Il leva les yeux à l’entrée des deux hommes, sourit et voulut se lever mais la main de Lorenzo le maintint sur son siège :

– Reste là, Marsile ! C’est l’ami que je reçois plus que le médecin et ta sagesse peut nous être d’un grand secours.

– Elle est tout entière à ton service, dit le petit homme et il se rassit... Marsile Ficino, philosophe platonicien, médecin et chanoine de l’église San Lorenzo – triple fonction dont il se tirait avec originalité en vivant comme un sybarite, en laissant la médecine aux autres et en prêchant Platon en chaire – était l’un des plus proches commensaux du Magnifique.

Celui-ci alla s’asseoir auprès d’une table sur laquelle brillait un extraordinaire vase taillé dans une énorme améthyste et serti de perles. Il ne disait toujours rien mais Démétrios nota l’air las avec lequel il chercha l’appui de la table.

– Tu souffres, seigneur, dit-il. Se peut-il que tu aies eu réellement besoin de ton médecin, toi qui es jeune et si solidement bâti ? En ce cas, pardonne le retard que j’ai mis à te rejoindre !

– Ma gorge m’a fait un peu mal mais cela va mieux. On m’a dit d’ailleurs que tu étais en mission sainte pour le compte de ma mère, ajouta-t-il avec un sourire moqueur. Tu aurais jugé utile de faire approcher la ceinture de la Vierge à certain baume destiné à ses reins douloureux ? Toi qui ne crois ni à Dieu ni à diable ? J’espère que mon oncle Paolo qui est grand prévôt de la cathédrale de Prato t’a réservé bon accueil ? Un mécréant de ta hauteur !

– J’avais ordonné que l’on fît cette réponse au cas où tu me demanderais. J’ignorais quel serviteur tu chargerais de ton appel. Le recours au miracle est toujours bien vu du petit peuple...

– Sagement pensé ! Mais si tu n’étais pas à Prato où donc étais-tu ?

– Je travaillais pour la justice pendant que mon serviteur traquait l’assassin de Francesco Beltrami.

Lorenzo tressaillit et se redressa, l’œil allumé :

– L’a-t-il trouvé ?

– Oui. C’est Marino Betti, l’intendant de Beltrami, celui qui l’a trahi pour les beaux yeux de la dame Hieronyma. Je m’en doutais d’ailleurs...

– Tu as des preuves ?

– Non mais une certitude absolue...

Et Démétrios raconta ce qui s’était passé dans la taverne au bord du fleuve.

– Il ne l’a pas tué estimant que ce n’était pas à lui de faire justice, ajouta-t-il.

– Sans preuves, la Seigneurie n’acceptera jamais de le faire arrêter. Elle a été trop contente de livrer le palais Beltrami au pillage de ses sbires et, si je n’étais pas là, elle aurait déjà mis la main sur le fabuleux héritage... Chacun réclame sa part de la curée.

– Esteban ne pensait pas à cette justice-là mais à celle qu’est en droit d’exercer la fille de la victime !

– Fiora ? fit Lorenzo avec un haussement d’épaules. Encore faudrait-il savoir ce qu’elle est devenue ? Les bruits les plus contradictoires courent depuis ce matin. On la croyait en fuite, ce qui m’étonnait d’elle. On parle à présent d’enlèvement et tout à l’heure j’ai reçu la visite de la jeune Chiara Albizzi. Elle réclamait justice pour son amie et criait encore plus fort que le moine espagnol. Elle allait même jusqu’à dire que, selon elle, Fiora Beltrami aurait été assassinée comme son père.

– Une amie fidèle, soupira Démétrios, quel présent des dieux ! Cela suppose du courage quand une ville entière se transforme en meute assoiffée de sang, lancée sur la trace d’une pauvre biche.

– Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, cita Marsile Ficino, il n’y aura pas de cesse aux maux des hommes...

– Le goût du sang et l’amour de l’argent sont des maux incurables que l’on soit philosophe ou pas ! dit Démétrios. Et Platon n’a pas toujours raison. Quant à la petite Albizzi, elle a vu juste en craignant le pire : donna Fiora a bien failli être assassinée...

– Quand ? Par qui ? Et comment le sais-tu ?

– Quand ? La nuit dernière. Par qui : Pietro Pazzi. Où ? – car tu as oublié de demander où – chez la Virago...

Lorenzo bondit de son siège. Son visage s’empourpra.

– Chez cette femme ? ... mais qu’est-ce que...

