Le cri perçant d’un freux qui s’envolait d’un buisson tira Démétrios de son amère songerie. Il se secoua, vit qu’il était à présent sur la route et que les portes de la ville étaient déjà loin derrière lui. La nuit s’annonçait dans les derniers reflets mauves et orangés du soleil. Le médecin pressa un peu sa monture. Il avait hâte à présent de rentrer chez lui car il n’avait pas pris de repos depuis au moins trente-six heures.
Il trouva Fiora sous la vigne de la terrasse. Elle portait une tunique de soie pourpre appartenant à Samia et Démétrios en conclut qu’il faudrait lui procurer quelques habits, tout en constatant malgré tout que ce simple vêtement convenait à merveille à sa beauté pure. Avec ses cheveux simplement relevés d’un ruban, elle ressemblait à une jeune Grecque.
Esteban était assis près d’elle et semblait sous le charme. Il est vrai que la jeune femme s’entretenait avec lui en castillan et que l’ancien batteur d’estrade était sensible à tout ce qui lui rappelait un pays qu’il aimait en dépit de ce qu’il y avait souffert. En s’approchant, Démétrios comprit aux paroles échangées et aux larmes qui brillaient dans les yeux de Fiora qu’Esteban rendait compte de sa mission chez Pippa et que cette mission devait se solder par un échec.
– Tu ne l’as pas ramenée ? demanda-t-il. La Virago a refusé ? Je t’avais pourtant dit ce qu’il fallait faire.
– La Virago n’a rien refusé du tout. Elle m’aurait même donné son âme si je la lui avais demandée tant elle avait envie de ce que j’offrais mais la fille Tartare n’est plus chez elle. Le client avec qui elle a passé la nuit en est tombé amoureux au point d’avoir voulu à tout prix l’acheter. Comme il donnait une belle somme, Pippa s’est laissé convaincre. D’autant plus facilement qu’elle ne tenait plus guère à garder un témoin si compromettant...
– Elle avait parlé d’un étranger, dit Fiora. A-t-elle au moins dit son nom et où il allait ?
– A Rome, mais elle ne connaît pas son nom. Elle sait seulement que c’est un médecin qu’elle appelait ser Sebastiano... Elle a dit aussi... que la fille semblait heureuse de partir avec cet homme qui est jeune... et pas laid !
Fiora ne dit plus rien. Elle se sentait désorientée... Se pouvait-il que Khatoun eût trouvé le bonheur dans un endroit tel que la maison de Pippa ? Ou bien, se croyant abandonnée par Fiora, avait-elle choisi délibérément la première planche de salut qui s’offrait à elle ?
– De toute façon, soupira Démétrios qui avait suivi le cheminement de sa pensée, il nous est impossible de nous lancer à sa poursuite. Et puis, si elle était consentante, pourquoi ne pas lui laisser une chance d’être heureuse ?
– Peut-on faire confiance au récit d’une femme comme la Pippa ? demanda Fiora.
– Pourquoi pas ? Elle n’avait aucune raison de mentir dès l’instant où on lui offrait de l’or. Allons souper à présent ! Je suis... très las.
Trop las même pour raconter, dès ce soir, à Fiora ce qui s’était passé entre Marino Betti et Esteban. Cela pouvait vraiment attendre... Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti aussi fatigué. Pour la première fois, il pensa qu’il n’était plus jeune...
Fiora, elle, resta longtemps au jardin. Ayant dormi une partie de la journée, elle n’avait pas sommeil et la nuit était magnifique. Elle regarda longuement les étoiles, ces étoiles dont Démétrios connaissait le langage mais qui, pour son ignorance, n’étaient qu’un merveilleux spectacle. Elle eût aimé pourtant savoir laquelle était la sienne... et si elle rejoindrait un jour celle de cette petite Khatoun, sa dernière amie, dont, l’ayant perdue, elle sentait combien elle lui était devenue chère.
CHAPITRE X
DESCENTE AUX ENFERS
– Que vas-tu faire de moi ? demanda Fiora. Occupé à écrire, assis devant une grande table chargée de volumes plus ou moins poussiéreux, de papiers couverts de chiffres et de dessins étranges, Démétrios leva les yeux, et regarda la jeune femme.
– Tu t’ennuies déjà ?
– Non. Et, je ne voudrais pas te paraître ingrate mais je ne peux pas rester indéfiniment assise dans ton jardin à regarder voler les oiseaux ou dans ta cuisine à observer Samia tandis qu’elle prépare les repas. J’ai besoin de faire quelque chose. Ne fût-ce que pour essayer d’oublier que, de tous ceux que j’aime, il ne me reste personne.
