– Je t’apprendrai beaucoup de choses. L’art des philtres qui enchaînent et des poisons qui tuent, l’art de lire un caractère sur les traits d’un visage, l’art de...
– Je t’arrête ! Pourquoi les poisons ?
– Cela peut être fort utile...
– Pas à moi ! Connaître les drogues qui procurent le sommeil, oui, pas le poison. Je préfère d’autres armes : celles des hommes par exemple. Je suis bonne cavalière, je crois, mais j’aimerais savoir tirer l’épée, me servir d’une dague...
Pour la première fois, Fiora entendit rire Démétrios :
– Cela, c’est le domaine d’Esteban. Il y est d’une extrême habileté et il se fera un plaisir de t’enseigner : je crois que tu l’as séduit...
En vertu de l’adage qui veut que lorsque l’on parle du loup on en voie les oreilles, le personnage en question entra brusquement dans le cabinet...
– Maître ! Il y a deux moines qui viennent ici !
– Des moines ? De quelle sorte ?
– D’après leurs robes, ce sont des frères prêcheurs, comme ceux de là-haut, expliqua Esteban avec un mouvement de tête qui désignait approximativement la direction du couvent où Fiora s’était mariée...
– Ils ont dû se tromper de route. Va au-devant d’eux et remets-les dans le bon chemin ! De toute façon, je vais aller voir.
Démétrios quitta la pièce sur les talons de son serviteur et Fiora suivit jusqu’à la salle d’entrée. Par la porte ouverte, elle aperçut dans la lumière rouge du soleil couchant et, au milieu de l’allée de cyprès deux moines qui, le capuchon sur le nez, s’avançaient au pas paisible de leurs mules. L’un des moines était mince mais l’autre, celui qui marchait en tête, devait être gras à souhait car son froc était beaucoup plus rempli que celui de son compagnon. Fiora vit Esteban courir à leur rencontre en faisant de grands gestes pour expliquer à ces voyageurs qu’ils se trompaient de chemin mais les moines refusèrent de le rebrousser. Après avoir échangé quelques mots, tout le monde se remit en marche en direction de la maison.
– Cache-toi ! ordonna Démétrios à la jeune femme. Je vais voir ce que l’on nous veut.
A regret, Fiora se retira dans la cour intérieure mais de façon à garder un œil sur ce qui se passait devant la maison. Démétrios aborda les deux cavaliers qui, à sa vue, relevèrent leur capuchon... Avec un cri de joie, Fiora, oubliant toute prudence, s’élança à son tour : le gros moine c’était Colomba et l’autre c’était Léonarde...
Riant et pleurant tout à la fois, elle tomba dans les bras de sa vieille gouvernante qui s’était vivement laissée glisser à terre pour la recevoir. Les deux femmes s’étreignirent au seuil de la porte sans paraître s’apercevoir des efforts de Démétrios qui les poussait à l’intérieur...
– Vous ? balbutiait Fiora retrouvant automatiquement la langue française, vous, ma Léonarde ? Je n’espérais plus vous revoir... Je craignais... je croyais... oh ! mon Dieu ! Je dis n’importe quoi ! fit-elle en s’écartant pour mieux regarder celle qui lui revenait. Mais par quel miracle ?
– Pas de miracle, donna Fiora, zozota Colomba, simplement des précautions ! Dès le lendemain de ton emprisonnement à Santa Lucia – la pauvre ! En voilà une qui est mal servie ! Il faudra que je lui brûle quelques cierges ! – qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! ... Dès le lendemain donc, nous sommes allées chez toi avec donna Chiara et nous avons emmené donna Léonarda. Nous savions qu’il lui arriverait malheur si elle restait seule au palais. Les domestiques étaient tous morts de peur... et d’ailleurs nous avons eu raison. Quand on pense à ce qui s’est passé ! Ces soldats abominables, cette belle demeure mise à sac ! Il y a vraiment des gens qui ne craignent ni Dieu ni diable !
Lorsque Colomba était lancée, il était aussi difficile de l’arrêter que de retenir le flot tumultueux d’un torrent. Mais Fiora, cette fois, l’écoutait avec ravissement, guettant le court silence qui lui permettrait d’exprimer sa gratitude. Elle tenait Léonarde par un bras comme si elle craignait de la voir disparaître tout à coup. La vieille demoiselle cependant la considérait avec stupeur :
– Mais comme nous voilà vêtue, mon ange ? dit-elle enfin. Cette chose rouge... alors que vous êtes en grand deuil ?
– Cette tunique appartient à Samia, la servante de Démétrios. Je n’ai rien d’autre à me mettre. Ma robe noire est restée au couvent...
