La terreur de Fiora parut l’amuser car il éclata de rire.

– Eh bien, ma belle fiancée, est-ce là tout l’accueil que puisse attendre un amoureux ? On dirait que je te fais peur ?

Cette voix sarcastique rendit à Fiora sa colère que la peur avait chassée un instant. Sans quitter l’abri de ses rideaux, elle riposta :

– Je n’ai jamais eu peur de toi et tu le sais très bien. Je crois même avoir été toujours aimable...

– Certes, certes ! Aimable... oui. Pourtant tu as refusé de m’épouser. Ton « amabilité » n’allait pas jusque-là, n’est-ce pas ?

– On ne peut donner sa main sans donner son cœur. Je suis désolée Pietro mais je ne t’aime pas.

– Ne sois pas si désolée : moi non plus je ne t’aime pas... et même je crois que je te déteste mais je voulais t’avoir à moi.

– Sois franc ! C’était ma dot que tu voulais et ensuite la fortune de mon père...

– Ne te déprécie pas tant ! fit-il avec un ricanement qui passa comme une râpe sur les nerfs à vif de la jeune femme. Bien sûr, je voulais la fortune des Beltrami et elle me revient de droit puisque tu n’es rien. Mais je te voulais, toi surtout, pour t’apprendre à vivre à ma manière. Pour te soumettre à tous mes désirs, à tous mes caprices... Ah, la belle vie que je t’aurais faite, enchaînée jours et nuits à mon lit, comme une chienne... Tu n’as jamais vu mes chiens, je crois ? ... C’est dommage... Ils sont beaux et forts et ils lèchent mes mains pour avoir des caresses. Tu aurais vécu avec eux, partageant leur pitance... J’avais même déjà fait faire un beau collier de cuir brodé d’argent pour ce joli cou. Ah, comme nous aurions été heureux tous ensemble ! Je te voyais déjà dormant nue sur le tapis de ma chambre auprès de Moloch, mon molosse favori, venant à moi sur un simple claquement de fouet... Ce fouet-là, tu vois ? ... et de sous le manteau noir qu’il portait négligemment jeté sur ses épaules, il sortit une longue lanière de cuir tressé qu’il fit claquer. Mais il n’est pas trop tard, tu sais ? Je vais d’abord t’épouser à ma manière, là, sur ce lit de bordel... et puis, on verra comment réaliser ce beau rêve... Viens à présent, ma douce, viens voir ton maître !

Il était fou, cela ne faisait aucun doute. Avec ses yeux exorbités et sa bouche d’où coulait un filet de bave, Pietro était terrifiant, démoniaque...

– Jamais ! cria Fiora éperdue. Je t’interdis de m’approcher !

– Tu m’interdis ? Tu interdis quelque chose à ton maître ? Tu vas le regretter... J’ai dit ici ! Au pied et à genoux !

Pippa effrayée par la tournure que prenait la scène, intervint :

– Un peu d’patience, seigneur ! Tu t’serviras de ce fouet plus tard, quand elle sera un peu habituée à toi, fit-elle d’une voix paisible et qu’elle voulait lénifiante. Songe que t’as devant toi une douce jeune fille, une vierge pure qu’a encore jamais imaginé les joies d’une union avec toi... Commence par la prendre ! Ensuite, j’en suis persuadée, elle sera douce... et soumise !

Le regard de Pietro vacilla. Il respira deux ou trois fois, très fort, et lâcha son fouet :

– Tu as raison. Célébrons d’abord les noces ! Amène-la-moi !

Pippa ne se le fit pas répéter. En dépit de la défense désespérée fournie par Fiora, elle l’arracha de son abri précaire et la força à se coucher sur le lit où la jeune femme immédiatement se pelotonna sur elle-même. Son cœur cognait éperdument dans sa poitrine car, avec un cri de rage, Pietro avait repris son fouet et lui en cinglait les épaules et le dos qu’elle lui offrait. Il allait frapper encore mais la Virago, comprenant qu’il était capable de tuer sa précieuse pensionnaire, arrêta son bras.

– J’tai déjà conseillé un peu d’patience, seigneur ! Inutile de frapper : le sang te tacherait. J’vais t’la tenir !

– Tiens-la bien alors ! Elle est capable de me griffer !

– Sois sans crainte ! J’y veillerai. Déshabille-toi seulement ! et, tout bas, elle chuchota dans l’oreille de Fiora : Pour l’amour de Dieu, laisse-toi faire ! Il est capable d’te tuer !

