Démétrios se pencha, saisit le petit corps de l’enfant sacrifié qui avait été rejeté à terre, le posa sur celui de la femme déjà souillé de son sang et s’éloigna en courant. La lueur de nombreuses torches et l’écho de pas ferrés se faisaient entendre...

Un instant plus tard, Démétrios avait rejoint Fiora et Esteban :

– Venez ! ordonna-t-il. Et venez vite ! Nous avons juste le temps de fuir...

– C’est vraiment la milice qui arrive ? demanda Fiora.

– Oui. Juste à l’heure que j’avais indiquée. Le seigneur Lorenzo a bien suivi mes explications.

– Qui a donné l’alerte ?

– Moi, bien sûr. Je ne voulais tout de même pas que tous ces malheureux qui cherchent une compensation à leur misère soient voués à la prison, à la torture et au feu... La dame Hieronyma finira la nuit au cachot en attendant d’être livrée au bourreau...

– Mais comment pouvais-tu savoir qu’elle serait là, cette nuit ?

– Je t’ai déjà dit que je sais toujours ce que j’ai besoin de savoir... Pressons-nous un peu, à présent. Je ne me soucie pas que l’on nous coure après...

Une heure plus tard, ils étaient de retour au castello où Léonarde, qui avait envoyé Samia se coucher, les attendait. Ignorant ce qu’était au juste cette mystérieuse expédition dans laquelle ils se lançaient, elle les accueillit sans un mot mais leur servit aussitôt du vin chaud à la cannelle qui mijotait doucement dans les cendres de la cheminée. Elle regardait Fiora dont le visage pâle et les traits tirés disaient assez qu’elle n’avait pas vécu des moments très agréables mais la jeune femme, en entourant de ses doigts glacés le bol empli du liquide brûlant, lui sourit avec tant de tendresse que la gouvernante, vexée de n’avoir pas été tenue au courant, n’y tint plus :

– Vous semblez bien lasse, mon agneau, mais il y a longtemps que je ne vous ai vu ce sourire. Êtes-vous heureuse, cette nuit ?

– Oui... et pour la première fois depuis longtemps ! La mort de mon père est vengée, ma chère Léonarde, ainsi que tout ce que j’ai eu à souffrir à cause de Hieronyma. Je vous dirai tout demain mais, pour l’instant, je meurs de sommeil...

– S’il en est ainsi, justice vous sera-t-elle rendue et pensez-vous pouvoir, enfin, rentrer chez vous ?

– Je n’en sais rien... Peut-être, puisque à présent mes ennemis sont abattus...

– Il en reste toujours, dit sévèrement Démétrios qui chauffait à la flamme ranimée ses longues mains pâles. Mais est-ce vraiment là ce que tu souhaites : rentrer chez toi, retrouver ta fortune et ne plus penser à rien ? As-tu oublié que...

– Que nous avons conclu un pacte ? Je l’oublie d’autant moins que je désire à présent retrouver l’homme qui m’a abandonnée au lendemain de notre mariage et tirer vengeance de ceux qui ont mené mes parents à l’échafaud. Mais j’avoue que j’aimerais, pour un temps, retrouver la paix de ma maison, revoir mon amie Chiara, pouvoir, comme naguère, passer dans les rues de Florence sans entendre des cris de mort ou recevoir des pierres, aller fleurir le tombeau de celui qui sera toujours mon père, laisser s’apaiser cette fureur qui m’habite depuis tant de jours, être encore une Florentine comme les autres et acquérir la certitude qu’au retour des voyages que j’entreprendrai, je pourrai m’y retrouver chez moi... Est-ce trop demander ?

Démétrios détourna les yeux de ce regard qui implorait une réponse et quitta la cuisine. On entendit son pas dans l’escalier de la tour au sommet de laquelle il aimait se retirer pour observer les étoiles et en écouter le langage. Mais en cette fin de nuit, car l’aube allait bientôt paraître, il se détourna du ciel pour regarder la ville endormie. Il savait que Florence ne voulait plus de Fiora Beltrami mais il n’avait pas le courage de le lui dire...

CHAPITRE XI

« AVANT QUE J’ATTEIGNE À LA RIVE ESPÉRÉE... »

Le bruit, parti du fleuve où les mariniers s’affairaient, fila par les rues et les places, atteignit d’abord la milice que l’on avait tout de suite appelée, le Bargello et la Seigneurie puis tout le reste de la ville à la façon d’un brandon lancé dans une botte de paille : un pêcheur avait retiré de l’Arno le corps de Pietro Pazzi, poignardé entre les deux épaules...