– Donna Chiara y a pensé, reprit Colomba. Nous avons avec nous une mule chargée de vêtements pour toi et Léonarda et de quelques petites choses que nous avons pu emporter. Poveretta ! Tant de malheurs à la fois ! On ne t’a même pas laissé pleurer tranquille... Et maintenant, on va te faire pleurer encore-Quelque chose de glacé coula sur la joie de Fiora, sans réussir à l’éteindre tout à fait mais en faisant renaître cette angoisse qui avait été sa compagne durant tous ces jours passés. Son regard chercha celui de Démétrios comme pour lui demander secours. Cependant Léonarde réprimandait son amie :
– Faut-il parler déjà de cela ? Nous venons à peine d’arriver...
– Et vous avez besoin de prendre du repos et de la nourriture, enchaîna le médecin. Venez dans la cuisine ! L’heure du repas approche et Samia ajoutera ce qu’il faut. Esteban va mettre vos mules à l’écurie car je ne pense pas que tu redescendes ce soir, donna Colomba ? Ce ne serait pas prudent et puis les portes de la ville seront fermées dans quelques instants...
Ce flot de paroles tellement inhabituel chez Démétrios réussit à réduire l’excellente femme au silence. Elle marmotta que donna Chiara ne l’attendait que le lendemain et qu’elle serait contente de manger un petit quelque chose.
Le médecin poussa tout le monde dans la cuisine : Samia, prévenue par Esteban, s’activait, mettait deux poulets à la broche et commençait à tailler d’épaisses tranches dans un jambon qu’elle avait décroché d’une solive. Colomba considéra tous ces préparatifs avec satisfaction et s’installa même auprès du feu en proposant de tourner la broche si l’on voulait bien lui donner un doigt de quelque chose « d’un peu réconfortant » car le pas de sa mule lui avait donné mal au cœur. Démétrios se hâta de la satisfaire en allant décrocher une fiasque enveloppée d’un tressage d’osier qu’il laissa d’ailleurs sur la table après que sa replète visiteuse eut avalé d’un trait un demi-gobelet de grappa... Il disposa même d’autres gobelets en proposant à Léonarde de goûter au réconfortant breuvage. La pauvre femme montrait, en effet, une mine défaite et des yeux rougis par des larmes récentes, ce dont, dans la joie des retrouvailles, personne ne s’était encore avisé. Elle refusa ;
– Tout à l’heure, peut-être. Ce que j’ai à dire est tellement affreux ! Fiora, elle aussi, pourrait en avoir besoin...
– Mais enfin, interrogea la jeune femme, que s’est-il passé ?
– Une horreur qui n’a de nom dans aucune langue, mon agneau. Je n’aurais jamais cru les gens d’ici capables d’une telle infamie, d’un sacrilège aussi abominable—
En quelques phrases rapides qu’elle semblait cracher de peur que les mots n’empoisonnassent sa bouche, elle raconta. Ce matin, en entrant dans l’église d’Orsanmichele pour préparer l’autel à la première messe, le sacristain avait découvert un spectacle qui l’avait jeté dans la rue, hurlant de terreur : la tombe encore fraîche de Francesco Beltrami avait été ouverte. Des mains criminelles en avaient tiré le corps qui avait été coupé en quartiers et abandonné là sans même essayer de dissimuler si peu que ce soit l’abominable ouvrage...
Blanche jusqu’aux lèvres et les yeux pleins d’épouvante, Fiora s’était dressée :
– Pourquoi ? ... mais pourquoi ?
– Pour prendre le cœur, répondit Colomba. C’est une vieille idée de par ici : afin d’empêcher le fantôme d’un mort de venir troubler les nuits des vivants, on fait ça. J’ai expliqué à Léonarda : il faut brûler le cœur et jeter les cendres au vent... C’est sûrement l’assassin qui l’a pris.
Cela ne faisait aucun doute pour Démétrios qui se souvenait de la menace dont Esteban avait couvert la fuite de Marino Betti à la taverne... Mais voyant que Fiora tremblait de tous ses membres, il la fit asseoir doucement et l’obligea à absorber un peu de grappa.
– A-t-on trouvé des cendres dans l’église ? demanda-t-il.
– Non, répondit Colomba, l’homme a dû avoir peur d’être découvert s’il faisait du feu dans l’église. Il l’a emporté. Mais la ville est sens dessus dessous et, comme on ne sait pas à qui s’en prendre, on court dans tous les sens en criant « à mort ! » sans bien savoir pourquoi.
