L’écho de leurs voix s’attarda même après que les portes furent refermées et Fiora resta là, à les écouter, en contemplant l’ordonnance fraîche du jardin intérieur, planté de lauriers, d’ifs et de citronniers qui entouraient les plates-bandes cernées de petit-buis où les nonnes cultivaient des plantes médicinales. Au milieu, il y avait une vasque de pierre avec un mince jet d’eau où les oiseaux venaient boire. Et c’était une image si belle, si apaisante et si douce que la captive resta là un long moment à la contempler. C’était sans doute l’une des dernières qu’il lui serait donné d’admirer mais, du moins, ses yeux pourraient-ils s’emplir de beauté jusqu’au moment du départ. Ensuite, il n’y aurait plus qu’à les lever vers le ciel puis à les fermer... pour ne plus les rouvrir.
Mais, chose étrange, plus Fiora s’efforçait à la résignation, moins elle y parvenait.
La journée fut longue. La captive la passa presque tout entière à observer le jardin et le vol des pigeons. Encore perdit-il beaucoup de son charme quand elle put apercevoir Hieronyma toujours vêtue de ses draperies funèbres, qui s’y promenait au bras de la mère Maddalena comme si elles se connaissaient depuis longtemps... Et soudain, elle se souvint de ce que lui avait dit Chiara à l’une de leurs visites : la supérieure des dominicaines cousinait sans doute avec les Albizzi mais elle avait eu pour mère une Pazzi. C’était dans cette parenté qu’il fallait chercher la cause du traitement de faveur dont jouissait son ennemie. Celle-ci demeurait un membre de la noblesse florentine alors qu’on lui refusait à elle-même le droit de se dire la fille de Francesco Beltrami. L’autre était reçue comme une amie alors qu’on ne voyait en Fiora qu’une prisonnière.
Cependant, sa menace de dénoncer publiquement le traitement indigne qu’on lui faisait subir avait porté ses fruits avec ce changement de chambre. Et quand, au milieu du jour, on lui porta son repas, celui-ci, sans être fastueux, était convenable : des boulettes de viande accompagnées de pâtes, un morceau de pain blanc. Seule l’eau était toujours la même... Fiora dévora le tout en pensant que la faim n’est pas une bonne compagne de combat et que l’on se bat mieux lorsque l’on est en pleine possession de ses forces. Cette idée lui tint compagnie tout le reste du jour mais, quand le soir tomba, l’angoisse reparut. Il eût été doux alors d’avoir auprès d’elle une amie à qui se confier or, dans ce couvent où naguère encore on lui souriait, aucun visage ne souhaitait plus se tourner vers elle. Pire encore : personne ne voulait plus l’approcher.
Les nonnes étaient de nouveau à la chapelle pour chanter complies, qui est le dernier office du soir quand soudain, celle qui était venue la chercher le matin même reparut, toujours aussi froide, toujours aussi lointaine, une chandelle à la main.
– Pose ce voile sur ta tête ! ordonna-t-elle en désignant le tissu blanc dont Fiora n’avait pas jugé utile de se couvrir, et suis-moi !
– Où allons-nous ?
– Tu le verras bien ! Mais je te conseille une attitude moins arrogante ! Là où je te conduis, un comportement modeste s’impose et non ce regard assuré et ce nez au vent !
– Depuis ma plus tendre enfance, on m’a enseigné à tenir la tête droite... en quelque circonstance que ce soit !
La religieuse haussa les épaules, sortit de la cellule et s’engagea dans la travée du cloître opposée à celle qui menait à la chapelle. Fiora suivit. Le courant d’air qui régnait là couchait la flamme de la bougie, inutile d’ailleurs : la nuit où baignait le jardin clos était claire, suffisamment pour que l’on pût se diriger et Fiora, qui avait été enfermée depuis le matin, en respira les odeurs fraîches avec délice. Mais en fait on n’alla pas loin : juste de l’autre côté du cloître où la nonne ouvrit une porte basse et fit entrer sa compagne. Les deux femmes se trouvèrent au seuil d’une salle assez grande où la voûte romane s’étayait sur de lourds piliers ronds. Là, derrière une table sur laquelle brûlait un flambeau à cinq mèches, deux personnages étaient assis, immobiles sous les plis noirs et blancs de leurs costumes presque semblables : la mère Maddalena degli Angeli et le moine espagnol de San Marco : fray Ignacio Ortega.
