– J’ai beau chercher, soupira Fiora, je ne le vois pas...

– Parce qu’il n’y est pas. Et pas davantage madonna Clarissa. Elle reste dignement au logis pendant que son époux et son beau-frère donnent des fêtes pour y célébrer leur « Étoile ». Ne t’y trompe pas ! L’ambassadeur de Venise n’est qu’un prétexte... Et, pour l’amour du ciel, cesse de faire cette mine ! Tu devrais porter la tête aussi haut que Simonetta. Quand donc comprendras-tu que tu as le droit d’être fière de toi-même ?

Instantanément, les yeux de Fiora se chargèrent d’éclairs :

– Je suis fière de ce que mon père a fait de moi et du nom que je porte. N’est-ce pas suffisant ?

– Non, il est temps que tu comprennes que tu n’es plus une petite fille mais une jeune fille... très séduisante !

Fiora se mit à rire de bon cœur :

– Mon père et Léonarde disent comme toi. Je vais finir par vous croire tous les trois.

– Et tu feras bien ! D’autres se chargeront d’ailleurs de te convaincre, dès que tu admettras qu’on peut te courtiser pour toi et non pour la fortune de ton père. Je me demande d’ailleurs où tu as pris des idées pareilles ?

– Oh ! cela remonte à loin. Je devais avoir sept ou huit ans quand un jour, donna Hieronyma...

– Ta cousine ?

– Celle de mon père, oui. Elle passait avec une amie dans le jardin où je jouais et elle s’est arrêtée. Elle a prié une mèche de mes cheveux et elle a dit : « Cette petite est vraiment laide ! Une vraie fille d’Egypte ! Sans la dot qu’elle aura, aucun garçon certainement ne voudra d’elle. »

– Et tu l’as crue ? Il est vrai qu’elle est payée pour s’y connaître en laideur : son fils est un monstre.

– Je t’en prie, ne parlons plus de cela ! Ce n’est ni le lieu ni le moment.

La grande tribune s’emplissait. La reine prenait place sur son trône de part et d’autre duquel s’installaient le Magnifique et l’ambassadeur de Venise, Bernardo Bembo. Francesco Beltrami vint rejoindre les deux jeunes filles en compagnie de l’oncle de Chiara, sur le balcon latéral le plus proche de la tribune.

– Eh bien, jeunes dames ? fit-il avec bonne humeur, j’espère que vous êtes satisfaites de vos places ? Rien ne saurait vous échapper de la joute ni de ce qui se passe dans la tribune de la reine.

C’était, en effet, intéressant et les deux amies s’amusèrent un moment à annoncer tous ceux qui y prenaient place. Les prieurs de la Seigneurie d’abord, en bonnets fourrés et dalmatiques de velours pourpre accompagnés du gonfalonier[iv] Petrucci. Puis quelques-uns des hommes les plus nobles ou les plus riches de la ville. Il y avait là aussi l’entourage habituel du maître : le philosophe-médecin Marsile Ficino qui lui avait enseigné la doctrine platonicienne, le poète hellénisant Angelo Poliziano qui était le plus proche compagnon du Magnifique, chargé par lui d’élever son fils, les trois sœurs Médicis, Bianca, Maria et Nannina, le vieux savant Paolo Toscanelli, l’astronome qui avait imaginé une nouvelle technique pour les gnomons[v] et en avait même installé un sur l’église Santa Maria del Fiore, la cathédrale de marbre blanc, rouge et vert, l’admirable Duomo dont les Florentins étaient fiers à juste titre. Toscanelli était en outre conservateur de la Bibliothèque médicéenne et Fiora le connaissait bien pour avoir reçu de lui des leçons d’astronomie comme elle avait reçu d’autres maîtres des cours de grec, de latin, de mathématiques, de chant, de danse, de versification et de toutes ces choses inhabituelles en d’autres lieux qui faisaient, en Italie, de véritables savantes des filles de grandes maisons. Auprès du vieux maître, son élève favori, Amerigo Vespucci, le jeune beau-frère de Simonetta, se rongeait les ongles d’un air vague et ne regardait rien ni personne, mais son goût pour le voyage dans les étoiles était trop connu pour que quiconque s’en souciât.

Un vigoureux coup de coude vint mettre fin à l’exploration de Fiora.

– Regarde ! chuchota Chiara surexcitée : Qui est celui-là ? ...

– Qui donc ?

– Est-ce que tu ne vois pas cet homme qui est en train de prendre place auprès de monseigneur Lorenzo ? Un étranger sûrement car je ne l’ai jamais vu.