– Hier, fit Démétrios avec un soupir, j’ai posé au seigneur Lorenzo la question que tu viens de formuler.
– Et qu’a-t-il répondu ?
– Que tu ne bouges surtout d’ici sous aucun prétexte et que tu ne te laisses voir par personne du pays.
Fiora haussa les épaules avec agacement. Ne rien faire... attendre ! Alors qu’elle brûlait de se lancer sur la trace de ses ennemis, d’attaquer à son tour...
– Souviens-toi de tes paroles ! Ne m’as-tu pas promis de me donner les armes qui me manquent pour venger les miens ?
– Je te l’ai promis et je tiendrai parole. Mais sache ceci : la première de ces armes, c’est la patience. J’ai peur que tu n’aies beaucoup de peine à l’apprendre et c’est normal : tu es jeune, impulsive. Tu ressembles à un oiseau que l’on vient d’installer dans une cage pour le mettre à l’abri du chat qui le guette. Il ne comprend pas et vole de tous les côtés mais ne réussit qu’à se blesser aux barreaux de la cage. Toi tu sais que tu es en danger. Alors laisse aux esprits le temps de se calmer !
– Et à Hieronyma le temps de triompher ?
– Pourquoi pas ? Rien de plus dangereux que le triomphe ! Il rend aveugle, il émousse les facultés, relâche les défenses, endort dans une sécurité trompeuse... Laisse cette femme se croire victorieuse et sûre de l’impunité ! Tu ne l’atteindras que plus aisément. Elle est déjà atteinte, même si elle l’ignore encore puisqu’elle a perdu son fils... Mais c’est cela la patience : attendre ! Savoir attendre dans l’ombre, dans la nuit, dans la ruelle. Moi il y a bientôt vingt ans que j’attends !
– Et quoi donc ?
– La même chose que toi : une vengeance ! Tu m’as demandé pourquoi je m’intéressais à toi depuis que je t’ai rencontrée et pourquoi je t’ai, tout de suite, proposé mon aide ? Tu t’es imaginé peut-être que j’avais des intentions équivoques, que ta beauté m’attirait ?
– Je n’ai jamais rien imaginé de tel ! fit Fiora en haussant les épaules.
– Et tu as eu raison. Je n’éprouve rien pour toi : ni désir ni amour. Peut-être, à présent, un peu d’amitié parce que tu es courageuse. Non, je t’ai offert mon aide parce que je savais que tu allais en avoir besoin mais avec l’arrière-pensée d’obtenir ensuite ton assistance pour mes propres projets. Les astres m’ont dit que cela était possible.
– Les astres ? S’occupent-ils à ce point des humains ?
– Ils ne s’en occupent pas mais ils sont et leurs positions au moment de la naissance, leurs évolutions permettent aux initiés de lire bien des choses dans ce grand livre qu’est le ciel. Tiens !
Démétrios fouilla dans une armoire placée derrière le dossier de sa cathèdre et en tira des rouleaux de parchemin. Il en déroula deux qu’il fixa sur la table avec divers objets :
– Voici mon thème astral et voici le tien. J’ai eu beaucoup de mal à obtenir la date exacte de ta naissance et il m’a été impossible d’en découvrir l’heure, bien entendu. C’est pourquoi ton horoscope est incomplet et un peu vague mais les lignes essentielles y sont. Et j’y trouve certaines concordances avec le mien. Nos destinées s’unissent pendant un certain laps de temps...
– Et celui-là ? dit Fiora en désignant le troisième parchemin encore enroulé sous son ruban rouge :
– Nous y viendrons plus tard, si tu le veux bien. A présent... toujours si tu le veux bien et puisque tu n’as rien à faire, ajouta le Grec avec un de ses rares sourires, je désire te raconter une histoire ; mon histoire ! Ensuite tu me diras si tu acceptes de souscrire au pacte que je t’offrirai.
– Et si je n’accepte pas ?
Démétrios considéra un instant la jeune femme puis sourit à nouveau :
– Pour le simple plaisir de refuser, n’est-ce pas ? Cela m’étonnerait mais si cela était, tu resterais ici le temps qui te plairait puis je te remettrais un peu d’argent, un cheval et j’ouvrirais la porte devant toi pour que tu ailles où bon te semblerait.
Fiora débarrassa un escabeau des livres qui l’occupaient et s’assit :
– J’ai toujours aimé les histoires, dit-elle simplement. Je t’écoute !