Esteban, descendu faire le marché comme il le faisait trois fois la semaine au Mercato Vecchio, l’entendit alors qu’il achetait des fromages, le retrouva chez la marchande de volailles et en eut les oreilles emplies quand il atteignit l’étal du boucher mais avec des variantes car la fête aux « on-dit » était lancée. Chacun prétendait en savoir plus que son voisin et les versions les plus fantaisistes commençaient à circuler...

Esteban n’aimait pas les bavardages. Là-bas, en Castille, ils avaient causé la mort de sa mère accusée par un voisin d’avoir empoisonné l’eau de son puits et d’avoir noué l’aiguillette de son fils. Bien que bonne chrétienne, la vieille femme avait été conduite au bûcher et son fils, désespéré, avait donné tout ce qu’il avait d’argent au bourreau pour qu’il l’étranglât avant les flammes. Ensuite il avait tué le voisin, son fils, et mis le feu à leur ferme. Démétrios Lascaris qui venait d’arriver dans le pays, l’avait emmené avec lui juste avant qu’on ne vînt l’arrêter, lui sauvant ainsi la vie et s’attirant à tout jamais son dévouement et sa reconnaissance...

Non, Esteban n’aimait pas les commérages. Il les haïssait presque autant que les prêtres qui, de compte à demi avec l’alcade du pays, avaient condamné sa mère parce que l’accusateur était riche et elle pauvre... Le service du médecin grec, philosophe, astrologue et magicien lui convenait tout à fait car, en dehors de menues besognes quotidiennes, il y trouvait une certaine forme de liberté : jamais Démétrios ne lui avait reproché d’aimer le vin et les filles et il les aimait autant que le combat, les armes et la guerre qui avaient été sa vie depuis l’âge de douze ans...

Décidé à obtenir des informations aussi claires que possible, il confia sa mule déjà chargée à l’auberge de la Croce di Malta où on le connaissait et se dirigea vers le palais de la Seigneurie et son complément, la loggia dei Priori, où l’on était toujours certain de trouver trois ou quatre notables en train de discuter. Cela lui permit de voir arriver le vieux Jacopo Pazzi qui occupait alors sa demeure florentine et qui entra en tempête, chargeant comme un taureau furieux, dans le vieux palais. Il en ressortit un moment plus tard, escorté du Bargello et d’une escouade de gardes. Un frémissement courut alors sur la place : le patriarche était-il arrêté ? Mais ce ne fut qu’un instant. La troupe se dirigea vers le Ponte Vecchio. Esteban suivit avec la petite foule qui s’était aussitôt formée. Cela lui permit d’assister à l’arrestation de la Virago et de son frère. Pippa fournit une défense si vigoureuse qu’il fallut cinq hommes pour en venir à bout. On l’emmena finalement vers les Stinche, la prison de la ville, vociférant et hurlant des imprécations et des injures auxquelles les assistants se hâtèrent de répondre car, même lorsqu’ils ignoraient de quoi il était question, les Florentins ne laissaient jamais passer une occasion de se faire entendre et de manifester. Quand on emmenait quelqu’un en prison, on pouvait toujours crier « A mort ! » à tout hasard avec une chance de ne se tromper qu’une fois sur deux.

Beaucoup plus froid, Esteban jugea qu’il en avait assez vu et qu’il était grand temps pour lui d’aller prévenir son maître de ce qui se passait, d’autant que le cortège de Pippa, en refranchissant le pont, s’était augmenté d’une unité : fray Ignacio qui rejoignait le vieux Pazzi et se mit à son pas en lui parlant avec volubilité. Or, le Castillan avait détesté d’instinct son compatriote qu’il jugeait faux, cruel et perfide, ce en quoi il ne se trompait pas de beaucoup. Le rapprochement de ces deux hommes lui parut des plus inquiétants...

Jouant des coudes pour se dégager de la foule, il alla rechercher sa mule au chargement de laquelle il ajouta une petite jarre d’huile d’olive, alla boire son coup de vin habituel pour ne pas soulever de curiosité et quitta la ville au plus vite mais non sans remarquer le rassemblement qui se formait déjà devant le palais des Médicis et faisait un bruit affreux car tout le monde parlait en même temps et en faisant force gestes.