– Il n’y a pourtant aucun mystère dans cette abomination, dit Démétrios. Le meurtrier de ser Francesco craignait pour la tranquillité de ses nuits...
– Mais personne ne sait qui il est ? fit Léonarde cependant que Fiora levait sur le Grec un regard plein de reproches.
– Je croyais que le couteau devait te parler ? Tu avais promis de retrouver l’assassin de mon père.
– Je l’ai retrouvé. Ou plutôt Esteban l’a retrouvé pour moi. Si je ne te l’ai pas encore dit c’est parce que je voulais que tu prennes ici les quelques jours de repos dont tu as le plus grand besoin...
– Je me suis assez reposée ! Qui est-ce ?
– Qui veux-tu que ce soit ? Marino Betti, bien sûr. Il a tué sur l’ordre de la dame Pazzi.
Et il raconta comment Esteban avait, dans la taverne du fleuve, acquis la certitude de la culpabilité de l’intendant. Aussitôt, la décision de Fiora fut prise.
– Donnez-moi cette robe de moine, chère Léonarde, ordonna-t-elle et toi Démétrios, donne-moi une arme et un cheval ! Notre domaine n’est qu’à une petite lieue d’ici et je ne veux pas que ce misérable qui craint tant les fantômes, voie se lever une autre aurore !
– Doucement ! fit Démétrios en appuyant sa main sur l’épaule de la jeune femme. Il faut à ce genre d’affaire un peu de préparation. L’homme est plus fort que toi. As-tu envie de mourir cette nuit, toi aussi ? Montughi est tout près de la ville. S’il y a eu tant de vacarme, ce Marino doit en être informé. Gomme il a peur, il se tient sur ses gardes. Peut-être même se cache-t-il ?
– Eh bien, il faudra le trouver. Sinon lui, du moins sa complice qui est plus criminelle encore que lui. Je veux y aller !
– Nous irons, toi, moi et Esteban, mais seulement la nuit prochaine.
Léonarde prit Fiora dans ses bras, non sans peine car elle était raide comme une planche :
– C’est la sagesse qui parle par sa voix. Écoutez-le, mon ange, et accordez-moi ce soir où nous nous sommes retrouvées. Tout a été fait pour votre pauvre père sur l’ordre de monseigneur Lorenzo. Le corps à nouveau bénit et encensé a été remis au tombeau. Des gardes veillent même autour de l’église profanée que l’évêque viendra purifier demain. La colère gronde chez ceux de Calimala dont elle est le sanctuaire. Je suis sûre que si monseigneur Lorenzo savait qui a tué notre bon maître...
– Il le sait, coupa Démétrios. Je le lui ai dit hier... Il s’approcha de Fiora qui, dans les bras de Léonarde, demeurait aussi rigide qu’une statue. Elle semblait ne rien voir, ne rien entendre, plongée par l’horreur de ce qu’elle venait d’entendre dans une sorte de transe. Il se pencha vers elle et, plongeant son regard dans celui de la jeune femme, il prit sa tête entre ses deux mains, les pouces sur le front et se mit à masser doucement ce front, ces tempes en murmurant quelques paroles que personne ne comprit. Puis, doucement, il ajouta :
– Reviens à toi, Fiora ! Reviens à nous ! Laisse ton corps se détendre et s’apaiser ! Apaise aussi cette flamme qui te brûle ! Demain, je te mènerai vers ton ennemi et il devra payer pour ses crimes... Demain, Fiora, demain...
Un long frisson parcourut le corps de la jeune femme et la vie revint dans son regard :
– Demain... murmura-t-elle.
Puis, sans transition, elle s’écroula dans les bras de Léonarde, secouée de sanglots et pleurant comme une fontaine.
– Laisse-la pleurer autant qu’elle voudra, dit Démétrios, les larmes vont emporter la menace qui vient de peser sur elle.
– Quelle menace ? demanda Léonarde à voix basse...
– La folie ! Elle en a trop enduré... Il serait temps que cela s’arrête...
Le lendemain, à la nuit tombée, trois cavaliers quittaient le castello, bottés et armés. Démétrios avait abandonné ses longues robes pour des chausses collantes et un pourpoint noir. Quant à Fiora, elle avait découvert avec surprise parmi les vêtements que son amie Chiara lui avait envoyés, un costume de garçon d’un joyeux vert feuille sur lequel était épingle un morceau de papier portant ces simples mots : « Tu pourrais en avoir besoin ! Je t’aime bien... ». Et, en les endossant, ce soir, elle avait rendu grâces, de tout son cœur, à la prévoyance dictée par sa sincère amitié à cette tête folle de Chiara...
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