– Qu’est-ce que la fille chérie de Francesco Beltrami faisait là-dedans ? Voilà une bonne question à laquelle je vais me faire un plaisir de répondre parce que c’est moi qui, en le poignardant, ai empêché le bossu d’étrangler donna Fiora ! Assieds-toi, seigneur, pour éviter le vertige car je vais ouvrir devant toi un cercle de l’enfer que Dante a oublié...

Tirant pour lui-même un escabeau sur lequel il établit sa longue personne, Démétrios retraça pour ses auditeurs ce qu’avait été le calvaire de Fiora depuis qu’on l’avait arrachée à son chagrin pour l’obliger à défendre sa propre vie. Il le fit sans emphase, en phrases courtes, précises et d’autant plus frappantes. Il savait que l’imagination des deux autres ferait le reste. Mais bien avant la fin de son récit, Lorenzo, rejetant son siège qui s’abattit sur le dallage précieux sans qu’il songeât à le relever, s’était mis à arpenter la pièce, tête basse et les mains nouées derrière le dos. Quand Démétrios se tut, il explosa :

– Les moniales de Santa Lucia capables de livrer ainsi un être qui leur a été confié ! Les Pazzi tramant leurs complots ignobles dans ma ville, sous mon nez ! Fiora, si belle, si pure... livrée à la prostitution !

Il arrêta brusquement sa promenade agitée en face du médecin grec :

– Et, naturellement, elle est chez toi ?

– Où veux-tu qu’elle soit ? J’espère seulement, ajouta Démétrios avec un sourire, que tu n’iras pas confier cela à ton ami fray Ignacio ? Il nous jetterait tous les deux sur le même bûcher...

Au regard que lui lança Lorenzo, il comprit qu’il avait été trop loin et s’excusa, mettant sa phrase malheureuse sur le compte de l’indignation ressentie tout à l’heure en écoutant le moine espagnol. Il ajouta en manière de conclusion :

– Il te reste à me dire ce que je dois en faire. Lorenzo ne répondit pas. Il réfléchissait. Mais le chanoine-philosophe prit la parole.

– Une chose m’intrigue, Démétrios, et je te prie de me pardonner si je te parais indiscret. Tu es un homme d’âge déjà, un homme de science fort éloigné des folies de la jeunesse. Pourquoi t’intéresses-tu tellement à cette jeune fille ? Pour sa beauté ? Cela peut s’expliquer chez un Grec...

– Il est vrai que je ne supporte pas de voir abîmer une œuvre d’art. Mais en ce qui concerne donna Fiora, il y a autre chose. ... Tu sais que je consulte les astres et qu’il m’arrive d’avoir, de l’avenir, certaines visions inexplicables. Or, j’en ai eu une, lorsqu’au soir de la giostra j’ai rencontré cette jeune fille...

– Qu’as-tu vu ? demanda Ficino avec curiosité.

– Je préfère ne pas le dire. Mais, à la suite de cela, j’ai réussi à obtenir la date et le lieu de sa naissance et j’en ai tiré un horoscope qui, par certains côtés, se rapproche du mien. J’ai su, de façon certaine, qu’elle allait perdre prochainement son défenseur naturel, qu’elle aurait besoin d’aide et j’ai décidé de m’attacher à une étoile dont la lumière demeurait incertaine mais qui peut-être jettera un jour de grands feux...

Lorenzo, qui s’était rapproché, avait écouté les paroles du Grec. Il posa une main sur son épaule :

– Puisque tu connais son destin, pourquoi me demandes-tu ce que tu dois en faire ?

– Je ne sais pas tout... et tu es le maître. Tu connais à présent la vérité en ce qui la concerne. Pourquoi ne pas lui faire rendre justice ? Son père n’a eu à se reprocher qu’un mensonge bien naturel et elle est tout à fait innocente. N’a-t-elle pas assez souffert ?

– Si tu entends par rendre justice la rétablir dans son palais, ses biens et remettre les choses dans l’état où elles se trouvaient naguère, c’est impossible. Le peuple ne le permettrait pas. L’image qu’il a d’elle est celle d’une créature diabolique. Il faudrait la faire garder jour et nuit. Et puis... Je suis moins sûr que je ne l’étais de la loyauté de défunt Beltrami...

– Comment est-ce possible ? s’indigna Marsile Ficino. Il était l’homme le plus généreux, le plus franc et le plus honnête que je connaisse... après toi !

– Alors comment expliques-tu ceci ?

