– Parce que je ne suis pas sûr de son aide. C’est un homme imprévisible. Il peut être la bonté même ou de la plus froide cruauté. Ses vues sont lointaines parce qu’il est un grand politique et l’on ne peut jamais savoir comment il accueillera une requête... ou une confession. Cela dépend souvent de la place que l’affaire peut prendre dans la mosaïque minutieuse que compose sa politique. Peut-être ne partirez-vous pas du tout mais peut-être aussi devrez-vous quitter la ville au plus vite. Je vous demande seulement d’être prête.

– Nous le serons, soyez sans crainte.

– C’est bien ! Après le souper, je vous demanderai de revenir ici afin que je règle, avec vous, certaines affaires qui me tiennent à cœur. Il me faut prévoir le cas... où je ne reverrais plus Fiora. Son cas est de ceux qui ne peuvent qu’attirer l’anathème de l’Eglise.

– Je croyais que l’Église importait peu au seigneur Lorenzo ? fit Léonarde, sarcastique. Seuls les philosophes, les poètes et les dieux grecs ont droit à sa vénération...

– ... mais il lui arrive de faire retraite dans l’une des cellules de San Marco. Il est vrai que je l’ai souvent soupçonné de n’y aller que pour contempler à son aise les peintures divines de l’Angelico car il demande chaque fois une cellule différente. Mais le fait est qu’il y va, qu’il montre beaucoup d’humble respect au prieur et qu’il entretient avec l’évêque les meilleures relations. Il faut nous méfier...

Après le souper qu’il prit seul en compagnie de Léonarde, Francesco Beltrami s’enferma avec elle dans le studiolo où la chandelle brûla une grande partie de la nuit. Avant la partie difficile qu’il allait jouer, l’homme le plus riche de Florence après les Médicis mettait ses affaires en ordre avec cette vieille fille rencontrée jadis par hasard mais qui était désormais la seule personne, peut-être, au monde à qui il fît entièrement confiance, en dehors de sa fille.

Pendant ce temps, étendue sur son lit et les yeux grands ouverts, Fiora, qui n’avait pas versé une larme, réfléchissait. Sous le coup des révélations de son père, elle avait vu s’écrouler son enfance, ses croyances, ses rêves et ses espérances. Elle se croyait née d’un des hommes les plus riches d’Europe et elle n’était que le fruit d’amours maudites, elle croyait à l’amour d’un homme et cet homme ne voulait d’elle que son corps et sa dot, elle était mariée et pourtant elle n’avait pas le droit de porter son nom d’épouse parce que celui qui le lui avait donné la méprisait au point de préférer la mort à la vie à ses côtés. Il se voulait un chevalier sans peur et sans reproche, il portait au cou la Toison d’or que bien des princes enviaient et, cependant, il avait abusé impitoyablement de son cœur, de son innocence et de sa confiance. Il était parti sans même un dernier baiser en sachant bien qu’il ne reviendrait pas et que cette épouse d’une nuit l’attendrait indéfiniment jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de larmes et que ses cheveux blanchissent. Il avait éveillé en elle la passion, le goût de l’amour mais il n’avait consenti à lui donner qu’une seule nuit en échange d’une énorme masse d’or qu’il s’en était allé porter à son maître bien-aimé. Ce maître qui n’avait pas eu pitié de son jeune écuyer et qui l’avait laissé mourir misérablement sur quelques planches tendues de noir, damné à la face du ciel en compagnie de cette sœur trop charmante et qu’il aimait plus que tout au monde...

A mesure que coulaient les heures de cette nuit de désespoir, Fiora faisait le lent et amer apprentissage de la haine. Lasse d’avoir vainement tenté de lui arracher une parole, Khatoun avait fini par s’endormir, roulée en boule au pied du grand lit, son luth inutile entre ses bras. Elle semblait si petite, si fragile et si perdue que Fiora, émue, se leva pour étendre sur elle une chaude couverture. La tendresse de son cœur, Fiora était décidée à la garder pour ceux qui étaient faibles et qui pouvaient avoir besoin d’elle.

Il était une heure après minuit environ quand Léonarde pénétra chez elle sur la pointe des pieds pensant la trouver endormie, épuisée par les larmes versées. Elle sursauta en découvrant, dans la lumière jaune de sa chandelle, Fiora debout au pied de son lit comme une blanche apparition...

– Vous ne dormez pas ? fit-elle sans trop songer à ce qu’elle disait.

– Il me semble que c’est évident...

– Alors, vous allez m’aider. Et Khatoun...

– Laissez-la dormir ! Elle a beaucoup pleuré, ce soir...

– Plus que vous, à ce que l’on dirait, Fiora ? Pourtant...

