Cette histoire d’esclaves avait beaucoup tourmenté Léonarde lors de son arrivée à Florence. Ses convictions chrétiennes s’insurgeaient devant un tel état de choses mais elle avait vite découvert que les esclaves de Florence étaient souvent beaucoup mieux traités, du fait du prix payé, que certains serviteurs à gages, certains valets de fermes ou certaines filles de cuisine dans les maisons d’au-delà des Alpes. Posséder des esclaves ne gênait nullement les étranges sentiments religieux des Florentins qui, tout en professant une dévotion profonde envers le Christ, la Vierge et les saints, en remplissant leurs églises de fresques, de tableaux et d’œuvres d’art admirables, montraient un goût très vif pour la mythologie et la philosophie grecques, Platon occupant de beaucoup la première place. Elle avait fini par excuser ses nouveaux concitoyens en vertu de leur amour profond de la beauté sous toutes ses formes – et cela jusque dans les plus basses classes de la société – et de leur extraordinaire appétit de vivre...
Arrivée devant la porte de son père, Fiora envoya Khatoun remettre de l’ordre dans sa chambre puis, frappant légèrement, elle entra sans en attendre l’autorisation ; ce en quoi elle eut raison car elle aurait pu l’attendre longtemps. Le menton dans la main et le coude appuyé au bras de son siège, Francesco rêvait devant un tableau posé sur un chevalet d’ébène tourné vers lui... Son visage irradiait un si grand bonheur que la jeune fille en fut étonnée.
– Père ! appela-t-elle doucement.
Francesco tressaillit comme quelqu’un que l’on éveille mais sourit aussitôt, de ce rare sourire qui donnait tant de charme à son visage fatigué. Avec les années, il avait pris un peu de poids et quelques rides tandis que ses épais cheveux noirs commençaient à s’argenter, mais il conservait une grande vitalité et une étonnante puissance de travail.
– Viens voir ! dit-il en étendant le bras pour attirer à lui la jeune fille : Sandro vient de me le faire porter et c’est une merveille...
Fiora s’approcha avec empressement. Quelques semaines plus tôt, elle avait posé pour un jeune peintre du voisinage que Lorenzo de Médias avait distingué et qui, jusqu’à présent, n’avait guère travaillé que pour lui, mais Francesco Beltrami dont on savait la passion qu’il portait à la peinture avait su s’attirer l’amitié de ce garçon imaginatif et songeur, fantasque et même parfois versatile qui nourrissait son œuvre de ses rêves et de ceux des poètes florentins. Il était le fils d’un tanneur du quartier d’Ognissanti et s’appelait Sandro Filipepi ; on commençait à le connaître sous le nom de Botticelli qui signifie petit tonneau, surnom qu’il devait à un frère de vingt-huit ans son aîné, grand buveur devant l’Eternel et qui s’était toujours occupé de l’enfant au point qu’on le croyait son père, le véritable passant pour son grand-père. L’enfant étant « devenu » le Sandro du Botticello, était resté Botticelli.
Le tableau que contemplait Beltrami était un portrait que Fiora considéra avec une stupeur où entrait une forte dose de déception :
– Mais... ce n’est pas moi ?
Le panneau de bois peint représentait, en effet, une toute jeune femme d’une éclatante blondeur, vêtue d’une robe de velours gris brodée d’or comme Fiora n’en avait jamais portée parce qu’elle était d’une mode différente. Différent aussi le petit cône tronqué de dentelle blanche qui coiffait l’inconnue comme d’une couronne et d’où partait une légère écharpe cernant le visage.
– C’est vrai, dit Francesco gravement, et c’est pourtant bien toi car les traits sont semblables. Ce portrait, mon enfant, c’est celui de ta mère. La ressemblance n’était pas évidente quand tu étais toute petite mais, à mesure que tu as grandi, elle s’est développée, accentuée...
– Ce n’est pas vrai ! s’écria Fiora prête à pleurer. Tu t’illusionnes, père. Elle est très belle et moi je ne le suis pas...
– Qui t’a mis cette idée dans la tête ? fit Beltrami stupéfait.
– Personne mais aucune femme ne saurait être belle avec des cheveux noirs !
– Ma parole, tu es folle ? Mais je vais te démontrer que tu te trompes...
Se levant, Francesco alla jusqu’à l’une des armoires marquetées en trompe-l’œil qu’il avait disposées contre les murs de son studiolo. Fiora savait, pour les avoir maintes fois admirées, que ces armoires contenaient des merveilles : livres rares aux précieuses reliures, émaux lumineux, objets d’argent, d’ivoire ou d’or, statuettes chryséléphantines ou danseuses d’albâtre translucide et cent autres jolies choses. Il prit, dans l’une d’elles qu’il déverrouilla avec une clef dorée pendue à son cou par une chaînette, un petit coffre d’argent qui ressemblait à un reliquaire et le posa sur une tablette, l’ouvrit et en sortit, avec des gestes qui étaient ceux d’un prêtre touchant l’hostie, le petit hennin de dentelle qui avait été la dernière coiffure de Marie de Brévailles, le regarda un instant puis y posa ses lèvres. Fiora vit que ses mains tremblaient et qu’il y avait des larmes dans ses yeux quand il se tourna vers elle.
