Son insistance fut récompensée. Une tête surmontée d’un casque apparut au créneau cependant qu’une voix rude criait :

– Qui va là et que voulez-vous ?

– Que l’on baisse ce pont car nous avons à faire ici, lança Esteban avec une morgue digne d’un grand d’Espagne qui ne parut d’ailleurs pas produire tout l’effet escompté.

– Passez votre chemin. On n’entre pas ! A son tour, Démétrios prit la parole :

– Il le faudra bien pourtant. Allez dire à la dame de Brévailles que son gendre, messire Regnault du Hamel, est mort et que nous lui amenons céans damoiselle Marguerite, sa petite-fille !

Sur son chemin de ronde, l’homme parut hésiter un instant sur ce qu’il convenait de faire puis, finalement, cria :

– Je vais voir ! Et il disparut...

L’attente qui suivit parut interminable. Campée sur son cheval qui grattait la terre d’un sabot impatient, Fiora allait prier Esteban de sonner une troisième fois quand une sorte de grondement se fit entendre à l’intérieur du château et lentement, lentement, le grand pont-levis s’abaissa vers eux tandis que la herse se relevait en grinçant.

– Eh bien, allons ! fit Démétrios avec un soupir qui semblait monter de la terre tant il était profond. Fiora lui sourit :

– Tu vois que nous avons réussi à entrer ?

– Espérons seulement que nous sortirons aussi aisément. Ce castel ressemble comme un frère à une prison.

L’intérieur, cependant, était plus aimable. En pénétrant dans la cour dont le haut donjon occupait le centre, les voyageurs virent qu’un logis de deux étages, éclairé par de belles fenêtres à meneaux sculptés, dont les plus hautes s’ornaient de gables fleuronnés, était adossé à la muraille donnant sur la rivière. Un perron de trois marches y menait sur lequel un vieil homme tout vêtu de noir se tenait debout dans une attitude pleine de dignité.

Les nouveaux arrivants mirent pied à terre, laissant leurs brides aux mains d’un valet d’écurie. De toute évidence, leur venue constituait un événement de taille et, près des cuisines, trois servantes les regardaient avec des mines effarées en frottant leurs mains à leur tablier. Un gamin qui poursuivait des poules accourut et resta planté là, un doigt dans la bouche, en contemplation muette.

Fiora avait tiré son voile sur son visage autant que le permettait la bienséance, néanmoins ce fut elle que le vieux serviteur regarda d’abord :

– Pouvons-nous voir la dame de céans ? s’enquit-elle doucement. Voici sa petite-fille, damoiselle Marguerite, que nous nous sommes chargés d’amener jusqu’à elle...

Le vieillard salua en homme qui sait son monde mais il redemanda :

– Me direz-vous enfin qui vous êtes ?

– Nos noms ne vous diront rien, intervint Démétrios, car nous sommes des voyageurs étrangers et seul le hasard nous a permis d’apporter une aide à damoiselle Marguerite, que voici. Cette jeune dame, ajouta-t-il en désignant Fiora qu’une émotion soudaine étreignait au moment de pénétrer dans cette maison qui avait vu grandir ses jeunes parents et s’éveiller leur passion fatale, cette jeune dame est une noble florentine, donna Fiora Beltrami, et voici dame Léonarde Mercet, sa gouvernante. Quant à moi, je me nomme Démétrios Lascaris, prince et médecin, et je viens de Byzance.

Le vieux serviteur approuva de la tête et fit signe aux arrivants de le suivre dans un bel escalier de pierre parfaitement entretenu et qui menait à une grande salle où, entre une cheminée sans feu et une étroite fenêtre donnant sur la rivière, une dame en deuil était assise dans une grande chaise à bras, un chapelet entre les doigts. Elle avait dû être très belle et gardait quelque reflet de cette beauté passée mais, sous la haute coiffe noire, ses cheveux et son visage étaient d’une blancheur diaphane. Le bord de ses yeux était rougi par trop de larmes. Elles avaient décoloré les prunelles dont le bleu ne se percevait plus guère. L’expression habituelle de ce visage devait être empreinte de tristesse et cependant, à cet instant, il semblait animé par un rayon de lumière. Elle se leva pour accueillir ses visiteurs et Fiora s’aperçut qu’elle était presque aussi grande qu’elle-même... et qu’elle tremblait comme une feuille, bouleversée par une émotion qu’elle ne parvenait pas à dominer.

