– J’espère, dit Agnolo, que notre sire ne se fonde pas trop sur la fidélité de ce seigneur ?
– Il le connaît depuis si longtemps ! Saint-Pol, pour autant que j’en puisse juger, ne sait plus à quel saint se vouer ni quel maître lui sera le plus profitable. En attendant, le premier résultat de la canonnade a été le départ de Monseigneur de Bourgogne qui, le lendemain même, plantait là son allié anglais pour se retirer à Valenciennes. Ce que sachant, le roi n’a pas perdu une minute pour entamer des pourparlers avec Edouard IV. Il sait bien que les Anglais sont à court de vivres et que la défection de l’armée bourguignonne a porté un coup fatal à leur moral. Certains d’entre eux pensent que la saison s’avance et qu’il serait peut-être temps de rentrer chacun chez soi en attendant une occasion meilleure mais ils ne veulent pas quitter le camp les mains vides et le roi Louis le sait bien.
– Que demandent-ils pour s’en aller ?
– Disons que leurs prétentions sont allées en décroissant : ils ont d’abord réclamé la couronne de France...
– Ils espéraient vraiment qu’on allait la leur offrir ? fit Agnolo en riant.
– Bien sûr que non mais cela flattait leur vanité. Ensuite ils ont demandé qu’on leur rende la Guyenne et la Normandie qui leur sont toujours chères...
– Mais qui le sont encore plus à la France. Alors ?
– Alors ? ... (Commynes avala son bourgogne avec satisfaction et sourit largement à son hôte.) Le roi pense en avoir raison sans trop de peine avec de l’or et des présents... L’or, je suis chargé d’en retirer des caves de la Bastille mais je dois voir aussi avec messieurs les échevins de Paris à quel prix ils estiment leur tranquillité. Et il s’agit d’aller vite. Je repars après-demain...
– Pour Compiègne ?
– Non, pour Senlis où notre sire est revenu. Je dois rapporter l’or sous une escorte que me donnera la ville...
Il se tourna brusquement vers Fiora et ajouta aimablement :
– Ainsi vous n’aurez rien à redouter des dangers de la route, madonna, car j’ai ordre de vous ramener avec moi.
– Le roi veut me voir ? Je pensais qu’il s’agissait seulement d’un message.
– C’est un message, mais verbal. Nous quitterons Paris à l’aube dès l’ouverture des portes. Tenez-vous prête ! A présent, ajouta-t-il en se levant, je dois vous quitter, maître Nardi et vous, dame Agnelle, en vous rendant grâces pour cet excellent repas car je dois rencontrer sans plus tarder messire d’Estouteville, le chancelier Pierre Doriole et le gouverneur de la Bastille, messire Pierre Lhuillier.
Et d’un pas aussi leste que s’il n’eût absorbé qu’une aile de volaille et deux doigts de clairet, le seigneur d’Argenton quitta la maison Nardi avec ses gens qui avaient festoyé à la cuisine, en recommandant à Agnolo d’amener Fiora à la porte Saint-Denis au petit jour du surlendemain. Songeuse, celle-ci monta voir Léonarde pour la mettre au courant de ce qui arrivait. Agnelle la suivit.
– Que peut bien me vouloir le roi Louis ? s’inquiéta Fiora en gravissant l’escalier. J’aurais du parler de Léonarde à messire de Commynes et lui dire qu’il m’était impossible de l’abandonner.
– Pourquoi donc ? J’en prendrai grand soin, je vous assure, fit Agnelle en souriant. Vous ne serez certainement pas longtemps absente. Et Senlis n’est pas si loin : dix lieues, ce n’est rien. Enfin, un ordre du roi ne se discute pas.
Léonarde en dit tout autant. Elle se sentait parfaitement bien chez les Nardi et prenait son mal en patience :
– Quand il n’y a rien d’autre à faire, c’est la sagesse, fit-elle, et puisque dame Agnelle veut bien nous dire que je ne l’encombre pas trop, je vais attendre ici ma guérison. Allez en paix, mon agneau, vous n’avez rien à craindre du roi Louis.
– J’en suis certaine, renchérit Agnelle. Quant à nous, si la menace anglaise s’éloigne, nous pourrions gagner notre clos de Suresnes. Dame Léonarde y serait beaucoup mieux installée pour poursuivre sa convalescence car la campagne y est belle et nous avons sur la Seine une vue superbe.
Trop émue pour répondre, Fiora embrassa la charmante femme et, négligeant momentanément le roi Louis, tourna son esprit vers d’autres préoccupations : Esteban n’était pas encore revenu.
