– Oh, c’était assez facile avec un garçon droit et honnête. Ferry de Vaudémont, son père, et même Yolande d’Anjou, sa mère, devaient beaucoup au duc Philippe, père du Téméraire. Charles a rappelé à René les vieilles créances et René s’est laissé circonvenir. Mais il s’est vite aperçu de ce que pesait l’alliance du grand duc d’Occident. Il a dû laisser à son dangereux allié quatre de ses villes : Épinal, Darney, Preny et Neufchâteau, avec pouvoir d’y tenir garnison et de nommer les gouverneurs. C’était mettre la Lorraine sous la poigne du Bourguignon – et Dieu sait s’il l’a rude ! Les cités gagées en ont crié vers le ciel sans pouvoir se libérer. Quand, après le siège de Neuss dont le Téméraire n’est pas venu à bout, ses troupes ont marché sur le Luxembourg et sur Thionville, le duc René a fait alliance avec les cantons suisses qui avaient, eux aussi, à se plaindre et qui, avec les Alsaciens, tout juste libérés du Landvogt Pierre de Hagenbach, favori du Téméraire, sont entrés dans la Comté Franche. René II était mûr à point pour tomber dans les mains du roi Louis et nul ne s’entend mieux que celui-ci à cueillir les fruits soignés par d’autres...
– Je vois. Que va-t-il se passer à présent ?
– Cela, je n’en sais rien. Vous en apprendrez peut-être davantage au camp de Compiègne ?
– J’espérais que vous me conduiriez. Vous seriez, pour l’étranger que je suis, une bonne introduction...
– Vous n’en avez nul besoin. Quant au chemin, je vous donnerai demain le jeune Florent. Il connaît parfaitement la région et vous mènera à bon port. Je dois, quant à moi, rester ici car demain, à la Maison aux Piliers, messire Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, réunit les chefs de corporations et les principaux bourgeois pour délibérer de l’aide qu’ils pourraient apporter au cas où notre cité serait assiégée...
– Un conseil de guerre ? La situation serait-elle plus grave que vous ne l’avez laissé entendre ?
– En aucune façon et je ne vous ai rien caché, de ce que je sais tout au moins, mais un vieil axiome latin enseigne : Si vis pacem para bellum — Si tu veux la paix, prépare la guerre. C’est exactement ce que nous allons faire.
Agnolo Nardi et Démétrios devisèrent encore de longues minutes sous la tonnelle du jardin, tout en dégustant leur vin. C’était l’un de ces instants précieux où les hommes venus d’horizons différents s’entendent et se comprennent et où l’existence paraît plus précieuse. Tout était calme dans la maison de la rue des Lombards. Agnelle aidée de Fiora rangeait les pièces d’une lessive nouvellement repassée, Léonarde dormait, toute douleur ensevelie dans le sommeil. Esteban en faisait autant sur la paille de l’écurie et, dans les bureaux du négociant, chacun vaquait à sa besogne : les plumes d’oie grinçaient presque en mesure sur les grands livres reliés de parchemin. Seul, Florent rêvait. Assis sur une marche de l’escalier, il regardait Fiora qui, tout en bavardant, passait à son hôtesse les piles de nappes et de serviettes que celle-ci serrait dans les coffres de la grande salle. Vêtue d’une simple robe de lin blanc bordée d’une mince guirlande de feuilles vertes que Chrétiennotte lui avait confectionnée à
Dijon, la masse lustrée de ses cheveux noirs tordue en une simple natte retombant sur une épaule, elle ressemblait plus que jamais à la princesse de quelque fabliau et le jeune homme la dévorait des yeux. Sans d’ailleurs qu’elle s’en aperçût. Ce fut Agnelle qui remarqua le regard gourmand du garçon et s’en montra irritée :
– N’as-tu rien d’autre à faire qu’à rester assis à bâiller aux corneilles ? Je te croyais au jardin ?
Florent se releva avec une mauvaise volonté évidente et grogna.
– Maître Agnolo y est avec le grand homme noir et m’a signifié de rentrer.
– Sans nul doute avec l’idée de t’envoyer travailler ! Va te laver les mains et te coiffer et puis retourne à ton pupitre. Je commence à regretter de t’avoir confié le jardin...
Florent partit en direction de la cuisine, se tordant le cou pour voir un peu plus longtemps celle qu’il nommait intérieurement sa « belle dame ». Agnelle hocha la tète, haussa les épaules avec un brin de commisération et revint à sa tâche :
– Ce garçon est assotté de vous, ma mie. J’ai bien peur qu’il ne soit plus bon à rien.