– On me dit, fit-elle d’une voix émue dont la douceur frappa Fiora, que ma petite-fille, Marguerite, se trouve parmi vous ? ... Mais comment est-ce possible ? ... Voici des années que je ne sais plus rien d’elle. J’avais même fini par la croire morte...

– C’est sans doute ce que souhaitait son père, dit Démétrios de sa belle voix grave, mais, à présent, messire du Hamel n’est plus. Il est mort il y a maintenant trois semaines et nous avons eu le bonheur, étant de ses proches voisins, de recueillir demoiselle Marguerite qu’il retenait en sa maison comme en une étroite prison. Elle n’a plus que vous au monde et nous avons pensé qu’il était de notre devoir de vous l’amener...

– Et vous avez bien fait. Comment vous en remercier ? ... Marguerite... ne veux-tu pas venir jusqu’à moi ?

Mais, déjà, la jeune femme s’était précipitée à genoux devant elle. Son étrange indifférence venait de s’évanouir d’un seul coup et elle versait d’abondantes larmes sur les mains tremblantes qui s’étaient tendues vers elle et qui la relevaient. Un moment, les deux femmes restèrent étroitement embrassées. Debout à quelques pas, Fiora les contemplait avec un peu d’amertume. L’envie soudaine lui venait de se jeter, elle aussi, dans ces bras affectueux, d’embrasser ce visage pâle. Car cette femme était sa grand-mère plus encore peut-être que celle de Marguerite et elle pensait à présent qu’il devait être bien doux d’être la petite-fille de Madeleine de Brévailles...

Mais celle-ci dominait son émotion. Sans quitter la main de Marguerite, elle offrit à ses hôtes inattendus un sourire charmant.

– Vous me rendez la vie et je ne vous accueille même pas comme je le devrais ! Prenez place, je vous en prie et racontez-moi tout ce que vous savez de cette enfant. Je vais faire servir des rafraîchissements en attendant l’heure du repas. On préparera aussi vos chambres...

Mais Fiora émit de vives objurgations :

– N’en faites rien, dame, je vous en prie. Nous voyageons, mes compagnons et moi-même, et ne souhaitons pas nous attarder car la route est encore longue qui s’étend devant nous.

– Si longue soit-elle, elle supportera bien une halte ? Vous avez tant de choses à m’apprendre...

– Sans doute... mais l’on nous a dit que le maître de ce château était malade et nous ne voudrions pas...

Au prix de sa vie, Fiora eût été incapable de dire pourquoi, parvenue dans ce château avec la décision bien arrêtée d’y abattre Pierre de Brévailles, elle souhaitait à présent s’en éloigner le plus vite possible. Elle pensait y entrer en libératrice mais la femme qu’elle avait devant elle ne semblait pas avoir besoin d’un quelconque secours. Elle en eut même la certitude quand dame Madeleine déclara paisiblement :

– Mon époux est malade, en effet, mais je vous assure que votre présence ne saurait le déranger. Ne vous tourmentez donc pas pour lui et causons...

Tandis que Démétrios faisait pour leur hôtesse le récit – un peu arrangé – du sauvetage de Marguerite, Fiora qui avait choisi à dessein de s’asseoir le dos à la luminosité de la fenêtre ne l’écoutait que d’une oreille. Elle scrutait cette salle aux meubles sévères mais admirablement entretenus. Elle regardait la table que deux servantes étaient en train de dresser, la nappe d’une éclatante blancheur qu’elles étendaient et les différents objets qu’elles y disposaient, tous rutilants. Elle considérait aussi son hôtesse, assise sur une bancelle garnie de coussins, Marguerite dont elle tenait toujours la main assise auprès d’elle et ne la quittant pas des yeux. Toutes deux goûtaient évidemment un moment d’ineffable bonheur. Elles se souriaient, riaient même de temps en temps comme deux fillettes bien que le récit du Grec ne fût guère récréatif et leur rire sonnait bizarrement dans une atmosphère que Fiora trouvait de plus en plus lourde... Elle se sentit sur le point presque d’étouffer et laissa glisser légèrement son voile. Une des servantes, la plus âgée lâcha brusquement les couteaux qu’elle tenait et qui résonnèrent sur les dalles cependant que ses yeux s’agrandissaient de stupéfaction. Dame Madeleine lui jeta un coup d’œil agacé, puis tourna les yeux vers Fiora et lui dit à mi-voix, d’un ton futile :

– Nos servantes campagnardes sont d’une grande maladresse. Etes-vous mieux servie à Florence ?