– Merci, sœur Prisca ! dit la prieure. Quant à toi, Fiora, approche. Notre vénérable frère Ignacio que voici désire te poser quelques questions. N’oublie pas, en lui répondant, qu’il est un envoyé de notre Saint-Père le pape Sixte que Dieu veuille nous conserver en santé et en sainteté.
Fiora s’inclina sans mot dire mais en se demandant ce que faisait un envoyé du pape dans ce couvent de femmes et à cette heure nocturne. Elle ne voyait pas bien non plus ce qu’il pouvait avoir à lui dire mais, se rappelant que c’était lui qui avait proposé le jugement de Dieu, elle pensa qu’il lui fallait se tenir sur ses gardes.
Il y eut un silence. Adossé à la chaire de bois foncé sur laquelle il était assis, le moine, les yeux à demi fermés, regardait la haute et mince silhouette blanche qui se tenait devant lui droite et digne, sans peur apparente mais sans forfanterie. Les flammes du chandelier ciselaient les traits du délicat visage et mettaient des reflets dorés dans les grands yeux gris sous la blancheur du voile d’où glissait, sur une épaule, l’épaisse natte de cheveux brillants. Fray Ignacio mordilla ses lèvres minces qu’il humecta ensuite du bout de sa langue. Puis, quittant avec un soupir sa pose détendue, il vint s’accouder à la table :
– Tu prétends t’appeler Fiora Beltrami ? demanda-t-il après avoir jeté un coup d’œil à quelques papiers posés devant lui.
– Je ne me suis jamais appelée autrement. La révérende mère ici présente peut l’attester ; elle me connaît depuis longtemps.
– Il semblerait que la révérende mère ait été abusée par toi comme tous ceux de cette ville et que tu n’aies aucun droit à ce nom.
– J’ai le droit que m’a accordé la Seigneurie en contresignant l’acte d’adoption que lui avait remis mon père.
– Mais cet acte d’adoption était un faux puisque ton... père a sciemment trompé la Seigneurie. En réalité, tu es la fille de deux misérables que la justice de Dieu a dû plonger au fond des Enfers.
– Dieu seul peut dire ce qu’est sa justice et je crois, moi, avant tout, à sa miséricorde.
La voix de Fiora demeurait ferme comme son attitude. Relevant tout à fait ses paupières fripées, fray Ignacio la fixa comme si, par l’intensité même de son regard, il eût voulu la réduire à la soumission. Fiora rencontra ces yeux sans couleur définie et ne baissa pas les siens. Une légère rougeur colora les joues maigres du moine espagnol.
– Attitude commode ! Est-ce parce que tu crains cette justice ? Pourtant, tu as accepté bien facilement de te soumettre à la sentence de l’ordalie ? Il est vrai que tu y as été un peu obligée... Ce n’est pas toi qui as accepté la première mais celle que tu as accusée. Si elle est innocente, ainsi que tout porte à le croire, tu vas mourir. Ne crains-tu pas la mort ?
– Je mentirais si je disais que je ne la crains pas. J’ai dix-sept ans, révérend père... Mais si j’ai raison, je ne mourrai pas. Hieronyma, par contre, mourra et c’est à elle qu’il faudrait demander pourquoi elle a accepté si facilement...
– Mais justement, parce que sa conscience est aussi pure que son âme, s’écria la mère Maddalena, et parce que sa foi en Dieu est totale. Je ne suis pas certaine que l’on puisse en dire autant de toi !
Levant la main dans un geste apaisant, fray Ignacio mit fin à l’intervention de la prieure.
– Nous verrons cela plus tard. Qui est ton confesseur ?
Fiora hésita. Elle se confessait assez rarement, tantôt au curé de Santa Trinita tantôt au desservant d’Orsanmichele sans qu’il soit possible de dire lequel avait sa préférence. C’était une question d’heure et d’humeur car n’ayant jamais commis de grave péché, il lui semblait sans intérêt d’aller confier ses plus intimes pensées à un presque inconnu. Elle avoua franchement cette double participation à sa vie religieuse et comprit aussitôt qu’elle venait de scandaliser grandement fray Ignacio en voyant son grand nez se pincer :
– Quoi ? Pas de directeur de conscience ?
– J’ai toujours eu confiance en la sagesse et la droiture de mon père. C’est lui qui était mon directeur de conscience...
– Un homme qui savait si bien mentir ? Et qui, naturellement, ne te poussait guère vers l’Église. C’est à elle que tu aurais dû être confiée dès ta naissance afin que tu puisses expier, dans les rigueurs bienfaisantes d’un couvent, le crime de ta conception et le lourd péché dont le baptême n’a pu suffire à te laver...
