– Est-ce que, par pure bonté, vous n’exagéreriez pas un peu ?
– Mais en aucune façon, sur mon honneur ! Il faut songer à l’avenir, donna Fiora, et prendre ce qui vous revient...
– Je ne saurais qu’en faire pour l’instant. Néanmoins j’accepterais volontiers quelque liquidité pour le voyage que je vais entreprendre demain, mais pas plus qu’il n’en faut. Pour le reste, je souhaite que vous le placiez au mieux de nos intérêts communs et je désire que vous préleviez dessus tout ce qui sera nécessaire pour assurer l’entretien et le confort de ma chère Léonarde...
D’un geste désinvolte, Agnolo balaya le dernier article comme quantité négligeable et se dirigea vers l’un des lourds coffres à ferrures qui se trouvaient alignés au fond de sa pièce de travail. Il l’ouvrit et en tira un sac qui semblait d’un bon poids.
– Voilà mille livres pour commencer. Vous pourrez m’en demander chaque fois que vous en aurez besoin mais, puisque vous voulez bien me confier le soin de gérer votre fortune, je veillerai à ce que vous n’ayez jamais à le regretter.
Émue, elle alla vers lui et l’embrassa sur les deux joues.
– J’en suis certaine. En tout cas, merci d’être ce que vous êtes. Si je ne devais partir, je crois que je vous aurais prié de m’initier à ce commerce pour lequel se passionnait mon père...
– Pour cela aussi, je serai toujours à votre disposition. Ce serait bonne chose, en effet, que vous apprissiez les affaires car, si vous êtes en pleine jeunesse, je ne le suis plus guère moi-même. Nous pourrions y songer lorsque vous saurez ce que vous veut le roi notre sire !
Fiora se contenta de sourire et d’embrasser l’excellent homme. Elle n’en avait pas encore fini avec les grands de ce monde, pas plus qu’avec un certain Philippe de Selongey, et sans compter Hieronyma dei Pazzi qu’un véritable miracle avait arrachée à un juste châtiment de ses crimes. Après, il pourrait être passionnant de suivre la trace brillante qu’avait laissée Beltrami. Mais cet « après », quand viendrait-il ? Dans combien d’années ? Et que serait alors devenue cette jeune Florentine nommée Fiora qui, en dépit de ce qu’elle avait souffert, croyait encore que tout était possible à qui le voulait passionnément ?
A l’aube du lendemain, encadrée de Philippe de Commynes et d’Esteban, elle franchissait la barbacane de la porte Saint-Denis. Derrière les trois cavaliers une compagnie montée de francs-archers de la Ville de Paris escortait plusieurs haquets chargés de tonneaux qui faisaient rire les maraîchers alignés le long de la route pour laisser passer le cortège. On s’esclaffait en criant que le malin roi Louis avait grand besoin de bons vins pour donner du cœur au ventre de ses troupes avant la bataille qu’elles allaient livrer à l’Anglais rapace. Les soldats souriaient, répondaient par des plaisanteries. Seul Commynes savait que trois seulement de ces barriques contenaient le vin des coteaux de Loire qu’affectionnait le roi. Les autres étaient remplies d’or, cet or qui, mieux qu’une bataille toujours incertaine chasserait peut-être encore une fois l’Anglais hors du sol de France.
Si la campagne aux environs immédiats de Paris offrait l’image paisible d’un pays occupé à ses récoltes, la route à mesure que l’on avançait vers le nord portait plus de soldats et de charrois militaires que de paysans. Le plus petit village était gardé, le moindre châtel révélait, sur sa tour, l’éclat des casques et des fers de lance. L’épaisse forêt de Senlis où Louis XI se plaisait à chasser en perdait de son silence. L’écho d’un commandement ou de cliquetis d’armes couvraient parfois le chant des oiseaux : le roi, en homme prévoyant, entretenait ses troupes en dispositions belliqueuses alors même que ses émissaires négociaient avec ceux du monarque anglais.
Et soudain ce fut le calme, la divine paix sylvestre peuplée de chants d’oiseaux. On avait quitté le grand chemin au bout duquel se profilaient les remparts de Senlis pour un sentier herbu à peine tracé par les roues de quelques charrettes... A l’interrogation muette de Fiora, Commynes répondit par un sourire.
– Nous arrivons ! fit-il.
