La petite Tartare ne cessait de vanter la magnificence du fiancé et de prédire à sa jeune maîtresse un univers d’amour partagé que pour chanter, en s’accompagnant d’un luth, toutes les chansons de son répertoire. Elle avait, sans hésiter, promis de ne révéler à personne ce qui allait se passer et Fiora savait qu’elle se ferait tuer plutôt que trahir un secret confié à son cœur.

Le plus pénible, pour Fiora, était de ne rien pouvoir dire à son amie Chiara. Elle eût aimé, au moins, avoir auprès d’elle cette charmante fille à l’heure où son mariage serait bénit. Elle eût aimé pouvoir partager avec Chiara toute cette joie, tout ce bonheur dont son cœur débordait mais Beltrami s’était montré intraitable :

– N’oublie pas que sa Colomba est la langue la plus agile de toute la ville ! Lui confier un secret c’est le partager avec les courants d’air. En outre, il faut te souvenir que les Albizzi ont été longtemps plus riches et plus puissants que les Médicis, qu’ils ont été exilés et ce serait, peut-être, les mettre dans un mauvais cas que les mêler à ce mariage. D’aucuns pourraient trouver cela étrange.

– N’aurai-je donc jamais le droit de porter devant tous, le nom de mon époux ? J’aimerais tant...

– Que l’on te sache comtesse ? fit Beltrami en souriant.

– Non. Que l’on sache que je suis « sa » femme...

– Cela viendra, sois sans crainte ! Et plus vite peut-être que tu ne le crois. Je veux seulement prendre mon temps pour l’annoncer moi-même au Magnifique. Ce sera plus facile s’il peut croire que tu t’es mariée... à mon insu !

Cette fois Fiora avait compris. Elle connaissait assez les Médicis pour savoir à quel point ils étaient soucieux de leur autorité et cela d’autant plus qu’elle ne leur était pas légalement accordée. Et elle se laissa aller à la joie d’être bientôt à Philippe. Mais, à mesure que l’heure en approchait, son cœur battait sur un rythme plus rapide...

Elle rêvait, debout auprès d’une fenêtre d’où l’on découvrait le jardin en terrasses et, plus bas, Florence tout entière étendue comme un tapis gris et rose au pied de l’ancienne acropole étrusque et romaine qu’avait été Fiesole. De la splendeur d’autrefois il ne restait qu’une enceinte de murailles cyclopéennes, enceinte à demi-écroulée, et beaucoup de pierres anciennes provenant de ce qui avait été un théâtre. Il y avait des vestiges dans presque tous les jardins et, des jardins, il y en avait partout car, si Fiesole avait cessé d’être une cité guerrière, elle demeurait un lieu de plaisance et certainement l’endroit le plus charmant des environs de Florence. Même quand les jardins, comme en ce début de février, n’avaient plus de fleurs, il restait la douceur des vallonnements que soulignaient les fuseaux noirs des cyprès et des ifs, les teintes assourdies de la terre et des oliviers argentés dont les murets de pierres rousses retenaient les racines tordues, l’élégance des quelques demeures patriciennes et, sur la petite place de ce qui n’était plus qu’un gros village, le charme contrasté d’une vieille cathédrale romane à campanile crénelé auprès d’un gracieux palais neuf.

Le soleil s’était couché dans une gloire pourpre annonciatrice de vent dont il demeurait un reflet aux toits du petit couvent franciscain qui couronnait la colline et où l’on conservait le corps du grand saint Antonin, que tout Florence vénérait. C’était dans sa chapelle qu’à la nuit close Fiora et Philippe seraient mariés par le vénérable abbé...

Selongey, son écuyer Mathieu de Prames qui lui servirait de témoin et les quelques hommes qui composaient son escorte avaient franchi les portes de Florence au matin sans esprit de retour. Par un chemin détourné, ils avaient gagné la villa de Beltrami et y étaient entrés par le porche des communs où ils allaient attendre leur vrai départ prévu pour le lendemain matin au petit jour. Seuls, les deux nobles avaient pénétré dans la maison mais, ce que Fiora ignorait c’est que, dans le coffre de son père, reposait déjà une lettre de change de cent mille florins d’or payables chez les banquiers Fugger d’Augsbourg et qui représentaient sa dot quasi royale...