Il revint à la tombée de la nuit, peu avant le couvre-feu, avec la mine de quelqu’un qui, ayant beaucoup couru, a très faim et très soif. La grande Péronnelle qui veillait à la cuisine chez les Nardi se chargea de lui en dépit de l’heure tardive, l’installa sur un coin de table et lui servit du pâté d’anguille, de la tourte au pigeon, une large tranche de bœuf froid et quelques douceurs, le tout arrosé d’un vin de Bourgueil de nature à réparer les forces les plus amoindries. Le Castillan plaisait fort à la cuisinière à qui, avant de partir pour Compiègne, il rendait maints bons offices tout en s’extasiant, avec une gourmandise non dissimulée, sur les plats qu’il lui voyait accommoder. Ce soir-là, Péronnelle était trop contente de pouvoir gâter Esteban à sa guise et de l’avoir pour elle toute seule. Fiora le comprit et alla attendre dans le jardin que le festin fût achevé.
La nuit était belle d’ailleurs et c’était l’époque des étoiles filantes. Assise sur un banc près d’un grand massif de lis neigeux qui embaumaient, la jeune femme laissa son regard et son esprit se perdre dans le bleu profond du ciel, cherchant à retrouver les constellations qu’à Florence le vieux maître Toscanelli lui avait appris à reconnaître. L’an passé, en ce mois d’août, elle séjournait dans la villa de Fiesole avec son père bien-aimé et se croyait éperdument amoureuse de Giuliano de Médicis. Rien ne manquait alors à son bonheur de jeune fille gâtée, choyée. Sa vie se déroulait aimable et fleurie comme ce satin de la Chine que Francesco Beltrami avait acheté pour sa fille chérie lors d’un de ses voyages à Venise. Et puis, tout avait basculé dans une sorte d’enfer démentiel où s’était abîmée sa vie, un chaos incohérent hérissé d’épines cruelles qui l’avaient déchirée, ne laissant vivre, de son jardin secret, que la grande fleur pourpre, superbe et vénéneuse, de la passion. Ses racines tortueuses et insinuantes étaient armées de griffes puissantes qui ne se laissaient arracher qu’avec des lambeaux de chair et, telle l’hydre de la légende, repoussaient aussitôt, plus impérieuses encore. Quiconque respirait le parfum violent mais suave de cette fleur en demeurait assujetti, esclave et Fiora, ce soir, au creux de ce jardin, osait s’avouer qu’en dépit de tout ce qu’elle avait souffert par lui, elle aimait encore Philippe et sans doute l’aimerait-elle jusqu’à son dernier soupir. La fleur pourpre ne mourrait qu’avec sa vie à elle.
Elle se signait machinalement, chaque fois que, là-haut, un minuscule météore scintillant rayait le velours sombre de la nuit. Certains prétendaient que chaque étoile filante était une âme entrant en paradis. D’autres que c’était signe de bonheur et qu’il convenait de formuler un vœu mais Fiora, en dépit du geste pieux qui lui venait, ne croyait ni à l’un ni à l’autre...
Le sable du jardin crissa sous les pas d’Esteban et, sans souffler mot, il s’assit sur le banc, à la place qu’elle lui indiquait auprès d’elle. Il ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question :
– Vous ne vous êtes pas trompée, madonna, c’est bien lui. Je l’ai suivi, guetté suffisamment pour avoir acquis une certitude.
– Où est-il allé ?
– Il a d’abord suivi le cardinal de Bourbon jusqu’en son hôtel qui est proche du Louvre. Il faisait partie des gens qui l’accompagnaient et j’ai même vu, à certain moment, le superbe cardinal se pencher vers le moine pour lui parler comme en confidence. Mais celui-ci a dû seulement prendre, à l’hôtel de Bourbon, le repas du milieu du jour. Je l’en ai vu ressortir et regagner la cathédrale pour y chanter vêpres et complies... auxquelles j’ai assisté en bon chrétien. Ensuite, Fray Ignacio s’est rendu dans un couvent assez voisin de Notre-Dame que l’on m’a appris être celui des Jacobins. Et cette fois, il n’est pas ressorti. Alors je suis rentré, un peu moulu, un peu las, mais dûment sanctifié... Que dois-je faire à présent ?
– Gagner votre lit au plus vite car vous l’avez bien mérité. Et je vous remercie, Esteban, de vous être donné cette peine. Je crois qu’il faut, à présent, abandonner le moine à son destin. Aussi bien, après-demain, je suivrai messire de Commynes. Vous savez sans doute que le roi l’a envoyé me chercher ?
– En effet. Quant à vous dire pourquoi, je n’en sais pas plus que vous. Mais ce ne peut être que dans un but bienveillant si j’en juge l’accueil qu’il a réservé à mon maître. Cependant je ne suis pas de votre avis en ce qui concerne fray Ignacio. Demain, j’irai encore tournailler autour de ce couvent des Jacobins. J’arriverai peut-être à apprendre quelque chose sur ce qu’il vient faire ici.
– Soyez prudent, je vous en prie. Vous savez combien il est dangereux et il est peut-être inutile d’attirer son attention sur nous, que ce soit moi ou votre maître, puisqu’il nous hait autant l’un que l’autre...
– Faites-moi confiance. Il ne soupçonnera même pas ma présence.
