– Je n’ai pas remarqué que tu puisses grand-chose pour la protéger. Mais, rassure-toi : elle ne risque rien. Pippa connaît trop la valeur marchande d’une jolie fille. D’ailleurs demain je l’enverrai chercher. La Virago ne résiste pas longtemps à l’or et elle en aura. Viens à présent, il faut faire vite !

Pippa attendait au seuil comme une servante bien stylée. Quand Démétrios et Fiora la rejoignirent, elle se mit en marche en les précédant, levant sa chandelle pour éclairer leur chemin. On longea un couloir plongé dans la nuit et qui débouchait sur une cour intérieure, celle-là même sur laquelle donnait la chambre-étuve de Fiora. Des cris et des rires se firent entendre quand on passa sous une voûte où débouchait un escalier. C’était si proche que la fugitive sentit une angoisse à la pensée qu’une porte pouvait s’ouvrir, libérant quelques-uns de ceux qui là-dedans menaient une véritable bacchanale.

– N’aie pas peur, chuchota Démétrios. Avec elle nous n’avons rien à craindre. D’ailleurs, elle a évité la grande salle... Et nous sommes presque dehors...

Au bout d’un dernier couloir, Pippa ouvrit une porte et s’écarta pour laisser passer ses compagnons. Puis referma derrière eux. Avec une joie infinie, Fiora regarda le grand ciel bleu sombre, piqueté d’étoiles, dans lequel l’ombre des maisons rapprochées de la ruelle découpaient un ruban scintillant. Elle respira à pleins poumons l’air humide qui charriait des odeurs de poisson, d’huile et de bois brûlé et serra plus fort la main de Démétrios :

– Gomment te remercier... commença-t-elle, mais il la fit taire.

– Plus tard nous aurons tout le temps de causer. Pour le moment, il faut nous mettre à l’abri jusqu’à la fin de la nuit. Au lever du jour, quand les portes seront ouvertes, je te conduirai chez moi, à Fiesole...

– Où allons-nous ? ...

– Chez l’ami à qui je dois cette défroque... et quelques autres choses...

Ils sortirent de la ruelle avec d’infinies précautions et seulement lorsqu’ils eurent acquis la certitude que le pas de la milice s’éloignait au lieu de se rapprocher. En face d’eux s’étendait ce qui ressemblait à un amas de ruines et qui, en fait, était un chantier inachevé : celui d’un grand palais ne comportant qu’un rez-de-chaussée et une partie de l’étage mais qui n’en était pas moins impressionnant par les pierres énormes, à peine dégrossies, rugueuses, barbares de son appareil[xiii].

Les gens du quartier ne s’en approchaient pas car il avait mauvaise réputation. L’homme qui l’avait voulu, Luca Pitti, l’un des plus riches de Florence, en avait demandé les plans à Brunelleschi, l’architecte génial qui avait érigé le Baptistère et coiffé le Duomo de son énorme bulle corail. Il le voulait le plus grand, le plus riche de la ville, à la hauteur de son ambition effrénée. Après la mort de Cosimo, le grand-père de Lorenzo, Pitti avait conspiré avec Soderini, le gonfalonier d’alors, pour arracher le pouvoir des mains plus faibles de Piero le Goutteux, son fils, mais le complot avait échoué et Pitti, ruiné et exilé, était parti mourir loin de la ville bien-aimée. L’imagination populaire qu’une fin si simple ne satisfaisait pas, prétendait, à mots couverts bien sûr, que les restes de Luca Pitti, assassiné par les gens des Médicis, étaient enfouis sous son palais inachevé et, comme les légendes ont la vie dure, les femmes se signaient en passant devant les murs énormes et les grandes arches vides qui ouvraient les yeux aveugles de leurs fenêtres rectangulaires sur des profondeurs obscures. Personne ne se fût avisé de venir chercher l’une de ces pierres abandonnées que l’on disait maudites. Cela durait depuis trente-cinq ans...

Pourtant Démétrios entraîna sa compagne droit vers le chantier délaissé sans se laisser impressionner par la crainte qu’elle manifestait.

– Une fille dont l’esprit a été éclairé par la lumière grecque ne se laisse pas troubler par une sotte légende ! lui dit-il en manière de réconfort...

L’un tirant l’autre, ils contournèrent le palais, trouvèrent l’ébauche d’un jardin qui aurait dû s’étendre sur une colline puis s’engouffrèrent dans l’une des portes qui n’avaient jamais reçu de vantaux. Tâtonnant dans l’obscurité, Démétrios repéra un mince rai de lumière filtrant sous un assemblage de planches et alla y frapper selon un code particulier. A l’intérieur, une voix rocailleuse demanda :

– Qui est là ?