Longtemps, Fiora resta là, regardant mourir le jour et la nuit envahir peu à peu le merveilleux tableau ne laissant plus visibles que des points lumineux, feux sur les remparts ou lumières diverses. Ils composaient un prolongement du ciel où s’allumaient quelques étoiles. Ce soir qui tombait tirait un rideau sur les jours insouciants d’une enfance heureuse et, demain, quand reviendrait le jour, il éclairerait un être nouveau, né de la mystérieuse magie de l’amour.

Comme la plupart des filles de son temps, Fiora savait que ce n’était pas la bénédiction nuptiale qui faisait éclore la femme mais l’union de deux corps et que cette union, au début tout au moins, pouvait être douloureuse, insupportable parfois quand l’acte d’amour devenait viol comme elle l’avait entendu raconter dans les récits de saccages de Volterra et de Prato, peu de temps auparavant, par les mercenaires de Florence. Elle ne craignait rien de semblable de la part d’un homme qui l’aimait et auquel elle était heureuse de s’offrir puisqu’il lui avait suffi d’un baiser pour la conquérir.

L’entrée, silencieuse pourtant, de Léonarde, vint mettre fin à sa rêverie. La gouvernante apportait avec elle le voile dont elle enveloppa la jeune fille, et une grande mante noire à capuchon sous laquelle disparut la robe brillante.

– C’est l’heure ! dit-elle. Venez ! On nous attend... Puis, brusquement, elle saisit Fiora aux épaules et l’embrassa avec une grande tendresse.

– J’espère que vous serez heureuse, mon agneau, et surtout que vous le serez longtemps.

– Je n’ai jamais été aussi heureuse ! murmura Fiora, sincère. Messire Philippe n’a-t-il pas tout ce qu’il faut pour assurer ce bonheur ?

– Certes, mais c’est un soldat et cela ne simplifie pas les choses. Vous aurez à subir de longues absences...

– Les retours n’en seront que plus merveilleux ! Allons, à présent, puisque l’on nous attend.

Léonarde ne répondit pas, se contentant d’ouvrir la porte devant cette enfant qu’elle croyait si bien connaître et qui semblait changer d’instant en instant. Ce mariage, décidément, lui plaisait de moins en moins mais elle se savait impuissante à freiner la roue du destin si brusquement mise en marche.

Quatre silhouettes noires, celles de Beltrami, de Philippe, de son ami Prames et du notaire Buenaventura attendaient sous le portique d’entrée. Quand les deux femmes les rejoignirent, le négociant prit la main de sa fille et se dirigea vers l’entrée des jardins plongés dans l’obscurité. Aucune lumière n’éclairait le chemin mais la nuit n’était pas trop sombre et permettait de se déplacer sans accidents.

Franchies les limites de la propriété, on trouva vite le sentier qui montait au monastère. Aucun bruit ne se faisait entendre. La campagne alentour était silencieuse comme si elle retenait son souffle. On n’entendait ni le vol d’un oiseau, ni l’aboiement d’un chien, ni le passage dans l’herbe d’un des nombreux habitants des champs. Dans les amples manteaux qui les recouvraient, les six promeneurs ressemblaient à une théorie de fantômes... Fiora, elle, se déplaçait comme dans un rêve...

Comme dans un rêve, elle vit s’ouvrir la porte de la petite chapelle à peine éclairée par un gros cierge posé à terre dans un chandelier d’argent et par deux bougies à chaque bout de la vieille pierre d’autel recouverte d’une nappe immaculée. Il faisait sombre et froid. Aucun apparat pour cette messe nocturne, seuls les vases sacrés étaient de précieuses pièces d’orfèvrerie et la chasuble du moine qui allait officier plus dorée encore que la robe de la mariée.

Comme dans un rêve, elle entendit se dérouler le rituel, elle offrit sa main au lourd anneau d’or qu’y passa Philippe. Les paroles du prêtre et les reniflements de Léonarde qui se laissait aller à pleurer troublaient seuls le silence où s’enveloppait le couvent. La réalité revint avec, au sortir de l’église, le retour vers la maison au bras de Philippe et le visage crispé de Francesco Beltrami quand, à l’instant de monter, avec Léonarde et Khatoun, vers la chambre préparée pour la nuit de noces, Fiora offrit son front à son baiser et à sa bénédiction... A l’instant où sa fille le quittait pour rejoindre non son lit de jeune fille mais celui d’un homme, Beltrami, pâle jusqu’aux lèvres, avait la figure d’un martyr dans les tourments. Mais quelles tortures pouvaient être pires que ce qu’il éprouvait ? A l’humiliation d’avoir dû céder à un chantage, se joignait une dévorante jalousie. A cet instant, il avait envie de tuer cet homme trop séduisant qui n’avait eu besoin que d’un moment pour conquérir le cœur de Fiora et qui, à présent, avait le droit d’entrer en maître dans sa chambre et de posséder son corps.