En rentrant à Fiesole, il trouva Démétrios dans son cabinet, occupé à emballer soigneusement quelques livres dans des morceaux d’étoffe et à les ranger dans un petit coffre posé sur un escabeau. A un coin de la table, sur un morceau de daim, étaient alignés, dans un ordre parfait et tout brillants d’un récent astiquage, les instruments de chirurgie, lancettes, scalpels, trépans, aiguilles droites ou courbes, pinces et autres qui avaient suivi le médecin depuis Byzance et qu’il avait réussi à conserver quelles qu’eussent été les vicissitudes de ses longues pérégrinations. Le vieux sac de cuir qui les contenait habituellement était posé à côté et tout ouvert.

Esteban embrassa d’un regard rapide ces préparatifs :

– Maître, dit-il, est-ce que tu t’apprêtes à partir ?

– Il faut toujours être prêt à partir, mon garçon. Mais toi, dis-moi pourquoi tu es revenu plus vite que d’habitude ? Je vois à ta mine que tu as quelque chose à raconter.

– C’est vrai et c’est vrai aussi que je suis inquiet.

Le Castillan n’était pas l’homme des grandes narrations. En quelques phrases, il eut rapporté ce qu’il avait vu et entendu, tout en guettant sur le visage du Grec l’effet de ses paroles. Mais Démétrios, qui avait fini de remplir son coffre, se contenta de le fermer et de dire :

– Ah !

Puis s’approchant de ses instruments, il les essuya soigneusement l’un après l’autre puis les roula dans la peau de daim qu’il introduisit ensuite dans son sac. Esteban le regardait faire en silence, devinant qu’il réfléchissait. Au bout d’un moment, Démétrios leva les yeux sur lui :

– Va me chercher donna Fiora ! Elle est au jardin en train de donner à manger aux pigeons...

Fiora entra un instant plus tard, mince silhouette noire et blanche, nette et conventionnelle. L’échappée du couvent en bure blanche et sandales de corde, la jeune Grecque en tunique pourpre, le page en pourpoint vert avaient disparu pour laisser place à cette jeune femme en deuil, aux nattes sages, et Démétrios se surprit à le regretter mais les grands yeux gris pâle étaient toujours les mêmes et le Grec savait qu’ils pouvaient refléter tous les orages du ciel et que cette apparence élégante et sereine cachait les flammes d’un cœur ardent et d’un caractère fier et courageux. Tout comme si elle eût été en visite, Léonarde l’avait accompagnée et se tenait près de la porte, les mains nouées sur son giron comme il convenait à la suivante d’une noble dame. Démétrios eut la tentation de la prier de les laisser seuls mais pensa qu’en agissant ainsi il rejoindrait le terrain des conventions sociales qui l’agaçaient si fort. En outre, Léonarde était désormais embarquée sur cette galère, battue des vents et sans cesse menacée, qui était celle de son élève. Il était inutile de lui cacher quoi que ce soit, d’autant qu’elle serait très vite mise au courant. Le Castillan était entré derrière elle...

– Esteban vient de rentrer avec des nouvelles que je juge inquiétantes, fit Démétrios. Il faut que tu les entendes.

Elle les entendit et n’en parut pas autrement troublée. Seule, la mention du moine espagnol lui fit froncer les sourcils.

– Encore cet homme ! soupira-t-elle. Comment se fait-il qu’il s’attache à ce point à la cause des Pazzi ? Il semble vouloir les défendre envers et contre tout...

– S’il est vraiment l’envoyé secret du pape Sixte IV, cela s’explique car il est certainement aussi le mandataire de son favori, Francesco Pazzi... Je croyais que tu avais compris cela ?

– Sans doute ! Mais il est l’un de ces prêtres fanatiques dont le diable est l’obsession et qui voient des sorciers partout. Or, la milice, l’autre nuit, à dû trouver Hieronyma dans l’état où nous l’avons laissée : nue, étendue sur un autel satanique, marquée du sang du sacrifice avec, sur elle, le corps d’un enfant égorgé. Il me semble que cela devrait intéresser fray Ignacio au premier chef ? Et pourtant Esteban l’a vu parler à Jacopo Pazzi comme à un ami !

– Tout à fait comme à un ami ! approuva Esteban en écho.

– Tu as raison, c’est étrange ! dit Démétrios qui se tourna vers son serviteur : Au fait, tu n’as pas rendu entièrement compte de ta mission. As-tu entendu, par la ville, les gens parler de la dame Hieronyma que la milice a dû jeter en prison ?

Le Castillan secoua sa tête aux cheveux hirsutes :