– Mendici ! [xiv]

Ce qui tenait lieu de porte s’ouvrit, découvrant ce qui aurait dû être une pièce de service. La lumière provenait d’un petit feu allumé au milieu, à même le sol de terre battue. Quant à celui qui accueillait les arrivants, c’était un petit homme squelettique dont le visage parcheminé s’ornait d’une barbe maigre et s’encadrait de longs cheveux gris. Il jeta un rapide coup d’œil à ses visiteurs puis retourna s’accroupir auprès de son feu pour remuer quelque chose dans un pot d’argile :

– Tu as réussi, à ce que l’on dirait ?

– Oui. Grâce à toi, Bernardino. Mais il était temps. J’ai dû tuer Pietro Pazzi. C’est lui qui avait fait enlever Fiora et il allait l’étrangler quand je suis arrivé. A l’heure qu’il est la Pippa et son frère doivent être en train de le jeter dans l’Arno avec quelques pierres pour l’empêcher de remonter.

– Une mauvaise graine de moins ! approuva le vieillard. Quant à toi, jeune fille, sois la bienvenue ! Tu es chez un ami... et d’ailleurs tu me connais car tu m’as souvent fait la charité.

Elle se souvenait, en effet, de ce vieil homme qui mendiait toujours près des portes du Duomo en chantonnant une vieille complainte...

– Je te remercie, dit-elle, mais... je te croyais aveugle et sourd ?

Il rit doucement puis expliqua avec fierté qu’il fallait une grande expérience pour apprendre à ne montrer que le blanc des yeux mais qu’il n’était pas difficile d’être sourd.

– A présent, tu peux dormir un moment car tu dois en avoir besoin. Voici mon lit, ajouta-t-il en désignant l’un des tas de chiffons qui servaient de meubles à sa demeure. Quand le coq chantera, je t’éveillerai...

– Tu m’accueilles chez toi et, de ce fait, tu risques ta vie. Je suppose que tu le sais ?

– Je risque moins que tu ne l’imagines, fillette. Ne t’arrête pas au misérable décor où je vis car je dispose d’une puissance qui ferait envie à bien des princes. La confrérie des mendiants, la plus nombreuse qui soit, se reconnaît, tout autour de la Méditerranée et au-delà par ce seul mot Mendici ! et moi je règne sur ceux de Florence : les estropiés vrais ou faux, les coupeurs de bourse, les mendiants de tout poil. Cela fait une armée dont les coups, pour être portés souvent dans les ténèbres, n’en sont pas moins redoutables. Quand une émeute gronde, nous sommes toujours au cœur de l’agitation.

Mais, vois-tu, cette vie qui m’est chère, je la dois à l’homme qui t’accompagne car son savoir m’a sauvé. Et Bernardino paie toujours ses dettes ! ... Dors à présent et ferme tes oreilles car nous avons à causer, le Grec et moi-Étendue sur le tas de chiffons malodorants comme sur les coussins les plus doux, Fiora, oubliant son corps égratigné et sa gorge douloureuse sombra presque aussitôt dans un profond sommeil. A quelques pas d’elle, accroupis l’un en face de l’autre de chaque côté du feu comme d’étranges oiseaux nocturnes, le médecin grec et le roi des mendiants s’entretinrent à voix basse de leurs souterraines affaires jusqu’aux abords de l’aube. Quand le coq fit entendre son chant, Démétrios tira de sous ses loques une poignée de florins qu’il posa dans la griffe de son compagnon. Puis il se leva et étira ses longs membres :

– Penses-tu y parvenir ? demanda-t-il.

L’autre haussa les épaules et fit couler les pièces d’or d’une main dans l’autre avec délectation :

– C’est l’enfance de l’art. Dans deux heures, le bruit que la jeune fille a été enlevée du couvent et ne s’est pas enfuie courra les parvis et les marchés aussi vite que le vent d’autan.

– Tu es certain que ni toi ni tes frères ne risqueront de tomber sous la main du Bargello ?

– On n’arrête pas le vent. Il naît sans que l’on sache pourquoi ni d’où il vient, il passe mais nous veillerons à ce qu’il ne s’éteigne pas trop vite. Sois sans crainte ! Nous sommes habiles et les commères en auront pour leur argent.