Esteban avait son idée. Tôt le matin, vêtu d’une souquenille de toile et armé de deux paniers que Péronnelle lui confia volontiers avec une liste de commissions lorsqu’il lui dit son intention d’aller faire un tour aux Halles, il vint errer aux environs immédiats du couvent des Jacobins jusqu’à ce qu’il en vît sortir un frère convers équipé de paniers assez semblables aux siens. Il lui emboîta le pas et, au bout d’un instant, le rattrapa et le héla, se présentant comme un valet étranger, tout fraîchement débarqué à Paris et encore peu au fait des marchands les plus réputés.
– On m’a donné cette liste, ajouta-t-il en montrant ce qu’il avait écrit lui-même, Péronnelle ignorant tout de cet exercice, et on m’a expliqué le chemin des Halles mais c’est tout.
– Vous avez eu tout à fait raison de vous adresser à moi, mon frère, fit le moine d’un air important. Je connais tous ces marchands et je vous désignerai les boutiques où l’on trouve les meilleures denrées aux plus justes prix.
– Je vous en serai vraiment reconnaissant, mon frère, répondit Esteban avec humilité.
Sa reconnaissance se traduisant de la seule manière qu’il connût. Le Castillan, les paniers une fois remplis, entraîna son guide bénévole dans un cabaret de la rue Coquillière pour l’y régaler de quelques pots de vin frais. Le frère Guyot était un cœur simple qui savait reconnaître et apprécier les bienfaits de Dieu avec un faible pour le jus de la treille, ce divin breuvage sanctifié par le Seigneur lui-même au soir de la Cène. Au bout du troisième pot de vin de Suresnes, Esteban savait ce qu’il était venu chercher : Fray Ignacio Ortega était investi par Sa Sainteté le Pape d’une mission particulière et discrète auprès du roi de France qu’il rejoindrait prochainement -ce dont le couvent tout entier se trouvait honoré.
Ce point acquis, Esteban rappela à son compagnon qu’il était l’heure de rentrer et le remit sur le chemin du retour alléguant, pour ne pas revenir jusqu’à la rue Saint-Jacques, une dernière course à faire dans le quartier. Une demi-heure plus tard, il rapportait à Péronnelle ses paniers pleins et à Fiora ses informations toutes fraîches.
– Sa mission ne devrait pas être d’une importance capitale, estima la jeune femme, sinon le pape en aurait investi quelque cardinal-légat...
– Je ne suis pas de votre avis. Un simple moine passe plus facilement inaperçu que le pompeux cortège d’une simarre pourpre et bien des secrets d’Etat accompagnent le chemin d’hommes parfois plus modestes encore. De toutes les façons, celui-là se rend où nous allons nous-mêmes. Nous tâcherons, mon maître et moi, de le surveiller. Ne vous mettez plus en peine de lui, donna Fiora !
Cette dernière journée parisienne, Fiora l’avait passée tout entière auprès de Léonarde qu’elle se reprochait d’abandonner comme si la décision en fût venue d’elle-même. Elle ne s’en était écartée qu’un moment, après le déjeuner, pour rejoindre dans son cabinet Agnolo Nardi qui le lui avait demandé.
– N’avez-vous pas besoin d’argent, donna Fiora ? fit le négociant dès qu’elle fut entrée en lui désignant un siège.
– Ne me rendez pas confuse, ser Agnolo ! La générosité avec laquelle vous nous avez reçus, mes amis et moi m’interdit d’aborder avec vous cette question...
– Per Baccho ! donna Fiora. L’étrange fille de négociant que vous faites ? Vous mélangez tout.
– Je ne crois pas et même je vous demande de ne pas poursuivre car vous me gêneriez fort !
– Dio mio ! Vous ne comprenez rien, mais rien à ce que sont les affaires ! L’hospitalité est un devoir de chrétien qui avec vous se mue en un merveilleux plaisir mais c’est une chose qui ne fait pas partie du commerce ! En ce qui vous concerne, la réalité est ceci : Ser Angelo Donati qui assume, d’accord avec Sa Seigneurie de Médicis, les responsabilités des biens, commerces et propriétés de feu Francesco Beltrami, m’a fait savoir que les bénéfices qui dans mon négoce formaient naguère la part de votre père doivent vous être remis intégralement. Il en est de même pour le comptoir de Bruges où, pour plus de commodité, ser Renzo Capponi a reçu ordre de m’envoyer chaque année ce qui vous revient et je peux dire que, s’il ne s’agit pas d’une richesse comparable à celle de notre cher Francesco, vous êtes tout de même, dès à présent, à la tête d’une gentille fortune qui grossira chaque année et qui vous permet, si aujourd’hui vous le souhaitiez, d’acheter une belle maison en quelque endroit de France qui saurait vous plaire. En pays de Loire par exemple, où la vie est si douce et où le roi réside le plus ordinairement.
"Fiora et le Téméraire" отзывы
Отзывы читателей о книге "Fiora et le Téméraire". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Fiora et le Téméraire" друзьям в соцсетях.