– Il m’oubliera dès qu’il ne me verra plus ! Malheureusement la jambe de ma bonne Léonarde va me retenir ici encore quelque temps et nous n’avons pas fini de vous encombrer.
– M’encombrer ? Doux Jésus ! C’est un vrai plaisir de vous avoir et je suis ravie de pouvoir profiter plus longtemps, de votre présence. Sans cet accident déplorable, vous partiez ce matin, n’est-ce pas ?
– Oui. Messire Lascaris m’est très proche et nous ne nous séparons jamais. Il a pris pour ainsi dire la place de mon cher père dont le souvenir ne me quitte pas.
– Assurément, mais ne serait-ce pas plutôt à un époux de combler ce vide ? Si jeune, si belle, vous n’êtes pas faite pour courir les grands chemins. Quelque seigneur saura bien, un jour, conquérir votre cœur ? ...
– Je ne le crois pas et d’ailleurs je ne le souhaite nullement. L’amour cause plus de blessures qu’il n’apporte de joie. Demandez à ce jeune Florent.
– J’ai grande envie de l’expédier à Suresnes pour lui changer les idées. J’en parlerai ce soir à mon époux...
Mais elle n’eut pas besoin d’en parler, l’état de Léonarde se révélant tout à fait satisfaisant, Démétrios et Esteban prirent dès le lendemain matin congé de la maison Nardi. Et Florent fut chargé de les conduire à Compiègne.
Non sans regrets ! Quand vint l’heure du départ, le garçon exhibait des yeux rougis par l’insomnie plus encore que par les larmes. En enfourchant sa mule il enveloppa Fiora d’un regard pitoyable... que la jeune femme ne soupçonna même pas, tout occupée qu’elle était à tenter d’analyser ses propres sentiments. Une chose était certaine : elle avait le cœur gros de voir Démétrios partir sans elle. Sans doute parce qu’il allait se rapprocher assez près de ce duc de Bourgogne dont l’empreinte avait pesé si lourdement sur sa vie mais aussi parce que au fil des jours elle s’était attachée plus qu’elle n’aurait cru à cet homme savant, silencieux et peu communicatif qui était survenu à ses côtés à l’instant où elle désespérait le plus de tout secours humain.
L’idée qu’il pût poursuivre seul sa vengeance ne l’effleurait même pas. Elle savait qu’elle entrait pour une certaine part dans les desseins du Grec mais elle n’ignorait pas non plus que le destin prend parfois un malin plaisir à se mettre en travers des projets les mieux conçus, les plus solidement établis. Il fallait espérer que Démétrios reviendrait au plus vite.
Léonarde, pour sa part, était désolée d’être à l’origine de cette séparation mais elle pensait tout de même secrètement que la volonté de Dieu y avait été pour quelque chose : elle le priait si fort de détourner son « agneau » d’un projet homicide qui avait beaucoup de chance de la jeter entre les mains du bourreau.
– Vous auriez dû partir sans moi ! soupirait-elle avec un rien d’hypocrisie...
– Et vous abandonner ici, seule dans une ville et une maison que vous ne connaissez pas ? Si charmants que soient dame Agnelle et son époux, ils n’en sont pas moins des étrangers. Cessez donc de vous tourmenter et songez seulement à guérir ! Où pourriez-vous être mieux soignée qu’ici ?
En fait, Léonarde était surtout vexée d’avoir été blessée en sortant d’une église. D’autant que l’église en question ne lui inspirait pas une confiance absolue. En effet, elle avait pu constater, comme elle l’expliqua tout en rougissant à Fiora, que les filles publiques semblaient se donner rendez-vous autour de Saint-Merri qui était en quelque sorte leur paroisse. Il n’en fallait pas plus pour que la vieille demoiselle en vînt à concevoir les pires soupçons touchant un saint qui tolérait une pareille promiscuité.
Agnelle à qui Fiora conta l’affaire s’en amusa franchement :
– Ce n’est pourtant pas faute, pour les curés de cette pauvre église, d’avoir protesté au cours des siècles avec des fortunes diverses. Mais, que voulez-vous, mesdames les ribaudes forment de nos jours une véritable corporation, reconnue, qui a ses règlements, ses juges, ses statuts, ses privilèges et qui même, pour la fête de sa sainte patronne, sainte Madeleine, qui a lieu le 22 de juillet, a droit de mener procession. Et une belle procession, croyez-moi, avec riches bannières, nuages d’encens et luminaire généreux...
– Mais alors pourquoi Saint-Merri ?
– Simple question de voisinage : deux des neuf rues de Paris où les ribaudes ont droit de tenir commerce, la rue Brisemiche et la Court-Robert, sont contiguës à l’église. Est-ce que cela vous ennuierait d’aller y entendre la sainte messe dimanche ? ajouta-t-elle plus sérieusement.
