– Pas pour moi, Seigneur, mais pour Vous puisqu’il Vous a choisi, faites qu’il vive !

Cependant, à l’instant où les tambours s’arrêtèrent le grand prévôt cria :

– Laissez aller les bons combattants et que Dieu y ait part !

Le combat commença avec une extrême violence. Sans même prendre la peine de s’étudier mutuellement, Selongey et Tornabuoni se jetèrent l’un sur l’autre résolus à s’exterminer. Sous les coups d’épée, les boucliers sonnaient comme des cloches, mais il fut vite évident que Philippe avait l’avantage de la taille et aussi de la force. Ayant esquivé avec adresse une botte sournoise dirigée vers son ventre, il se rua sur son adversaire et ses coups se mirent à pleuvoir aussi drus que grêle en avril. Luca reculait, reculait, s’efforçant de protéger sa tête et ne parvenant même plus à porter le moindre coup. Il fut sauvé lorsqu’il toucha les cordes d’enceinte : le juge ordonna à Philippe de lui laisser reprendre un peu de champ. Celui-ci obéit et sauta en arrière. L’autre en profita pour se ruer derrière son épée comme un bélier avec l’intention évidente de reprendre le coup manqué un moment plus tôt : lui transpercer le ventre au défaut de protection. Ce fut si soudain que Fiora ne put retenir un cri, mais Philippe avait trop l’expérience des diverses formes de combat pour se laisser surprendre. Il esquiva le coup avec la souplesse d’un danseur et le Florentin, emporté par son élan, faillit transpercer Tristan l’Hermite qui le repoussa avec vigueur. Luca marmotta une excuse puis tourna les talons pour faire de nouveau face à Philippe, mais déjà celui-ci était sur lui. Lâchant son épée, il envoya à son adversaire un coup de poing qui le jeta à terre. Puis il bondit sur lui et, tirant sa dague, s’apprêta tranquillement à lui trancher la gorge :

– Je t’avais bien dit qu’un jouteur italien n’était pas de taille contre un chevalier bourguignon, ironisa-t-il. Fais ta prière !

– Grâce ! Grâce ! ... Pitié ! Oui, j’ai menti pour que le roi croie que vous complotiez ensemble, toi et Fiora... Mais...

– Si tu as encore beaucoup de choses à dire, dépêche-toi car je n’ai plus de patience pour toi...

– L’enfant... existe... mais c’est le Magnifique qui en est le père ! Grâce !

Philippe venait de lever sa dague. Un cri du roi le retint...

– Halte !

Sans lâcher son ennemi vaincu, Philippe tourna la tête vers la tribune.

– Le combat devait être à outrance, Sire, je le rappelle. La vie de cet homme m’appartient.

– Alors accordez-la nous ! C’est un misérable et Dieu a bien jugé, mais c’est un ambassadeur qui, en outre, touche à la famille Médicis d’assez près. Nous n’aimerions pas offenser plus qu’il ne faut le seigneur Lorenzo qui a notre amitié.

Selongey se releva, mais il ne remit pas sa dague au fourreau et garda un œil sur le vaincu :

– A la volonté du Roi ! Mais puis-je lui demander ses intentions ?

– Il va repartir pour Florence sous bonne garde et muni d’une lettre de nous exposant ce qui vient de se passer. Nous serions fort surpris si le seigneur Lorenzo ne lui réservait pas quelques manifestations de mécontentement. Gardes ! Ramenez-le à sa chambre où il restera au secret jusqu’au départ.

Pendant ce temps, comprenant qu’il n’avait plus rien à faire céans et que sa présence n’était plus souhaitable, le bourreau s’inclinait devant Fiora et, son épée sur l’épaule, repartait vers la tour de la Justice dans la première cour. Fiora, elle, mourait d’envie de s’élancer vers Philippe, mais elle n’osait bouger sans la permission du roi. Elle répondit d’un gracieux mouvement de tête au salut de l’exécuteur et attendit. Philippe, cependant, s’avançait tout près de la tribune royale, mais sans mettre genou en terre comme l’usage l’eût exigé :

– La vie et l’honneur de donna Fiora sont saufs, Sire, comme Dieu l’a voulu. Quant à moi, je suis à présent le prisonnier du Roi !

