’est un grand seigneur et je connais bien le château de Selongey qui est une puissante forteresse et une noble demeure. Je sais que vous épousez un homme vaillant et qu’auprès de lui vous aurez une haute position. Je sais...
– Savez-vous que je l’aime... et qu’il m’aime ?
– Il faut bien qu’il en soit ainsi pour bâcler un mariage en deux jours et, je vous l’avoue, je comprends mal votre père, un homme si sage, si mesuré, de donner son accord à pareille...
– Folie ? Il faut croire que mon père sait que d’une folie apparente peut naître un grand bonheur.
Léonarde n’avait rien répondu mais elle avait rougi un peu. Mieux que quiconque, elle savait que Francesco Beltrami était capable d’actes apparemment insensés et elle avait essayé de lui parler mais, se dérobant à une explication, le négociant avait été impossible à atteindre, comme s’il fuyait. Aussi, la vieille dame avait-elle choisi le silence... mais Khatoun parlait pour deux.
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