Fiora faillit répondre qu’elle avait perdu l’habitude de ses devoirs dominicaux mais craignit, par excès de franchise, de froisser son aimable hôtesse. D’autre part, au désagréable souvenir de son passage chez Pippa, elle ressentit un peu de gêne. Que dirait cette douce, claire et généreuse Agnelle, si elle apprenait cet épisode avilissant qui souillait la vie de celle qu’elle traitait comme une jeune sœur ? Aussi Fiora se hâta-t-elle de la rassurer : elle entendrait la messe du dimanche là où il plairait à Agnelle...
Néanmoins, pour être bien certaine de ne pas froisser la pudeur de celle en qui tout dénotait une noble et pure jeune fille, l’épouse d’Agnolo décida que l’on irait ouïr office à Notre-Dame de Paris et Florent, rentré la veille de Compiègne où il avait tout juste pris le temps de déposer Démétrios et Esteban au logis du roi, reçut l’ordre de préparer des mules afin d’accompagner les dames. Avec l’enthousiasme que l’on imagine !
Le dimanche matin, qui était le 15 août, on se mit en route sous un ciel sans nuages que les hirondelles, rapides et à peine visibles tant elles volaient haut, traversaient comme des flèches noires. Le vacarme des cloches annonçant les offices avait remplacé le tintamarre habituel de la grande cité où, en semaine, on était réveillé, tôt le matin, par le claquement des volets que les marchands rabattaient en ouvrant leurs échoppes et par les cris des garçons d’étuves annonçant que les bains étaient chauds... Pas davantage de ces encombrements rendus inévitables par l’étroitesse et les détours des rues. Les voix fraîches ou puissantes des marchandes de la Halle qui, paniers au bras ou escortées d’un âne, vantaient au chaland le beurre de Vanves, le cresson d’Orléans, les échalotes d’Étampes, l’ail de Gandelu, les oignons de Bourgueil, les œufs de Beauce, les fromages de Brie ou de Champagne, s’étaient tues elles aussi. On ne rencontrait que gens vêtus de leurs plus beaux atours avec lesquels on échangeait un salut ou quelques mots. Certains s’étonnaient de voir Agnelle sans son Agnolo qui, en chrétien scrupuleux, ne manquait jamais l’office du dimanche et il fallut répéter tant de fois que maître Nardi était souffrant que l’on faillit arriver en retard.
– Ne saurait-on vraiment manquer un office religieux sans en donner la raison à toute la ville ? fit Agnelle d’un ton mécontent. Et j’imagine que l’on va par la même occasion se demander pourquoi nous allons à Notre-Dame plutôt qu’à Saint-Merri ?
– Vous voyez bien ! Vous n’auriez rien dû changer pour moi à vos habitudes...
– Mais il m’arrive assez souvent de me rendre à la cathédrale ! C’est si beau ! Et puis c’est aujourd’hui l’Assomption !
Fiora, qui avait refusé d’accompagner Léonarde au jour de leur arrivée dans sa visite de bienvenue, le regretta en pénétrant dans l’immense nef toute rayonnante de centaines de cierges. Il y avait beaucoup de monde autour du maître-autel derrière lequel s’étageaient les châsses et les reliquaires d’or de nombreux saints, mais Agnelle et sa compagne purent trouver place dans les premiers rangs d’une foule que la magie des vitraux jointe à l’éclat du soleil colorait diversement. Et les yeux émerveillés de la Florentine, cependant habitués à la beauté des édifices sacrés, allaient de ces hautes ogives flamboyantes à la grande rosace scintillante au-dessus du portail d’entrée.
Tout le clergé était dans le chœur, en habits rouge et or, entourant le haut siège où avait pris place un hôte de marque : l’aimable cardinal de Bourbon, cousin du roi et primat des Gaules, qui étalait les moires pourpres de sa simarre sous le dais décoré à ses armes sommées d’un chapeau cardinalice. Auprès de sa splendeur, l’évêque de Paris[viii] semblait insignifiant...
– Nous avons de la chance, souffla Agnelle. Son Éminence n’est pas souvent à Paris l’été. C’est la période où elle se rend plus volontiers dans sa ville archiépiscopale de Lyon mais le roi a dû l’envoyer pour rassurer les Parisiens. Il appartient en effet aux deux partis en présence : son frère Pierre de Beaujeu ayant épousé il y a deux ans la fille aînée du roi et, par sa mère Agnès de Bourgogne, il est allié aussi au Téméraire. Ce qui, on le conçoit aisément, ne lui facilite pas toujours la vie...
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