La forêt venait de s’ouvrir en deux comme un rideau de théâtre devant ce qui semblait être une ville en réduction : derrière des murs de hauteur moyenne, on apercevait les hautes fenêtres fleuronnées d’un palais surmonté de girouettes d’or et d’azur, la splendeur flamboyante d’une église. Les tours inachevées étaient encore prisonnières d’un lacis d’échafaudages et les ardoises neuves brillaient telles des plaques d’acier bleu. Une grande bannière, longue flamme dont l’outremer fleurdelisé d’or s’écartelait d’une croix blanche bougeait doucement au sommet de sa hampe dorée sur le plus haut pignon de l’édifice.
– L’abbaye de la Victoire, annonça Commynes. Le roi de France aime à y résider...
– Comme c’est beau ! soupira Fiora, sincère. Et quel beau nom : la Victoire !
– L’origine en est simple : l’an 1214, alors que, le vingt-septième jour de juillet, le roi Philippe-Auguste venait de l’emporter à Bouvines sur l’empereur allemand Othon, il envoya vers son fils, le prince Louis, un messager porteur de la grande nouvelle. De son côté, celui-ci, encore tout bouillant du succès qu’il avait remporté à la Roche-aux-Moines sur le roi Jean d’Angleterre, dépêchait à son père un messager. Les deux chevaucheurs se rencontrèrent dit-on à cet endroit précis et, quelques années plus tard, le roi ordonna la fondation d’une abbaye qui fut confiée à douze chanoines réguliers de l’ordre de Saint-Augustin venus de l’abbaye de Saint-Victor à Paris. Richement dotée, elle devint ce que vous voyez : une noble demeure digne du Seigneur Dieu...
– Sont-ce des anges qui la gardent ? Aux ailes près, ils ressemblent à une statue de Monseigneur saint Michel que j’ai souvenance d’avoir vue...
Splendides en effet sous leurs armures blanches étincelantes sur lesquelles flottaient les cottes d’armes qui restituaient en plus petit la bannière royale, coiffés de grands bonnets plats que de longues plumes de héron agrafées de médailles d’argent relevaient d’un côté, à pied ou à cheval, les plus beaux soldats que Fiora ait jamais vus montaient, de part et d’autre du haut portail, une garde vigilante. Commynes se mit à rire :
– Ce ne sont pas des anges, loin de là ! Vous voyez ici, madonna, la célèbre Garde Ecossaise du roi Louis qui compte dans ses rangs quelques-uns des meilleurs guerriers du monde. Ils ne connaissent ici-bas que deux lois : celle du roi auquel ils ont juré fidélité et celle de l’amour susceptible et intransigeant qu’ils vouent à leur honneur et à leur lointaine patrie...
Les voyageurs avaient été aperçus. Un cavalier galopait vers eux et Commynes cria :
– Salut à vous, Robert Cunningham ! Je ne vous amène que des amis. Le roi attend cette jeune dame... et les fûts de vin qui nous suivent.
– Les caves sont déjà prêtes à les recevoir. Quant à l’escorte, elle va pouvoir se rafraîchir, et prendre un peu de repos avant de regagner Paris. Mais vous, messire, vous n’avez pas besoin d’introducteur.
Après avoir salué courtoisement Fiora, en tentant toutefois de percer le léger mystère du voile dont elle aimait à s’envelopper la tête pour voyager, l’Écossais fit volter son cheval et prit la tête de la file de haquets. L’un après l’autre, les chariots et ceux qui les gardaient franchirent la porterie du monastère sous l’œil intéressé des archers de garde.
– A nous, à présent ! fit Commynes avec enjouement. Je gage que notre sire sera positivement ravi de vous voir, madonna...
Au-delà du haut portail ogival au fronton duquel des anges agenouillés aux ailes immenses semblaient protéger les armes de France, les voyageurs découvrirent un vaste espace couvert d’herbe fraîchement coupée qui formait un joyeux tapis pour les bâtiments abbatiaux et pour le jaillissement d’une admirable église de pierre blanche. Immaculés aussi les grands lévriers aux colliers de cuir cloutés d’or qui s’ébattaient sur la pelouse autour d’un homme qui devait être, selon Fiora, un valet de chiens. Maigre et de taille moyenne, vêtu d’une tunique courte de petit drap gris serrée à la taille par une ceinture de cuir, les chausses disparaissant dans de hautes bottes souples de daim gris, il portait sur un bonnet rouge qui lui cachait les oreilles un chapeau de feutre noir relevé par-derrière et sur la coiffe duquel des médailles étaient fixées.
– Les jolies bêtes ! s’exclama Fiora. Elles donnent l’impression de sortir vivantes d’une légende... Et comme elles semblent aimer l’homme qui s’en occupe !