– C’est bien ainsi que nous l’entendons, mais, avant d’en décider, répondez à une question ! Si nous vous rendions la liberté à présent, qu’en feriez-vous ?

– Je retournerais d’où je suis venu, Sire !

– Oh ! ...

Bien que légère, la plainte de Fiora fut perçue par le roi qui, d’un geste, lui imposa silence.

– Vous retourneriez au couvent ?

– Oui, Sire. Je n’ai plus envie de servir quelque maître que ce soit sinon Dieu. Que le Roi me pardonne !

– Nous ne pouvons vous reprocher un si haut dessein, mais cette liberté n’était qu’une supposition. En fait, nous vous donnons le choix entre deux perspectives : ou bien vous regagnez vos terres bourguignonnes qui vous ont été conservées avec votre épouse et votre fils et vous promettez de vous y tenir tranquille, ou bien vous avez devant vous de longues et joyeuses années au château de Loches, dans l’une de nos cages ! Venez çà, donna Fiora !

La jeune femme s’avança lentement auprès de son mari qu’elle n’osa pas regarder.

– Sire ! fit-elle en levant sur le souverain ses yeux emplis de larmes courageusement contenues, je supplie le Roi de ne pas contraindre messire de Selongey à un choix pénible. Qu’il lui accorde permission de retourner au prieuré Notre-Dame !

– Et vous, Madame, que deviendrez-vous ?

– Ce qu’il plaira au Roi que je devienne, mais je le conjure de m’accorder de vivre en paix. Je suis infiniment lasse...

– On le serait à moins ! De toute façon, vous conserverez la Rabaudière qui vous est donnée à titre définitif pour vous-même et vos descendants. Mais... voyons un peu ce qui nous arrive là !

Ce qui arrivait, c’était la princesse Jeanne qui, à la fin du combat, avait quitté la tribune après que son père lui eut parlé à l’oreille. Par la main, elle tenait le petit Philippe, et Léonarde venait derrière elle.

Comme tout le monde, Philippe avait tourné la tête dans la direction où regardait le roi. Le groupe, assez charmant, formé par l’enfant et la petite princesse boiteuse qu’il semblait soutenir, le figea. Jeanne, alors, s’arrêta :

– Voulez-vous aller embrasser messire votre père ? dit-elle doucement.

Le bambin, regardant avec émerveillement ce grand chevalier en armure tellement semblable à l’image qu’il s’en faisait, n’hésita pas un instant. Tendant ses petits bras, il courut vers lui cependant que Philippe s’agenouillait pour le recevoir, sans le serrer trop fort car le contact de l’acier n’avait rien d’agréable. Mais il l’embrassa avec une ferveur qui fit sourire Louis XI. Celui-ci se garda de souligner les deux larmes qui glissaient sur les joues de l’intraitable seigneur de Selongey.

– Je crois, soupira-t-il, que la cause est entendue ! Se levant péniblement de son trône, il descendit les trois marches qui joignaient la tribune au sable de la cour.

– Nous ne vous demanderons pas de nous prêter serment d’allégeance, dit-il sévèrement à Philippe. Mais nous exigeons de vous promesse formelle de ne plus chercher à nous nuire et, le temps venu, de ne pas apprendre à vos fils à détester la France, mais au contraire de leur permettre de la servir. N’oubliez pas que Selongey est en Bourgogne et que la Bourgogne a fait retour à notre couronne comme le veut la loi féodale au cas où un prince valois mourrait sans héritier mâle.

Philippe, qui s’était relevé, posa son fils à terre et l’enfant en profita pour courir vers sa mère. Il considéra un instant ce petit homme étrange qu’il dépassait de la tête, ce petit homme qui avait si peu l’air d’un roi... sauf à certains moments comme celui-là où il irradiait une incroyable majesté. Philippe, lentement, mit un genou en terre et tendit le bras :

– Sur mon honneur et le nom que je porte, Sire, j’en fais serment. Jamais plus ceux de Selongey ne porteront les armes contre le roi de France.

– Nous vous en remercions ! Eh bien, donna Fiora, vous voilà en famille. C’est à vous que nous confions ce rebelle ! C’est vous qui en serez la gardienne et nous ne doutons pas...