Démétrios reprit place sur son siège, s’appuya sur les accoudoirs et ferma les yeux :
– Je n’ai pas toujours été cet oiseau de nuit que je suis devenu et qui fait peur aux petits enfants... et à d’autres. J’ai été jeune, riche, prince car les Lascaris ont régné sur Byzance. J’avais un palais, comme toi, et j’avais un jeune frère...
Et devant les yeux, d’abord froids et indifférents puis de plus en plus attentifs de la jeune femme, Démétrios déroula sa vie comme une longue tapisserie à personnages. Sa voix profonde possédait une étonnante puissance d’évocation et sa jeune auditrice oublia bientôt le décor qui l’entourait, la grande pièce aux murs blanchis à la chaux avec ses armoires de bois sombres, le fourneau en terre réfractaire qui en occupait un coin sous une sorte d’entonnoir renversé de tôle noircie, le grand soufflet en peau de chèvre et les rayonnages où s’alignaient des pots d’apothicaires, des paquets d’herbes sèches et tout un fatras de cornues, de fioles et de mortiers. A leur place, elle vit Byzance, d’azur et d’or, posée comme un joyau sur le Bosphore et la Corne d’Or, agrafe précieuse entre l’Europe et l’Asie, elle vit les voiles rouges du sultan infidèle, et puis la guerre, le sang, le massacre. Elle vit Théodose qui lui sembla un héros selon son cœur avec son courage et sa folie. Elle vit le faste délirant de la fête du Faisan et, dressés sur cette toile de fond scintillante, les visages de deux hommes qu’elle avait déjà appris à détester : le duc Philippe et son fils Charles, cet homme qui ignorait la pitié, ce chevalier qui n’accomplissait pas ses vœux, ce prince enfin pour les armes duquel Philippe l’avait cueillie et rejetée...
Mais autant le conteur avait mis de flamme et de couleur pour faire vivre son récit jusqu’à la mort de Théodose, autant il se montra concis pour les événements de sa propre vie qu’il résuma en quelques phrases. Ce qu’avaient été ses études, ses découvertes et ceux auxquels il les devait, il n’en parla pas. C’était son domaine réservé et il n’entendait pas laisser Fiora y pénétrer. Celle-ci d’ailleurs ne posa pas de questions. Quand Démétrios se tut, elle se contenta de désigner du doigt le rouleau de parchemin qu’il n’avait pas ouvert.
– Cet horoscope, c’est celui du duc de Bourgogne, n’est-ce pas ?
– Tu es intelligente. Je n’en ai jamais douté.
– Et ce pacte dont tu parlais tout à l’heure ?
– Je crois que tu as déjà compris : je t’aiderai dans ta vengeance si tu m’aides dans la mienne.
– D’autant plus volontiers que j’ai, moi aussi, un compte à régler avec celui que l’on appelle le Téméraire. Mais je t’avoue que je ne vois pas très bien comment cela sera possible ?
– Et pourtant cela sera ! J’en ai eu la certitude quand j’ai vu l’envoyé de Bourgogne se diriger vers toi, te rechercher et enfin t’épouser...
– Ne me parle pas de lui ! s’écria Fiora prise d’une colère subite.
– Et pourtant, il faudra en parler. Tu es, bien réellement, la dame de Selongey, sa femme, et il faudra bien qu’il t’accueille. Mais laissons cela pour le moment. Acceptes-tu le traité que je t’offre ?
– D’autant plus volontiers que tu en as déjà accompli une part. N’as-tu pas tué Pietro ? Dois-je écrire mon engagement sous ta dictée ?
– Non. Le lien du sang me paraît plus solide qu’un chiffon de papier. Il fera de toi ma sœur, une sœur que je saurai rendre redoutable, je t’en fais le serment.
Les yeux noirs et les yeux gris se croisèrent comme deux mains qui se serrent.
– J’accepte ! dit Fiora.
Démétrios tira le stylet pendu à sa ceinture dans une gaine de cuir.
– Donne-moi ta main gauche !
La jeune femme obéit. D’un coup léger, le médecin lui fit, au poignet, une petite blessure où le sang perla. Puis, il entailla son bras droit et appliqua les deux estafilades l’une sur l’autre.
– Nos sangs se sont mêlés, dit-il. Désormais nous sommes unis dans le bien comme dans le mal !
Cherchant un flacon, il en fit couler quelques gouttes sur le poignet de Fiora. Le sang s’arrêta. Il fit de même pour lui. Fiora regardait, fascinée :
– M’apprendras-tu certains de tes secrets ? demanda-t-elle.
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