Lorenzo alla prendre dans une armoire un coffret de malachite, l’ouvrit et en tira un rouleau de parchemin qu’il déroula et tint devant lui entre ses deux mains :

– Angelo Donati à qui j’ai confié, d’accord avec la Seigneurie, l’administration provisoire des affaires de Beltrami a reçu, de la banque Fugger, à Augsbourg, la demande de remboursement d’une lettre de change, remise par Francesco Beltrami à messire Philippe de Selongey, lettre d’une valeur de cent mille florins d’or...

– Peste ! dit Ficino : la belle somme ! Une rançon royale !

– Pour quel prisonnier ? Le plus curieux est, qu’à la demande de Selongey, la somme a été versée directement au trésor du duc Charles de Bourgogne. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je doute de la loyauté de Beltrami. Il savait mon étroite alliance avec le roi Louis de France et cependant il a contribué – et en quelles proportions ? – au trésor de guerre de son ennemi qui, de ce fait, est le nôtre. Si le Téméraire menait à bien son rêve d’empire, la guerre éclaterait aussitôt entre nous, la Savoie et Milan, ses alliés, devenus tout-puissants... Moi j’appelle cela de la trahison !

– Ne juge pas tant que tu n’as pas en main toutes les données du problème, fit Démétrios. Il doit y avoir à cela une raison... simple mais qui t’échappe pour le moment.

Fais crédit à ce mort que tu aimais et dis-moi ce que tu décides pour sa fille ! – Garde-la chez toi ! C’est encore là qu’elle sera le plus en sécurité à condition qu’elle n’en sorte sous aucun prétexte et qu’elle s’arrange pour n’être vue de personne.

On la connaît à Fiesole. Pour la suite, nous verrons : il faut que je réfléchisse !

Le ton était sec et Démétrios pensa qu’il eût été maladroit, voire dangereux, d’insister. Lorenzo, il le savait, pouvait se montrer impitoyablement cruel s’il se croyait trahi et les profondeurs de son âme avaient des obscurités insoupçonnées. Il se leva pour partir et salua profondément :

– Je rapporterai tes paroles à donna Fiora mais, avant de te quitter, puis-je te demander une faveur ?

– Demande !

– Cette pauvre enfant est en peine d’une certaine Léonarde qui l’a élevée et à qui elle est très attachée. Cette femme a disparu le jour où le palais a été pillé. Il se peut que donna Chiara Albizzi sache où elle se trouve. Or je ne peux me rendre chez elle sans éveiller les soupçons et déplaire peut-être à sa famille...

– Si Chiara sait quelque chose, je le saurai. Va en paix !

Comme il disait ces mots, le silence qui enveloppait le palais Médicis éclata sous les accents d’une joyeuse musique et de l’écho d’une chanson qui accompagnaient le pas des chevaux et les sonnailles des mules. Une brillante cavalcade encombrait la rue et se bousculait pour pénétrer dans la cour du palais. Giuliano et ses amis revenaient d’une partie de campagne et emplissaient la via Larga d’une étonnante fresque colorée. Les costumes étaient roses, blancs, corail, vert pâle ou jaune soleil et c’était comme si le vent, passant sur tous les jardins de Florence, avait emporté les pétales des fleurs pour les déposer au cœur de la ville. Les montures étaient harnachées de rouge ou de bleu liseré d’or ; les jeunes femmes portaient toutes de grands bouquets de lilas blanc dont le parfum sensuel les enveloppait d’une nouvelle séduction. Tous les visages avaient la fraîcheur du printemps, tous les visages souriaient autour de Giuliano et de Simonetta, lumineuse et diaphane à son habitude, qui ne regardaient qu’eux-mêmes... Les flûtes et les violes semblaient ne jouer que pour eux...

Démétrios qui descendait l’escalier embrassa d’un coup d’œil la troupe turbulente, nota l’absence de Chiara Albizzi, ce qui n’avait rien d’étonnant puisque la jeune fille était venue au palais dans l’après-midi, mais remarqua, par contre, la présence de Luca Tornabuoni. Superbe dans une courte tunique jaune brodée d’argent, les boucles noires de ses cheveux brillant dans la lumière du soleil déclinant, le jeune homme assiégeait visiblement de ses attentions et de ses sourires une blonde enfant aux yeux bleus qui riait en lui promenant sous le nez la hampe parfumée d’une branche de lilas... Puis tous descendirent de cheval et le Grec remarqua encore qu’en aidant sa compagne Luca la gardait contre lui un peu plus longtemps qu’il ne le fallait...

Obéissant à une impulsion, Démétrios s’approcha des deux jeunes gens et, s’adressant à la jouvencelle :