– Je ne peux pas pleurer. Je crois, pourtant, que j’aimerais, que cela me ferait du bien mais c’est impossible. Il me semble que mon cœur s’est desséché d’un seul coup, fit-elle d’une voix plaintive. C’est peut-être parce que je ne sais plus sur qui ou sur quoi pleurer : sur mes parents si vilainement assassinés, sur mon père qui est à présent en danger, sur moi-même qui...

– ... qui êtes en danger autant que lui ! Nous philosopherons sur la valeur et l’intérêt des larmes une autre fois. Pour cette nuit, nous avons mieux à faire...

Elle retournait à la porte, en revenait, tirant après elle un coffre de voyage en cuir clouté qu’elle amena au milieu de la chambre avant d’aller en chercher un autre, puis un troisième et enfin un quatrième beaucoup plus petit et qui devait tenir aisément à l’arçon d’une selle...

– Que prétendez-vous faire ? demanda Fiora.

– Vos bagages. Demain à midi nous partons pour Livourne où nous attendrons des nouvelles de votre père...

Tout en pliant dans les malles les robes, les manteaux le linge et les souliers de Fiora, Léonarde fit part à la jeune femme des décisions de Beltrami : il fallait que sa fille fût loin de Florence au moment où Hieronyma lancerait sa dénonciation. Fiora s’efforçait de l’aider mais n’était visiblement pas à ce qu’elle faisait et Léonarde finit par lui arracher la robe qu’elle tenait pour la ranger elle-même.

– Laissez-moi faire ! J’irai plus vite sans vous !

– Mais si mon père ne nous rejoint pas à Livourne, que ferons-nous ?

– Le capitaine de la Santa Maria del Fiore aura des ordres. Si, au bout de quarante-huit heures, messer Beltrami ne nous a pas rejointes, il devra mettre à la voile pour nous conduire en France. Ce sera un long voyage car nous irons, par mer et fleuve jusqu’à Paris où nous prendrons logis chez le frère de lait de votre père, Agnolo Nardi, qui tient là-bas le comptoir de la maison. Et puis nous verrons... A présent dépêchons-nous...

– C’est inutile. Je ne veux pas quitter mon père. Nous partirons avec lui ou pas du tout.

Léonarde qui venait de boucler les courroies d’un coffre se redressa et, les mains sur ses reins douloureux, demanda :

– Vous aimez votre père ?

– Quelle question ! Naturellement je l’aime !

– Alors obéissez-lui sans chercher à faire de l’héroïsme ! S’il a décidé cela, c’est parce qu’il pense que c’est la meilleure chose à faire. Vous trouvez qu’il n’est pas assez malheureux avec ce démon femelle qui prétend mordre au plein de sa chair ? Vous trouvez qu’il n’a pas assez peur ?

– Je ne veux pas aggraver ses soucis mais ne ferions-nous pas mieux de fuir tous ensemble ? Nous aurions pu partir hier soir...

– Fuir, c’est s’avouer coupable ou tout au moins avouer que l’on a peur. Peut-être ne partirons-nous jamais pour la France. Cela dépend du Médicis ! Imaginez que, pour éviter le scandale, il décide de vous marier au cousin Pietro ? Au moins votre père pourra dire que vous vous êtes enfuie et qu’il ignore où vous êtes. Mais si le cousin Pietro vous tente...

– Comment osez-vous me parler de la sorte ? Je suis mariée et vous le savez.

– Je sais surtout qu’un mariage, surtout secret, peut s’annuler. C’est souvent une question d’argent. Et l’on dit que le pape Sixte IV aime l’argent plus qu’il ne convient à un souverain pontife. Alors, vous avez compris ?

– Oui. Finissons cela et puis essayons de prendre un peu de repos. Vous êtes bien pâle, Léonarde !

– Si vous voulez tout savoir, je suis morte de fatigue. Et je serai contente en effet de me coucher une heure ou deux. Surtout si demain il faut passer la moitié de la journée à cheval.

Les bagages étaient terminés. On n’avait gardé que les vêtements pour le lendemain. Ce qui était nécessaire pour la route était rangé dans le petit coffre. Les autres furent poussés dans une pièce de débarras attenante à la chambre de Fiora. Avant de se retirer, Léonarde prit la jeune femme aux épaules pour l’embrasser mais ne la lâcha pas aussitôt :

– De quoi souffrez-vous le plus, Fiora ? demanda-t-elle gravement. De la révélation de votre origine... ou de la conduite de votre époux ?

– C’est sans commune mesure. J’aimais ma mère sans la connaître et je crois que je l’aime plus encore pour tout ce qu’elle a souffert. Quant à Philippe de Selongey... oh ! je voudrais le voir mort !