Parce qu’il était honnête, il se demanda si tous les pères éprouvaient cet affreux sentiment de frustration, cette douloureuse tension charnelle ? Les souvenirs qu’il gardait d’autres épousailles lui répondirent par la négative et il eut honte des pensées qui l’avaient envahi, des images que son imagination enfiévrée lui avait montrées. Si Fiora avait été réellement son enfant tout ceci lui eût sans doute été épargné mais elle n’était pas sa fille selon la chair et lui-même réagissait comme un homme à qui l’on vient de prendre la femme qu’il aime. C’était Marie qu’il perdait pour la seconde fois...

Cette nuit-là, le sage Francesco Beltrami but un peu plus que de raison en attendant le jour, ce jour triomphal qui lui apporterait la fin du cauchemar, qui verrait partir sans espoir de retour le Bourguignon détesté et qui lui laisserait Fiora pour tout le temps qui lui resterait à vivre. Pour l’instant, il était trop pénible de s’avouer que c’était cette seule circonstance qui l’avait incité à accepter la demande insensée de Selongey. Le comte n’aurait qu’une seule nuit. Lui, il aurait toute la vie, ce qui n’eût jamais été possible avec un époux florentin...

Pendant ce temps, dans la grande chambre d’apparat doucement chauffée, parfumée et ornée de fleurs et de feuillages, Léonarde et Khatoun préparaient Fiora pour la nuit. Elles défirent l’édifice compliqué de sa coiffure puis peignèrent, brossèrent, lustrèrent ses longs cheveux noirs jusqu’à ce qu’ils fussent aussi brillants, aussi doux que du satin. Elles la dépouillèrent de ses bijoux, de sa robe somptueuse, de son linge, massèrent doucement son corps et ses jambes d’une huile légère et parfumée qui sentait la forêt et l’herbe fraîchement coupée. Puis, la prenant chacune par une main, elles la conduisirent nue jusqu’au grand lit à colonnes drapé de velours pourpre à crépines d’or qui, massif comme un autel de sacrifices, occupait tout le centre de la pièce.

Elles l’étendirent entre les draps soyeux que l’on avait bassinés après avoir étalé, sur l’oreiller, ses cheveux en une noire et brillante auréole. Puis Léonarde alluma la veilleuse du chevet, embrassa Fiora sur le front et ferma les rideaux du lit avant de se retirer avec Khatoun qui chantonnait en s’accompagnant de son luth...

Le son de l’instrument s’éteignit peu à peu et Fiora, le cœur battant follement dans la poitrine, demeura seule dans la lueur rougeoyante de la veilleuse...

Elle n’eut pas longtemps à attendre. Il y eut le léger grincement de la porte, un bruit de pas atténué par les tapis, enfin le glissement des rideaux écartés à deux mains. Fiora ferma les yeux mais les rouvrit presque aussitôt ne voulant perdre aucune image de cette nuit unique. Elle vit Philippe. Debout auprès du lit, les mains encore accrochées aux courtines de velours, il la regardait et ses yeux étincelaient dans son visage bronzé. A l’exception d’un court caleçon blanc, il était nu et la flamme vacillante de la lampe à huile faisait vivre les muscles puissants mais sans lourdeur de ses cuisses, de sa poitrine, où frisait une courte toison, et de ses bras.

Fascinée, Fiora le regardait, pensant qu’il était plus beau encore que cette statue d’Hermès dont Lorenzo de Médicis était si fier mais, déjà, il avait saisi le drap et la couverture et d’un geste vif les rejetait au pied du lit... Les joues soudain brûlantes, Fiora referma les yeux attendant qu’il parlât, qu’il dît quelque chose, n’importe quoi, qu’il fit un geste mais Philippe ne se pressait pas. Il avait pris la veilleuse et l’élevait au-dessus du corps nerveusement raidi de la jeune fille. Il vit qu’elle tremblait et sourit :

– De quoi as-tu peur ? Ton miroir ne t’a-t-il jamais dit que tu étais belle ? ... Si belle ! ... si douce ! ...

Il reposait la veilleuse et, se laissant tomber à genoux, posa ses lèvres sur le ventre de Fiora qu’un long frisson parcourut. Il le sentit et eut un rire léger :