Démétrios hocha la tête, sourit et s’en alla réveiller Fiora. Une heure plus tard, après avoir traversé toute la largeur de la ville au milieu des charrettes de légumes et de volailles qui s’en allaient vers le marché, ils franchissaient, dans l’indifférence générale et sans même que les soldats de garde leur accordassent un regard, la porte a Pinti qui regardait vers Fiesole, longeaient le mur du couvent des Camaldules et celui du merveilleux jardin de la Badia construite jadis par Cosimo de Médicis.

L’air du matin était léger, pur et transparent, avec cette belle lumière irisée qui annonce une journée de soleil mais le cœur de Fiora, s’il était délivré de la peur, demeurait lourd tandis qu’elle cheminait auprès de Démétrios dans la poussière de ce chemin tant de fois parcouru jadis au trot de son cheval ou dans le joyeux carillon des sonnailles d’une mule. Là-haut, il y avait sa maison dont elle pouvait apercevoir le grand toit brun, cette douce maison dans les lauriers où Philippe lui avait donné quelques heures de merveilleux bonheur et elle clignait des yeux, dans la lumière, comme un oiseau de nuit projeté soudain dans le soleil. Les choses n’avaient plus le même visage ni la même couleur et Fiora se retrouvait étrangère, reine déchue devenue mendiante, au milieu de ce beau pays qu’elle aimait de toutes les fibres de son corps, de toute la tendresse de son cœur et qui ne la reconnaissait plus.

Démétrios qui l’observait du coin de l’œil, la voyant buter dans une ravine laissée par les dernières pluies, saisit son bras et ne le lâcha plus :

– La côte est rude et le chemin te paraît amer, Fiora Beltrami, parce que tu es tombée de haut et que tes blessures saignent encore mais sache que celui qui veut atteindre le sommet de la montagne ne peut s’abstenir d’en gravir la pente.

– Crois-tu qu’il existe encore un sommet pour moi ? Je suis lasse, Démétrios...

– Je te l’ai dit : tu saignes encore mais les cicatrices font la peau plus dure. Je vais te guérir et tu pourras alors apercevoir de nouveau l’horizon. Tu découvriras que tu as envie ... d’aimer et d’être aimée.

– Jamais ! Jamais plus je n’aimerai ! Il y a trop d’amertume dans mon cœur pour que l’amour y revienne un jour. Tout ce que je désire, à présent, c’est venger mon père, ma mère et me venger moi-même. Songe que l’on m’a tout pris, que ma maison a été pillée, dévastée, que l’on a tué peut-être celle qui a veillé sur mon enfance, ma chère Léonarde à laquelle j’osais à peine penser dans cette maison dont tu m’as tirée...

– Je peux t’assurer que personne n’a été tué quand le palais Beltrami a été envahi. Les serviteurs qui ne se sont pas enfuis ont été dispersés. Bernardino le mendiant s’est renseigné. Ta Léonarde a trouvé un refuge.

– Où ? Toutes les portes ont dû se fermer devant elle, même celle de Colomba, la gouvernante de mon amie Chiara Albizzi. A moins ... qu’elle n’ait pu aller chez sa nièce, Jeannette, qui a épousé un fermier du Mugello ? Oh ! si je pouvais en être sûre ?

– Je la retrouverai, sois sans crainte ! Quant à la vengeance, il est naturel que tu y songes.

– Je ne pense qu’à cela ! mais je n’ai plus rien pour m’aider à la poursuivre, rien que ces deux mains, ajouta-t-elle avec amertume en étendant devant elle ses doigts minces qui avec leurs ongles cassés, semblaient incroyablement fragiles pour si lourde tâche.

– Ne peux-tu me faire confiance ? Les armes qui te manquent, nous les trouverons ensemble. Garde l’espoir ! Je sais que la route est longue et qu’elle te réserve bien des surprises. J’ai beaucoup à t’apprendre...

Fiora regarda son compagnon avec curiosité :

– Tu es un homme étrange et ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois. Je n’ai pas oublié ta prédiction, le soir du bal, au palais Médicis...

– Ni, je l’espère, la promesse que je t’avais faite de te secourir quand tu en aurais besoin ? ...

– Je ne l’avais pas oubliée... mais je n’y croyais pas. Pardonne-moi car tu viens de me sauver d’un sort bien pire que la mort et je ne t’en remercierai jamais assez. Pourtant, je te l’avoue, tu me fais un peu peur. D’où tires-tu ces pouvoirs étranges qui sont les tiens ? Hier, sur un simple geste, tu as changé la Virago en servante obéissante et...

– Chut ! Nous parlerons de cela plus tard. On ne sait jamais jusqu’où le vent peut porter les paroles... Sache seulement ceci : on s’empare assez facilement de l’esprit d’un être quand il est sous le coup d’une émotion...