– Mon père ne pensait pas qu’il me fallût payer ainsi pour ce que je n’avais pas commis. Il voulait que je me croie, toujours, une fille comme les autres. Il me voulait heureuse...
– C’est sans doute pourquoi, coupa mère Maddalena, il t’a fait élever dans les préceptes impies de ces philosophes antiques dont la pensée infecte cette ville où l’on consacre à ces écrits profanes, aux arts, aux fêtes et au plaisir ce qui devrait n’aller qu’à Dieu.
– Le souverain pontife sait tout cela, ma chère sœur, et s’en soucie grandement Le désordre spirituel de Florence l’afflige d’autant plus que l’exemple déplorable vient d’en haut. Les frères Médicis y font bon marché de la foi chrétienne et de l’honneur des femmes. L’adultère et la débauche s’étalent librement dans leur cour. Ils ont appelé en leurs conseils des gens de petit lieu cependant que par l’exil, la mort ou simplement le dédain, ils en écartaient ceux qui depuis toujours contribuaient à la richesse et au bon renom de la ville... Mais Dieu ne les oublie pas !
Fiora regardait avec stupeur ce moine qui semblait pris d’une sorte de transe. Les yeux fixés à la voûte comme s’il attendait qu’elle s’ouvrît pour livrer passage au châtiment céleste, il s’était dressé et, appuyé des deux poings à la table, il vociférait sa fureur fanatique... et sa haine des Médicis...
– Croyez-vous qu’un jour viendra où l’Antéchrist s’éloignera de nous ? demanda la mère Maddalena, les mains jointes et des larmes dans les yeux.
Fray Ignacio redescendit brusquement sur terre et essuya la sueur qui perlait à son crâne chauve :
– C’est ce qu’espère Sa Sainteté et je n’ai été envoyé ici que pour lui apporter le secours de mes yeux et de mes oreilles. Je suis étranger donc impartial mais ce que j’ai vu et entendu jusqu’à présent me fait regretter que la puissante machine de l’Inquisition, si florissante lorsqu’elle était entre nos mains, ait été finalement confiée aux frères prêcheurs qui ne s’en soucient guère. Il serait cependant souhaitable qu’elle reprenne rigueur dans ces pays et d’ailleurs, la reine Isabelle de Castille par qui j’ai été envoyé à Rome, souhaiterait que le pape en autorisât l’installation dans ses royaumes dont elle poursuit la reconquête sur les Maures infidèles... mais il me semble que nous nous éloignons un peu du cas de cette fille que tout ceci ne saurait concerner. Elle nous regarde avec des yeux ronds qu’il lui faudra apprendre à baisser !
– Pas si éloignés que cela, très révérend frère. N’est-elle pas le pire exemple de ce que produit une éducation où Dieu n’entre pas ?
– Lire des livres n’a jamais empêché quiconque de servir et d’aimer le Seigneur, protesta Fiora indignée. Je crois être aussi bonne chrétienne que...
– Que moi, peut-être ? Tu t’oublies Fiora ! ...
– Laissons cela, ma sœur, et finissons-en ! coupa fray Ignacio sèchement. Pour l’instant, je suis ici pour essayer de sauver une âme s’il en est encore temps. Tu m’as dit tout à l’heure que tu craignais la mort, fille pécheresse ? Je veux bien te croire car tu es, en effet, jeune... et belle, même si cette beauté est l’œuvre du Malin. Alors je te pose une question simple : veux-tu vivre ?
– Je vivrai si Dieu le veut et si le fleuve ne m’engloutit pas, dit Fiora calmement.
– Tu es courageuse, je le reconnais... à moins que tu ne comptes sur l’aide... de l’Autre ?
– L’autre ? Quel autre ?
– Ne fais pas l’innocente car tes yeux n’ont rien d’innocent. Je parle de celui qu’invoquent sorciers et sorcières et tu as tout ce qu’il faut pour en être une. J’ai vu de tes pareilles sourire en face d’un bûcher...
– Ne m’avez-vous fait venir ici que pour m’insulter ? s’écria Fiora révoltée. Je ne suis pas une sorcière, pas plus que ne l’étaient mes malheureux parents dont le seul crime fut d’aimer qui leur était défendu !
– Je ne te conseille pas de les évoquer trop souvent ! Mais soit, je veux bien te croire : tu n’es pas une sorcière, fit le moine d’une voix soudain changée, aussi douce et enveloppante qu’elle avait été dure et coupante. Tu n’es qu’une brebis égarée par de mauvais maîtres. C’est pourquoi je te propose de te sauver.
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