– Laisse-moi faire ! murmura-t-il.
Rejetant en arrière la chevelure noire de sa fille, il dégagea son front qui était haut et bien formé, fixa la coiffure presque à la racine des cheveux, enveloppa le visage du pan de dentelle puis, prenant au mur un miroir, il le posa près du portrait et mena Fiora devant ce miroir :
– Regarde ! dit-il seulement.
La dentelle avait un peu jauni mais, ainsi séparé de son cadre habituel, le visage que reflétait le miroir et celui du portrait étaient étrangement semblables. C’était le même teint délicat d’ivoire rosé, la même bouche au pli rieur, le même nez fin et surtout les mêmes yeux d’un gris nuageux.
– Alors ? demanda Francesco, soutiendras-tu encore que tu es laide ?
– N... on. Mais pourquoi ne suis-je pas blonde comme elle ? Si j’avais ces cheveux d’or, je suis sûre que les poètes me chanteraient et peut-être que j’aurais pu être un jour la reine de la giostra...
– Comme madonna Simonetta ? sourit Beltrami, une flamme de gaieté dans les yeux. J’espère que ma petite fille ne va pas s’aviser d’être sottement jalouse ? Certes, tout Florence admire cette ravissante femme mais, avant que notre Lorenzo n’épouse madonna Clarisa...
– Qui est rousse ! précisa Fiora têtue.
– Qui est rousse... et pas très jolie. Avant donc ce mariage, tout Florence n’avait d’yeux que pour la belle Lucrezia Donati que Lorenzo aimait et qui était brune, comme toi.
Avec les mêmes gestes légers et pieux que tout à l’heure, Francesco ôtait la coiffure et s’apprêtait à la serrer quand Fiora l’arrêta :
– Père ! Ces taches brunes sur la dentelle, que sont-elles ?
Francesco devint très pâle et considéra sa fille avec une sorte d’égarement. Soudain fébrile, il acheva de disposer la relique, referma le coffret, le rangea puis revint vers le portrait qui semblait accaparer toute la lumière de ce beau matin et lorsqu’il prit, pour le recouvrir, un grand morceau de velours noir, Fiora l’arrêta :
– Laisse-moi la regarder encore ! pria-t-elle. Je la connais si peu ! Ni toi ni Léonarde ne m’en parlez jamais. Je ne sais qu’une chose : c’était une noble dame du pays de Bourgogne...
– C’est que, vois-tu, l’histoire en est triste, douloureuse même. Nous n’en parlons que très rarement, Léonarde et moi. Quant à toi, tu es encore trop jeune.
– On n’est jamais trop jeune pour apprendre à connaître sa mère. Je n’ai que vous pour m’en parler et, à présent, cette image mais, si je l’interroge, elle ne me répondra pas puisque messer Sandro n’a fait que copier ma figure.
– Tu es capable, toi, à ton âge, de recevoir le message d’un portrait ? dit Francesco surpris.
– Bien sûr. J’ai vu chez elle le portrait de notre cousine madonna Hieronyma Pazzi par cet ancien moine, mort il y a six ans, messer Filipo Lippi. C’est un beau portrait qui rend pleine justice à sa beauté ; il dit aussi qu’elle est vaniteuse, avide, de cœur faux et cruel. Sur cette image-ci, je ne peux rien lire.
Francesco était abasourdi. Que sa Fiora qu’il considérait toujours comme une petite fille et qui, par bien des côtés l’était encore, pût faire preuve d’un tel don de psychologie le confondait... La jeune fille le sentit et voulut en profiter :
– A présent, ajouta-t-elle doucement, réponds, je t’en prie, à la question que je t’ai posée... ces taches brunes ? ... On dirait du sang !
Beltrami se détourna et alla jusqu’à la fenêtre d’où l’on découvrait, par-dessus les toits de la via delle Vigna Nuova, le magnifique palais Rucellai, l’un des plus neufs de Florence et l’un des plus beaux. Fiora le suivit :
– Réponds-moi, père ! je veux savoir !
– J’oubliais que tu sais, aussi, dire « je veux »... Eh bien oui, c’est du sang... le sien. Ta mère est morte, mon enfant, dans de bien terribles conditions...
– Lesquelles ?
– Ne m’en demande pas plus car je ne te répondrai pas. Plus tard, sans doute, je te dirai...
– C’est quand, « plus tard » ?