Que Pippa invoquât l’amour de Dieu en un pareil lieu et un pareil moment donnait le juste degré de son inquiétude mais elle n’avait pas besoin du secours de quiconque : elle eût tôt fait de briser la résistance de la malheureuse qui se retrouva étendue en travers du lit, les épaules et les bras solidement maintenus.

Cependant Pietro ôtait son grand manteau qu’il jetait dans un coin :

– Je ne me déshabille jamais pour dépuceler une fille. Elles trouvent ce vêtement plus agréable. Il les excite !

Le pourpoint qu’il portait était en effet constellé de petites plaques de fer pointues qui sans causer de blessures graves devait égratigner cruellement la peau de ses compagnes.

– Par tous les diables ! souffla Pippa stupéfaite. Elle savait bien pourtant que le fils de Hieronyma n’était pas normal et, dans sa maison, elle avait rencontré bien des hommes cruels mais celui-ci la confondait.

Voyant qu’il approchait, Fiora ferma les yeux très fort et serra nerveusement les jambes mais le monstre les lui ouvrit d’un violent coup de genou puis, se libérant, entra en elle brutalement... mais se retira aussitôt griffant les seins et le ventre de la jeune femme qui ne put retenir un gémissement :

– Elle n’est plus vierge ! hurla-t-il.

– Elle n’est plus vierge ? répéta Pippa ahurie. Tu dois t’tromper seigneur ! Tu y as été fort !

– Je ne suis pas fou, Pippa, et j’ai toujours su quand une fille était neuve ou pas ! Celle-ci a déjà servi... mais elle va me dire à qui ? Tu entends, sale petite putain ? Avec tes grands airs tu ne valais pas mieux que les filles qui traînent dans les tavernes du fleuve ! Alors tu vas parler !

Il se jeta sur elle à nouveau, saisit sa gorge et commença à serrer, serrer. Pippa poussa un cri :

– Comment veux-tu qu’elle parle si tu l’étrangles ? Lâche-la... Je t’dis de lâcher !

Elle saisissait déjà le monstre aux poignets quand soudain un homme surgit sans qu’elle pût deviner d’où il sortait, un homme drapé de haillons qui lui donnaient l’air d’une chauve-souris si grand et si noir qu’elle crut voir le diable en personne. Mais elle eut à peine le temps d’apercevoir l’éclair de la dague dont par deux fois, il frappa Pietro dans le dos...

Le bossu ne poussa qu’un cri et s’affaissa. Ses mains lâchèrent prise juste à temps pour Fiora qui suffoquait. Pippa, qui se tenait à genoux de l’autre côté du lit pour mieux immobiliser la jeune femme, se releva péniblement.

Ses yeux affolés allèrent du corps inerte à l’homme en haillons qui, d’une main et sans effort apparent, saisissait le mort par le col de son pourpoint et l’enlevait de Fiora sur laquelle il pesait péniblement pour le rejeter à terre avec dégoût comme une chose immonde. Le corps de la jeune femme apparut, couvert de petites griffures où perlait le sang ; il ne remua pas. Les ailes du nez pincées, Fiora respirait avec difficulté...

– T’as fait du beau ! murmura Pippa qui regardait avec horreur la tache de sang s’élargissant dans le dos de Pietro. Et d’abord, qui tu es, toi ?

– Quelqu’un qui t’aurait fait pendre... ou peut-être même brûler si ce monstre avait tué madonna Beltrami chez toi. C’était déjà assez grave de retenir prisonnière une femme enlevée de force de l’asile d’un couvent, dit tranquillement Démétrios qui palpait avec douceur le cou meurtri pour s’assurer qu’il n’y avait rien de brisé. Tu étais complice. Tu lui tenais les bras pendant qu’il l’étranglait.

– J’l’aurais pas laissé aller jusqu’au bout ! J’le jure sur...

– Ne jure pas, la Pippa ! C’est du temps perdu. Tu ferais mieux de la soigner. Il l’a mise dans un bel état !

Le médecin grec tira de sous ses habits crasseux un petit flacon qu’il approcha des lèvres blanches de Fiora ; quelques gouttes glissèrent dans la bouche et, dans les secondes qui suivirent, tout le corps fut parcouru d’un long frisson. Enfin, Fiora ouvrit les yeux et regarda avec une immense surprise le visage barbu penché sur elle. Elle retint à temps une exclamation car Démétrios avait posé vivement un doigt sur sa bouche :

– Cela va mieux ?

– Oui, souffla-t-elle. Oui... merci !

Pippa à présent s’activait, achevait d’arracher ce qui restait de la tunique de mousseline, lavait le corps avec de l’eau d’oranger puis cherchait un petit pot dont elle tira une noisette de pommade qu’elle répartit sur toutes les blessures tout en prodiguant à la victime des paroles apaisantes sans pour autant cesser de guetter du coin de l’œil son étrange visiteur :

– Là, ma colombe, là ! Ça s’ra rien ! Une bonne nuit d’sommeil par là d’ssus et il y paraîtra plus !