Avec un aimable geste d’invitation, le Magnifique faisait asseoir à sa gauche un inconnu de haute taille, qui pouvait avoir de vingt-cinq à trente ans et dont l’allure annonçait à la fois le seigneur et le guerrier. Sur de larges épaules, il érigeait une tête arrogante dont les courts cheveux bruns devaient être plus habitués au port du heaume qu’à celui du chaperon de velours noir, orné d’une large médaille d’or qui les coiffait. Le visage aux maxillaires puissants, au grand nez dédaigneux, aux lèvres minces qu’un pli railleur relevait d’un côté était trop asymétrique pour prétendre à la pureté grecque mais quand il lui arrivait de sourire, cette bouche dure montrait des dents éclatantes et, sous l’abri des sourcils droits, les yeux noisette pétillaient d’intelligence et d’ironie. Le grand manteau que l’inconnu portait négligemment rejeté sur les épaules découvrait un pourpoint de velours noir sur lequel tranchait un large collier d’or auquel pendait un curieux bijou représentant un bélier plié en deux.

– Père, pria Fiora, sauriez-vous nous dire...

– ... qui est cet intéressant étranger ? compléta Beltrami en adressant un sourire moqueur aux deux curieuses. Il se nomme Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or et envoyé extraordinaire du très puissant duc Charles de Bourgogne que l’on appelle souvent le Grand

Duc d’Occident et plus souvent encore, mais plus bas, le Téméraire à cause de son courage indomptable et de son orgueil effréné qui le poussent parfois dans de bien dangereux chemins ! Il est arrivé ce matin seulement et de là vient que les armes de son maître ne figurent pas aux côtés des nôtres et de celles de Venise. A présent, oubliez-le car voici le tournoi qui commence...

A nouveau les trompettes sonnaient, à nouveau les étendards voltigeaient aux mains habiles de leurs porteurs et le fabuleux cortège des chevaliers qui allaient s’affronter défila sous les acclamations de la foule. Ils ne portaient pas l’habituel harnois de guerre mais des armes dorées, des boucliers ronds et des casques fantastiques ornés de chimères, de dragons, des casques à la grecque comme on imaginait qu’en avait porté Alexandre le Grand, ornés de lauriers ou de ciselures compliquées. Des cascades de plumes aux couleurs différentes tombaient des cimiers... Les demi-cuirasses étaient à l’antique.

Sous la sienne qui était d’argent et d’or, Giuliano portait une tunique de velours rouge et blanc constellée de perles et, sur son bouclier d’or, la Gorgone ciselée arborait au front le Libro, le plus gros diamant des Médicis. Le jeune homme rayonnait de jeunesse et de joie. Il tenait, appuyé à sa cuisse, un grand étendard d’une symbolique tellement obscure qu’elle échappa à la majorité des spectateurs mais qui avait coûté beaucoup de peine à Sandro Botticelli.

C’était un gorifalon en taffetas d’Alexandrie frangé d’or tout autour qui, au sommet, portait un soleil et, au milieu, une figure de Pallas en cothurnes bleus et tunique d’or sur une robe blanche qui ressemblait beaucoup à Simonetta. Cette figure posait les pieds sur des flammes qui brûlaient des branches d’olivier alors que, vers le haut, d’autres branches demeuraient intactes. Elle avait sur la tête un casque bruni à l’antique et des cheveux tout tressés qui volaient au vent. Dans sa main droite, elle tenait une lance et de la gauche le bouclier de Méduse. Auprès d’elle, il y avait une prairie émaillée de fleurs et un tronc d’olivier auquel le dieu d’amour était lié avec des cornes d’or. A ses pieds, Éros avait un arc, un carquois et des flèches brisées. Enfin dans une branche de l’olivier quelques mots étaient écrits en français et en lettres d’or : « La sans par (eille) ». Ladite Pallas regardait fixement le soleil.

Ce monument fit grand effet mais, de sa place, Fiora entendit l’ambassadeur vénitien demander à son voisin, un certain Augurelli de Rimini, ce que cela signifiait. L’autre ne put que hausser les épaules dans un geste d’ignorance. L’explication allait venir cependant quand Poliziano, du haut de la tribune, entama la lecture d’un long poème de son cru qui était censé raconter un songe de Giuliano, cela pendant que les cavaliers évoluaient gracieusement pour faire valoir leur habileté et la beauté de leurs montures :

Il lui semble voir sa dame, cruelle,

Toute sévère et arrogante de visage,

Lier Cupidon à la verte colonnette

De l’heureux arbuste de Minerve,

Armée par-dessus sa blanche robe

Et protégeant son chaste sein avec la Gorgone

Et il semble qu’elle lui arrache toutes les plumes des ailes

Et qu’elle brise l’arc et les traits du malheureux.