– C’est quand tu seras une femme. Pour l’instant tu n’es encore qu’une jeune fille et une jeune fille ne doit avoir que des pensées joyeuses. Surtout un jour de fête ! ... Voyons, que vas-tu mettre pour aller au tournoi comme on dit en France ?
Ramenée à ses préoccupations antérieures, Fiora haussa des épaules désabusées :
– Je n’en sais rien. Je t’avoue que je n’ai pas très envie d’y aller.
– Ne pas aller à la giostra, alors que nos places sont marquées dans la meilleure tribune ?
– Derrière la reine. Donc ce que je mettrai a bien peu d’importance. Personne ne me remarquera !
– Excepté Domenico Accaiuoli, Marco Soderini, Tommaso Salviati, Luca Tornabuoni et quelques autres de moindre importance, récita Francesco qui retrouvait son sourire.
– C’est bien ce que je dis : personne !
Elle n’ajouta pas que le seul qui comptât pour elle, le beau, l’irrésistible Giuliano de Médicis ne regarderait que Simonetta Vespucci. Beltrami s’était mis à rire :
– Comme tu y vas ! Je te trouve bien difficile. Il faudra pourtant bien, un jour, te choisir un époux...
Fiora glissa son bras sous celui de son père et, se hissant sur la pointe des pieds, baisa sa joue bien rasée :
– Le seul homme que j’aime ne saurait m’épouser puisque c’est toi !
– Ah ! Voilà une parole qui mérite récompense ! J’ai quelque chose pour toi.
Se dégageant du bras de sa fille, le négociant alla prendre dans un coffre un petit paquet enveloppé de soie et le tendit à Fiora :
– Tiens, je comptais t’offrir ceci pour ta fête mais l’occasion me paraît opportune...
Les yeux de la jeune fille brillèrent. Comme toutes ses pareilles, elle adorait les cadeaux, les surprises et tout ce qui est inattendu. Rose d’impatience, elle déplia la soie blanche et découvrit un de ces cercles d’or comme aimaient à en porter les élégantes florentines. Celui-là était fait de feuilles de gui dont les boules étaient autant de perles. Une autre perle, en poire, était destinée à retomber sur le milieu du front...
– Oh, père ! C’est ravissant ! Qui a fait cela ?
– Le Ghirlandaio[ii]; Je le lui ai commandé depuis longtemps déjà et je ne pensais pas le recevoir de sitôt mais l’artiste quitte Florence pour San Gimignano où il doit décorer la chapelle de Santa Fina. Je suis heureux de pouvoir t’offrir ce bijou aujourd’hui car tu es en âge, à présent, de recevoir et de porter des joyaux. Tu vois que tu n’as plus aucune raison de me laisser aller seul à la fête. A présent quittons-nous. Il faut que je me prépare pour le banquet du palais Médicis...
– Où les dames ne vont pas...
– Où les dames ne vont pas, comme il se doit quand monseigneur Lorenzo reçoit ambassadeurs et hommes politiques. A la giostra et au bal de ce soir, les dames auront leur revanche...
C’était vrai que la fête promettait d’être belle. Il en était toujours ainsi quand le Magnifique – il avait à peine vingt ans qu’on lui attribuait déjà ce surnom prestigieux -décidait que sa ville devait vivre quelques heures de folie car il n’omettait jamais de la faire participer à tous les événements, familiaux, religieux ou politiques de sa propre vie. Cette nuit, personne ne dormirait à Florence. Il y aurait bal au palais de la via Larga et dans quelques riches demeures mais aussi dans les rues et sur les places où le vin coulerait des fontaines...
Quand, flanquée de Léonarde et de Khatoun qui devaient l’escorter jusqu’à la place Santa Croce où avait lieu la giostra et où elle retrouverait son père, Fiora quitta son palais, elle avait oublié sa matinée maussade et ce qu’elle croyait avoir de raisons sérieuses à une mauvaise humeur pour se laisser entraîner par la joyeuse atmosphère de la ville et par son tourbillon de couleurs et de sons. A travers l’air bleu, les cloches de tous les campaniles sonnaient à rompre les bras des sonneurs et, à chaque carrefour, des musiciens, des chanteurs proclamaient à qui mieux mieux la joie d’être jeune, d’aimer et de vivre à Florence, la plus belle ville du monde. Les façades de toutes les maisons disparaissaient sous les toiles peintes, les soieries, les draps rouges et blancs, aux couleurs de la ville, galonnés d’or ou d’argent. On avait l’impression de marcher à travers une immense fresque chatoyante, mais une fresque animée par la foule en habits de fête qui s’en allait joyeusement vers le lieu du grand spectacle. Sur toutes les places, on avait planté de grands mâts de bois doré auxquels pendaient de longues bannières dont les unes portaient le lys rouge, emblème de Florence, et le lion de saint Marc, emblème de Venise.
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