– Nous avons connu, jadis, messire Beltrami, votre père et nous avions de l’estime pour lui car c’était un homme droit, honnête et généreux, et c’est avec peine que nous avons appris sa fin tragique et les pénibles événements qui l’ont suivie... Nous savions déjà que le seigneur Lorenzo de Médicis possédait un beau talent de poète mais nous ignorions que sa plume pût atteindre à ce degré d’évocation lyrique quand il nous a décrit les malheureux événements dont vous avez été victime, donna Fiora, ajouta le roi avec un mince sourire. En vérité le grand Homère n’eût pas fait mieux !
– Monseigneur Lorenzo m’avait pourtant promis de ne point parler de moi, protesta Fiora qui venait de comprendre d’où Louis XI tenait cette ahurissante possession de ses secrets.
– Sans doute a-t-il changé d’avis. Peut-être dans le but de vous protéger malgré vous ? De toute façon, il nous connaît trop bien pour ignorer qu’en toutes choses nous voulons tout savoir de ceux qui sont appelés à nous approcher. Cette exigence a le mérite d’éclairer les situations, d’éviter les mensonges et de nous épargner des explications aussi filandreuses qu’embrouillées. Nos relations en seront simplifiées. Qu’en pensez-vous ?
– Que le roi a raison, sans conteste, mais que je ne m’en trouve pas moins gênée...
– Pâques-Dieu, madame ! Nous vous parlons franc et clair. Tâchez de nous payer de la même monnaie et faites-nous grâce des minauderies et afféteries féminines. D’après ce que nous savons de vous, vous êtes courageuse. Ne changez pas ! ... Et ne prenez pas cette mine contrite ! Dites-nous plutôt comment il se fait que vous ne soyez pas sûre d’être Mme de Selongey ?
Un peu soulagée malgré tout de pouvoir s’avancer sur un terrain plus stable, Fiora, aussi simplement que si cet inconnu eût été son confesseur, raconta sa malheureuse visite au château de Philippe et le surcroît de douleur et de colère qu’elle en avait recueilli. Louis XI l’écoutait sans rien dire, marchant la tête un peu penchée et les mains nouées derrière son dos.
– Ainsi donc, fit-il quand elle se tut, messire de Selongey se serait rendu bigame en vous épousant ? C’est là une faute très grave doublée d’un sacrilège et qui mérite l’échafaud.
– Je n’ai aucune raison ni aucune envie de défendre cet homme, sire, mais après la colère m’est venue la réflexion. Peut-être, me croyant morte, n’aura-t-il épousé cette Béatrice que depuis peu ?
Le vif regard que le roi lança à la jeune femme contenait de la surprise et quelque chose qui ressemblait à de la sympathie.
– C’est une qualité rare qu’être capable de raisonner ainsi avec son propre cœur ! Quels sont vos sentiments envers Selongey ?
– En vérité, je n’en sais rien. Il y a des moments où je crois l’aimer encore, d’autres où je le hais autant et plus même que je ne hais son maître, ce duc aux armes duquel il m’a sacrifiée ! cet arrogant Téméraire que nous nous sommes juré d’abattre, Démétrios Lascaris et moi !
Un éclair vite éteint sous la paupière pesante traversa le regard du roi :
– Vous avez juré d’abattre Charles de Bourgogne ? Pourquoi ?
– Si le duc Philippe vivait encore, nous eussions décidé sa perte car le père et le fils sont coupables pour nous à part égale. J’exècre ce duc impitoyable qui n’a pas eu pitié de la jeunesse de mon père, l’authentique, ce duc auquel messire de Selongey m’a sacrifiée. Quant à messire Lascaris, il lui reproche la mort de son jeune frère et la fausse espérance d’un secours entretenue par les Grecs à présent morts ou esclaves...
Louis XI fit demi-tour pour revenir sur ses pas. Les chiens suivirent docilement.
– Selon la règle une femme ne pouvant résider dans cette abbaye, Commynes va vous conduire à Senlis où vous retrouverez votre ami. Je l’ai fort en estime car c’est un grand médecin et je compte me l’attacher ainsi que le souhaitait le seigneur Lorenzo. Mais vous, donna Fiora, si je vous proposais de me servir, accepteriez-vous ?
– Si le roi me permet d’accomplir la vengeance jurée, je n’aurai aucune raison de refuser. Et je serai loyale.
Elle pensait chacun des mots qu’elle prononçait parce que, tout à coup, elle se sentait en confiance. Peut-être parce que le roi, en abandonnant provisoirement le pluriel de majesté, lui paraissait soudain plus proche et plus humain. Il hocha la tête et sourit d’un vrai sourire qui lui ôtait des années et qui, comme toute chose rare, avait beaucoup de charme.