Mais dans son rêve Giuliano promet à Pallas de porter ses couleurs sur le champ clos et ainsi s’achève le poème qui fut fort applaudi, non sans soulagement, peut-être. Pour sa part, Fiora afin de se désennuyer observait l’étranger qui l’avait tant intriguée mais elle dut détourner souvent son regard parce que, la plupart du temps, ses yeux et ceux du Bourguignon se rencontraient, ce dont elle éprouvait une bizarre impression de gêne mêlée de plaisir secret.

Le spectacle des joutes finit par retenir l’attention de tous mais c’était plutôt un ballet bien réglé qu’un véritable combat. Les armes en étaient courtoises et le jeune Médicis vint à bout sans grande peine de presque tous ses adversaires. Deux seulement lui donnèrent du fil à retordre.

Le premier fut Luca Tornabuoni au cimier duquel était attaché le petit mouchoir blanc et or de Fiora et qui se donna vraiment beaucoup de peine pour venir à bout du plus jeune des Médicis. Sans y parvenir d’ailleurs. Comme les autres il vida les étriers et Fiora en éprouva un peu d’irritation : elle n’avait pas donné son gage à cet imbécile pour qu’il le fasse traîner dans la poussière...

Le second était inattendu. Alors que Giuliano allait être proclamé vainqueur, un cavalier dont l’armure ordinaire tranchait avec les brillants équipements des autres se présenta et alla frapper de sa lance le bouclier de Giuliano. C’était un homme jeune, laid, courtaud, noir de poil et brun de peau. En l’apercevant, Lorenzo fronça les sourcils.

– Tu arrives bien tard, Francesco Pazzi. Pourquoi n’as-tu pas fait connaître plus tôt ton désir de prendre part à la giostra ?

– Parce que je n’ai pas envie de me déguiser. Je me présente à mon heure, à moins que ce tournoi ne soit pas ouvert à tout appelant ?

– Pourquoi ne le serait-il pas ? Et si tu souhaites te mesurer à mon frère...

– A lui ou à n’importe quel autre, c’est sans importance ! Ce que je veux, c’est recevoir la couronne et le baiser de la main et des lèvres de la belle Simonetta. A moins que ses faveurs ne soient réservées exclusivement à ton frère ?

– Si tu les veux, viens les chercher, gronda Giuliano furieux. Mais tu ne les auras pas sans peine...

– C’est ce que nous verrons !

Le combat qui s’engagea n’avait plus grand-chose de courtois. Pazzi se battait avec hargne, Giuliano avec rage et cela donna lieu à quelques échanges de coups qui attirèrent les applaudissements du public. Pour sa part, Fiora fut assez satisfaite de cette lutte sans concessions car elle avait enfin effacé le demi-sourire ironique de Philippe de Selongey. Jusque-là, cet étranger avait paru considérer la superbe giostra comme un jeu d’enfants.

Enfin Pazzi mordit la poussière et se retira sous les huées de la foule auxquelles Fiora s’associa de bon cœur. Le vaincu était le beau-frère de Hieronyma, sa cousine abhorrée et elle en était venue à détester tous les Pazzi en général. De plus, ceux-ci cachaient à peine leur animosité envers les Médicis et l’on disait que Francesco avait tenté, certain jour, d’obtenir par la force les faveurs de Simonetta. Le voir vaincu était une bonne chose et Fiora en oublia presque d’avoir un peu de peine quand vint le moment que tous attendaient, le clou du spectacle qui était le couronnement du vainqueur par la reine du tournoi.

Giuliano vint s’agenouiller devant Simonetta qui posa sur sa tête une couronne de violettes avant de lui donner un baiser un peu plus long peut-être que ne l’exigeait la circonstance. Ce que voyant, la foule leur fit une ovation ; les hommes hurlaient, les femmes pleuraient d’attendrissement, les bonnets volaient en l’air et l’enthousiasme était à son comble quand un jeune homme dégringola de la tribune et vint se planter près du trône de la reine. C’était un garçon maigre avec, sur un visage osseux, des cheveux blonds indisciplinés qui ressemblaient à du chaume. Ses yeux clairs mais sévères auraient pu appartenir à un moine ou a un prophète,