– Dame Léonarde vous répondrait mieux que moi à ce sujet mais je n’ai jamais eu à me plaindre de nos serviteurs...

– Quelle chance vous avez !

Puis, revenant à Démétrios dont l’œil, entre les paupières resserrées, s’était fait soudain aigu, enchaîna :

– Ainsi, vous disiez que...

La vue du visage de Fiora qui venait de frapper de stupeur une simple servante ne lui causait apparemment aucune émotion. Il en fut ainsi durant tout le repas qui suivit. Démétrios tenait le dé de la conversation et avait entrepris de raconter par le menu quelques-uns de ses voyages aux deux interlocutrices ravies qui bavardaient joyeusement avec lui. Marguerite semblait avoir complètement oublié ses deux compagnes et ne tournait jamais les yeux vers Fiora ou vers Léonarde qui, silencieuses, mangeaient du bout des dents. L’idée de passer la nuit dans cette demeure était insupportable à la jeune femme et elle en voulait un peu à Démétrios de tous les frais qu’il déployait. Etait-ce le même qui, tout à l’heure, la suppliait presque de renoncer à ses projets ?

Qu’en restait-il, d’ailleurs, de ces fameux projets à cette heure où, assise à la table d’un aïeul détesté, elle n’en mangeait pas moins son pain ? La mort brutale d’un homme qui semblait tenir si peu de place dans l’esprit de sa femme – elle éludait chaque fois que le Grec tentait d’en savoir plus sur la maladie de Brévailles – serait-elle de nature à améliorer la situation ? Elle semblait parfaitement maîtresse d’elle-même et de cette maison où chacun lui obéissait sans faillir...

Le repas s’achevait sur d’exquises confitures accompagnées de belles tranches d’un boichet[v] qui embaumait, lorsque le vieil homme qui avait accueilli les voyageurs et devait être l’intendant reparut à l’entrée de la salle :

– Le maître, dit-il cérémonieusement, désirerait recevoir personnellement la jeune dame étrangère qui a ramené damoiselle Marguerite...

Et comme tous les autres convives se levaient d’un même mouvement, il ajouta :

– Il désire la voir seule !

– Montrez-moi le chemin, consentit Fiora. Je vous suis. Sans songer seulement à s’excuser auprès de son hôtesse mais avec une sorte de soulagement, elle quitta la table pour se diriger vers l’escalier. A son étonnement, au lieu de monter celui-ci vers l’étage supérieur, on le descendit. Derrière l’intendant, Fiora traversa la cour et pénétra dans le donjon. En dépit de la chaleur extérieure, une chape de froid et d’humidité lui tomba sur les épaules dès la porte franchie, mais elle y prit à peine garde car son esprit était agité de questions... De quelle maladie pouvait bien souffrir le seigneur de Brévailles pour qu’on l’installât dans ce donjon antique ?

Toujours précédée de son guide, elle gravit un étage et pénétra dans une salle ronde qui lui parut d’autant plus immense qu’elle était sombre et dégarnie de meubles à l’exception d’un lit isolé parmi des ombres denses et de deux ou trois tabourets. Mais le spectacle qui l’y attendait n’en était pas moins impressionnant : près d’une ouverture à peine plus large qu’une meurtrière, un homme barbu aux longs cheveux gris était assis dans une haute cathèdre de bois noir, une couverture sur les genoux et totalement immobile. Auprès de lui et presque aussi rigide, presque aussi âgé d’ailleurs, un homme d’armes se trouvait debout tenant d’une main un pennon voilé de noir et, de l’autre, une épée dégainée. Saisie, Fiora s’arrêta au seuil de la porte que l’intendant avait ouverte devant elle :

– Approchez ! intima une voix qui semblait émaner des profondeurs mêmes des fondations.

Fiora s’avança et, derrière elle, l’huis se referma sans bruit. Elle avançait comme dans un rêve. Etait-ce donc, là, cet aïeul dont elle avait juré la perte ? Il ne paraissait pas affaibli le moins du monde. Au contraire et bien que la lumière fût incertaine, ce que la barbe et les cheveux laissaient transparaître de son visage trahissait la santé... Machinalement, elle chercha, à sa ceinture, la dague que les plis de sa robe dissimulaient et s’arrêta à quelques pas des deux hommes...