– Non, Sire, par pitié ! Je ne veux pas de cette responsabilité...

– Vous en ferez ce que vous voulez ! Nous vous donnons le bonsoir. Eh bien, ma fille, ajouta-t-il en se tournant vers la duchesse d’Orléans, êtes-vous contente de nous ?

– Oui, Sire ! En vérité, je n’ai jamais douté de votre justice. Mais pourquoi avoir infligé à donna Fiora cette longue pénitence, cette angoisse aussi de craindre pour sa vie ? Aviez-vous vraiment besoin d’en appeler à Dieu ?

Tout en parlant, elle et Louis XI s’éloignaient vers le logis royal. Le roi sourit et, baissant la voix, se pencha pour être mieux entendu :

– Bien sûr que non ! J’ai vite compris que cette malheureuse était victime d’une conspiration, mais il fallait que tous la crussent en danger de mort pour obtenir de son entêté de mari qu’il sorte de sa tanière...

– Mais elle ? Pourquoi ne pas l’avoir avertie ?

– Parce que, tout de même, elle a commis assez de sottises pour mériter une petite leçon. Et je vous défends bien de lui dire quoi que ce soit. Je n’aime pas beaucoup expliquer les méandres de mes pensées ! A présent, ma fille, allons nous mettre à table ! En vérité, tout ceci m’a donné grand appétit !

Fiora, avec Philippe, son fils et Léonarde, revenaient à cheval vers la maison aux pervenches, mais les deux époux n’avaient pas encore échangé une seule parole.

Selongey tenait son fils devant lui sur sa selle et ne se lassait pas de le contempler. Néanmoins, Fiora se sentait triste car son époux n’avait pas eu le moindre élan vers elle. Lui et le petit semblaient s’enfermer dans un monde à eux, un monde où il n’y avait guère de place pour elle...

Aussi, quand on atteignit la fraîche allée de chênes moussus qui menait au manoir, se rapprocha-t-elle de son époux.

– Philippe ! dit-elle d’une voix qui ne trembla pas, ce dont elle lui fut reconnaissante, avant que tu ne pénètres dans cette maison et puisque le roi m’a donné tous pouvoirs sur ton destin, je veux te dire...

– Quoi donc ?

– Je veux te dire que tu es libre, entièrement libre ! Si tu veux retourner à Nancy, tu n’auras aucune explication à me donner !

– Si je comprends bien, tu ne tiens pas à m’offrir l’hospitalité ?

– Tu es fou ! Bien sûr que si ! C’est mon vœu le plus cher !

– Mais tu entends en jouir seule, comme d’ailleurs de Selongey et aussi de cet adorable bout d’homme ? Tu me chasses, en quelque sorte ? Il est vrai que je l’ai largement mérité et que tu as tous les droits de refuser de vivre avec moi.

Il avait mis pied à terre et, confiant l’enfant à Léonarde, il offrait la main à Fiora pour l’aider à descendre de cheval. Elle eut comme un éblouissement. Il la regardait comme autrefois avec, dans ses yeux noisette, cette tendresse un peu railleuse qu’elle aimait à y voir et, surtout, surtout, il lui souriait...

– Je n’ai jamais souhaité que vivre auprès de toi, Philippe !

Il ne lâcha pas sa main et l’attira à lui :

– Tu sais que je suis un homme impossible ?

– Je le sais, mais je ne suis pas, moi non plus, un modèle de patience...

– Il y a longtemps que je m’en suis aperçu. Veux-tu tout de même que nous essayions de former un couple et de vivre ensemble... jusqu’à ce que la mort nous sépare ?

Pour toute réponse, elle se blottit contre lui, tandis que les habitants de la Rabaudière accouraient joyeusement pour leur souhaiter la bienvenue.

– Jusqu’à ce que la mort nous sépare, répéta-t-elle avec ferveur.... Crois-tu que nous pourrions y arriver ?

– Je viens de te le dire : on peut toujours essayer... Et, serrés l’un contre l’autre, ils pénétrèrent dans la maison embaumée par l’odeur des roses fraîchement cueillies et des gâteaux que Péronnelle venait de sortir du four.

Mais il ne fut jamais possible de savoir ce qu’était devenue Khatoun...