– Et pourtant vous pleurerez, le jour où vous apprendrez qu’il a été tué. Me croirez-vous si je vous dit qu’il vous aime plus qu’il ne l’a cru lui-même, qu’il a été pris à son propre piège ?

– Je vous ai toujours crue... mais cette fois, il me faudrait une preuve éclatante ! Encore n’est-il pas certain que je lui pardonnerais... Allez dormir !

Léonarde se disposait à sortir quand Fiora la retint :

– Un instant, s’il vous plaît !

Avec des doigts qui ne tremblaient pas, elle tira la chaîne pendue à son cou, sous sa chemise, l’ouvrit, y prit l’anneau d’or que lui avait donné Philippe et le tendit à la vieille demoiselle :

– Tenez ! Faites-en ce que vous voulez ! Je n’ai plus envie de le porter...

Léonarde la regarda au fond des yeux et y lut sans doute une volonté absolue car elle prit la bague sans rien dire puis sortit.

Restée seule, Fiora se recoucha mais ne réussit pas à trouver le sommeil en dépit de sa lassitude. L’angoisse qui s’était emparée d’elle à San Miniato revenait depuis que Léonarde était sortie, si douloureuse que Fiora dut lutter pour ne pas courir après la vieille demoiselle afin de lui demander de la laisser dormir auprès d’elle comme elle l’avait fait si souvent quand elle était enfant. Son orgueil la retint. A sa propre surprise d’ailleurs : pouvait-il vraiment lui rester encore une once d’amour-propre après tout ce qu’elle avait entendu dans la soirée ?

Elle se leva, alla boire un peu d’eau miellée, s’approcha de la fenêtre pour regarder la nuit qui s’étendait au-dessus de la ville, constellée comme un manteau royal, écouta un moment les bruits familiers, les pas de la milice raclant les pavés, le grincement d’une rame sur le fleuve, le cri d’un oiseau de mer, la cloche d’un couvent sonnant matines. La pensée que, demain sans doute, elle ne les entendrait plus lui fut pénible : elle découvrait qu’elle était attachée à ces humbles choses. A moins que Lorenzo ne se montrât magnanime et n’agît en ami véritable, ce dont elle ne pouvait s’empêcher de douter, elle coucherait demain dans quelque auberge du chemin et, le soir suivant, à bord de la Santa Maria del Fiore, ce navire qui jadis l’avait amenée de France avec sa nourrice et Léonarde et qui bientôt peut-être la conduirait vers un inconnu qui l’effrayait un peu mais uniquement parce qu’elle craignait de l’affronter sans le bras rassurant de son père. Si Francesco la rejoignait, tout serait tout de suite beaucoup plus facile...

Brusquement, le souvenir de la prédiction de Démétrios traversa son esprit. Le médecin avait dit qu’elle serait loin de Florence et qu’elle ne serait pas heureuse quand la mort emporterait Simonetta, et ce fut pour elle d’une évidence aveuglante. Elle allait partir, pour toujours peut-être et son père ne serait pas avec elle puisqu’elle aurait cessé d’être heureuse...

– Je ne partirai pas ! décida-t-elle tout haut, Léonarde pourra dire ce qu’elle voudra : je resterai avec mon père. Il arrivera ce qu’il arrivera ! Le désastre ne peut pas être plus grand qu’il n’est...

Forte de cette résolution, elle regagna son lit où Khatoun dormait toujours protégée par sa bienheureuse innocence, ferma les yeux... et sombra d’un seul coup dans le sommeil.

Quand elle s’éveilla, il était déjà très tard et elle houspilla Khatoun qui l’avait laissée dormir jusqu’au milieu de la matinée :

– Dame Léonarde a ordonné ! plaida la petite. Mais Fiora ne l’écouta pas. Elle s’était promis, dans la nuit, d’avoir un entretien avec son père avant qu’il ne parte pour le palais Médicis et, espérant qu’il n’était pas encore trop tard, elle s’élança hors de sa chambre. Rinaldo, qu’elle rencontra dans la galerie chargé de plusieurs vêtements qu’il voulait nettoyer, lui apprit que Francesco était parti depuis une grande heure... Elle se mit alors à la recherche de Léonarde mais celle-ci était aux cuisines et Fiora avait défense d’y descendre autrement qu’en la compagnie de la gouvernante quand celle-ci lui enseignait les devoirs d’une bonne ménagère et les secrets de la conduite d’une grande maison. D’autre part, elle n’avait pris le temps d’enfiler sur sa chemise qu’une légère robe d’intérieur et elle était pieds nus.