– Elles l’aiment beaucoup en effet, assura Commynes avec un clin d’œil complice à Esteban. Voulez-vous que nous les voyions de plus près ?
Il avait déjà mis pied à terre et offrait sa main à la jeune femme pour qu’elle en fît autant. Celle-ci hésita :
– Est-ce bien prudent, pour un instant de plaisir, de faire attendre le roi ? On le dit peu patient...
– Venez toujours ! Je vous promets que vous aurez droit à toute son indulgence...
Un peu à contrecœur, Fiora se laissa conduire. Esteban demeura sur place, réunissant les trois brides dans ses mains. Sentant l’approche d’étrangers, les lévriers cessèrent déjouer et se figèrent, leurs têtes fines tournées vers les nouveaux venus. Ce que voyant, le valet se retourna. Sous l’œil stupéfait de Fiora, Commynes mit un genou en terre :
– Sire, dit-il me voici de retour ayant accompli les deux missions que le roi avait daigné me confier ! Puis, entre ses dents il ajouta : « Saluez, que diable ! »
Et Fiora, machinalement, plia les genoux pour une profonde révérence.
– Bien, bien ! fit le roi. Vous m’avez, une fois de plus, bien servi, messire Philippe et je vous en remercie. Voulez-vous à présent me laisser seul avec cette jeune dame dont j’espère qu’elle nous fera la grâce d’ôter son voile ? Mais ne vous éloignez pas : nous aurons à parler !
Sans quitter son inconfortable position, à demi agenouillée, Fiora rejeta sa mousseline par-dessus le double bourrelet de soie qui lui servait de coiffure, libérant son visage. Mal revenue de sa surprise, elle contemplait ce petit homme sans apparence qui cependant était le roi de France. Il n’était pas bien beau ni jeune – cinquante-deux ans depuis la Saint-Anatole dernière – mais sous le regard dominateur de ses yeux bruns profondément enfoncés dans leurs orbites, la jeune femme se sentit rougir et baissa la tête ayant tout juste eu le temps de remarquer le long nez sardonique, la bouche mince, sinueuse et mobile, mais elle savait déjà que, dût-elle vivre mille ans, elle n’oublierait jamais ce visage. On lui avait dit que cet homme possédait l’intelligence la plus subtile, la plus profonde qui soit et dès ce premier regard elle en avait été persuadée.
Cependant, Commynes s’éloignait sans qu’on ait encore autorisé Fiora à se relever. Et, soudain, elle vit, sous son nez, une longue main sèche qui se tendait vers elle pour l’aider à se redresser tandis qu’une voix aimable prononçait :
– Madame la comtesse de Selongey, soyez la très bien venue.
La stupeur faillit rejeter Fiora à terre. Elle vacilla comme sous l’assaut d’un brusque coup de vent et devint si pâle que le souverain la crut sur le point de s’évanouir :
– Hé quoi ? fit-il d’un ton mécontent, n’est-ce point là votre nom ? Nous aurait-on trompé ?
Comprenant qu’elle avait en face d’elle un redoutable adversaire, Fiora au prix d’un violent effort sur elle-même parvint à se ressaisir.
– Que le roi me pardonne une émotion dont je n’ai pas été maîtresse, fit-elle doucement. C’est la première fois que je m’entends nommer ainsi et je ne suis pas certaine d’avoir droit à ce titre, à ce nom. Messire de Commynes m’est venu dire que le roi voulait voir Fiora Beltrami. C’est elle... et nulle autre qui a l’honneur d’être dès cet instant aux ordres de Votre Majesté...
La révérence, réitérée, fut la perfection même : un miracle de grâce et d’élégance et le dur regard appréciateur s’adoucit d’une pointe de gaieté :
– Ha ha ! Il y a là une sorte de mystère il me semble ?
Voulez-vous, comtesse, que nous marchions un peu pour tirer cela au clair ? Tout beau, les chiens ! Suivez-nous et qu’on ne vous entende pas !
Ils firent en silence quelques pas dans l’herbe encore humide d’une petite pluie qui avait rafraîchi le début de l’après-midi. Désorientée par la brusque apostrophe dont elle avait été l’objet, et cherchant désespérément comment Louis XI pouvait être au courant de son étrange mariage, Fiora se perdait en conjectures. Il était impossible, impensable que Démétrios se fût rendu coupable de bavardages inconsidérés. Alors ? Qui ? Comment ? Pourquoi ? Autant de questions sans réponse possible puisqu’il était défendu d’interroger un roi... Celui-ci d’ailleurs mit fin à ses vaines interrogations en reprenant, sur un ton tout différent :
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