– Je suis d’accord pour la bonne nuit de sommeil, fit Démétrios, mais pas ici ! Habille-la avec ce qui te tombera sous la main. Je l’emmène !

Du coup Pippa retrouva toute sa combativité. Sautant sur ses pieds, elle fit face au Grec, les poings sur les hanches, faisant saillir ses muscles, formidable et menaçante :

– T’emmènes rien du tout ! Tu m’as assez fait d’tort comme ça en tuant un bon client. Mais elle, j’me la garde ! t’ as compris ? Après tout, qu’est-ce que t’es ? Rien qu’un mendiant et moi j’ai ici un ou deux bons gars qui m’ prêteraient main-forte. Sans compter que j’ peux appeler à la garde. J’ dirai la vérité : qu’ t’as tué un noble et c’est toi qu’on pendra ! Au fait... pourquoi qu’j’appellerais pas tout d’suite ?

Elle allait crier mais Démétrios étendit un bras, ses doigts écartés dirigés vers les yeux de la femme qui resta la bouche ouverte sur un hoquet. Sans changer de position, le Grec avança d’un pas et Pippa recula d’un pas, ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle soit acculée au mur, aussi raide qu’une planche. Les yeux noirs que Démétrios dardait sur elle flamboyaient comme des chandelles.

– Tu n’appelleras personne, Pippa, dit-il d’une voix calme et sans la quitter des yeux. Au contraire, tu vas m’obéir... Entends-tu ma voix ?

– Oui... oui j’entends ta voix ! Parle ! J’obéirai ! Sa voix, à elle, était toute différente, lointaine...

– Alors, écoute : tu vas habiller cette jeune femme et puis tu nous accompagneras jusqu’à la porte. Ensuite, tu appelleras ton frère et, tout à l’heure, quand ta maison sera vide, vous porterez tous deux ce corps jusqu’au fleuve où vous le jetterez après l’avoir lesté d’une ou deux grosses pierres. Puis vous rentrerez. Alors seulement tu te réveilleras mais tu auras tout oublié de ce qui vient de se passer ici. Quant à ta prisonnière, elle a réussi à s’enfuir pendant que des ivrognes entrés ici se battaient...

Toute sa force semblait concentrée dans son regard et dans la main qui clouait Pippa au mur. Il détachait clairement chaque syllabe comme pour mieux les faire pénétrer dans l’esprit de la femme. Celle-ci avait les yeux grands ouverts et ne bougeait absolument pas. Elle avait l’air d’une grande statue que Fiora regardait avec stupeur. Cependant, Démétrios, après un court silence, demandait :

– Tu as compris mes ordres ?

– Oui.

– Tu les exécuteras ? Sans rien manquer ?

– Sans rien manquer...

– Alors va, obéis ! ajouta-t-il d’une voix forte en laissant lentement retomber son bras. Pippa vacilla comme si un soutien venait de lui manquer puis se mit à l’œuvre avec des gestes bizarres d’automate. Elle habilla Fiora qui n’osait plus bouger, lui passa les vêtements que la jeune femme portait à son arrivée et qu’elle tira du coffre : sa chemise, la robe blanche de novice, les sandales de corde tressée. Démétrios ramassa alors le manteau noir que Pietro avait abandonné et le lui remit pour qu’elle en enveloppât la jeune femme puis tendit la main à celle-ci.

– Viens ! dit-il. Et ne crains rien ! Elle va, comme je le lui ai ordonné, nous accompagner jusqu’à la porte...

Pippa, en effet, aussi indifférente que si elle était seule, allumait une chandelle au candélabre et se dirigeait vers la porte. Mais Fiora résista à la main qui voulait l’entraîner :

– Et Khatoun ? Je ne peux pas partir sans elle !

– La petite Tartare qui t’es si dévouée ? Où est-elle ?

Fiora eut un geste vague :

– Je ne sais pas. Quelque part dans cette maison... avec un homme... un étranger. Pippa a dit qu’elle allait la donner à quelqu’un qui saurait l’apprécier... Il faut la trouver !

Démétrios fronça les sourcils :

– C’est impossible cette nuit. Cette maison est grande et on ne peut pas fouiller partout. De plus, je ne peux pas endormir une foule comme j’ai endormi cette femme. Il faut partir sans elle.

– Non ! dit Fiora. Je me refuse de l’abandonner. Dieu sait ce qui lui arriverait, livrée seule à ces démons !