– J’en suis certain. Il suffit pour s’en convaincre de regarder vos yeux... En outre, il serait bon que vous sachiez ceci : Philippe de Selongey est actuellement mon prisonnier... et... en grand danger d’être exécuté. Vous le voyez, je peux déjà vous offrir la moitié de votre vengeance...
Assommée et l’œil agrandi d’épouvante, Fiora parvint péniblement à articuler : -Mais... pourquoi ? Qu’a-t-il fait ?
– Il a tenté de me tuer. Les magistrats appellent cela un régicide et si on lui applique la loi, le favori du Téméraire sera mis en quatre quartiers. Mais nous reparlerons de tout cela à loisir n’est-ce pas ? Que Dieu vous ait en sa sainte garde, donna Fiora !
Tournant brusquement le dos à la jeune femme éperdue, Louis XI s’éloigna vers le logis abbatial. Autour de lui, les grands lévriers blancs, las d’une trop longue sagesse, sautaient pour saisir les friandises qu’il élevait à bout de bras. Fiora sentit une immense lassitude. Elle eut envie de s’écrouler là, dans ce moelleux tapis d’herbe, d’y pleurer, d’y dormir... Mais une main solide saisit son bras au moment où ses genoux commençaient à plier :
– Venez, donna Fiora ! Je vais vous conduire auprès de votre ami. Il n’est pas loin : trois quarts de lieue au plus...
Sans rien objecter, Fiora se laissa emmener. Le coup qu’elle venait de recevoir était si rude qu’il lui ôtait jusqu’à la faculté de penser. L’idée de retrouver Démétrios était la seule qui surnageât. Elle s’y raccrocha comme à une branche...
Le château de Senlis était petit, du moins pour un château royal mais, en revanche, l’auberge des Trois Pots, sa voisine, était grande et d’agréable habitation. Le roi, quand il était à Senlis, y logeait volontiers ses invités de marque et, tout naturellement, Démétrios y avait été installé, le séjour dans une abbaye ne lui étant pas agréable, ni permis à un orthodoxe. Il l’avait déclaré franchement à Louis XI qui bien qu’étant lui-même d’une extrême piété pouvait comprendre les raisons d’un homme de la valeur du médecin grec.
Esteban était parti en éclaireur tandis que Fiora s’entretenait avec le roi, pour annoncer l’arrivée de la jeune femme et celle-ci en entrant dans l’auberge trouva une agréable chambre toute préparée pour la recevoir. Elle en fut touchée mais c’est l’accueil de Démétrios qui l’émut le plus. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il l’embrassa. En la voyant venir vers lui avec un visage pâle et bouleversé, il avait compris que c’était de ce geste-là dont elle avait besoin puisqu’elle était momentanément privée du refuge que représentait Léonarde. Mais, quand elle éclata en sanglots dans ses bras, il s’inquiéta :
– Que t’est-il arrivé ? Le roi t’aurait-il mal reçue ? Son regard cherchait celui de Commynes, témoin de la scène et qui écarta les bras en haussant les épaules pour traduire son ignorance :
– Donna Fiora n’a pas dit un mot depuis que nous avons quitté la Victoire. Néanmoins, il semble bien que notre sire l’ait reçue avec faveur. Et moi, je ne souhaite que l’aider et si je peux quelque chose, je suis tout disposé à me conduire en ami véritable si l’on veut bien m’accepter...
Fiora s’écarta, prit le mouchoir que lui offrait Démétrios, essuya ses yeux et se moucha :
– Pardonnez-moi tous les deux, je viens de me conduire comme une enfant et j’en ai honte. Messire de Commynes... une amitié spontanément donnée est un cadeau du ciel et je l’accepte aussi simplement qu’elle m’a été offerte. Si le roi ne réclame pas votre présence ce soir, accepteriez-vous de souper avec nous ?
L’aimable visage du seigneur flamand s’illumina d’un large sourire... et Fiora en conclut que la cuisine de l’auberge devait lui être avantageusement connue.
– Très volontiers ! D’autant que cette longue route que nous avons courue ensemble m’a affamé et si vous m’acceptez tout poudreux ? ...
– Venez vous rafraîchir dans ma chambre, proposa courtoisement Démétrios, et si vous souhaitez dormir ici...
– Excellente idée ! Je rejoindrai l’abbaye demain à l’aube. L’important est d’être là quand le roi sortira de la messe.
En dehors de la sympathie que lui inspirait Commynes, Fiora, tout en faisant disparaître la poussière de la route et en enfilant sa robe de lin brodée de feuilles vertes, s’avouait que son invitation à souper n’était pas entièrement dénuée d’arrière-pensée. Conseiller privé et très écouté de Louis XI, le sir d’Argenton devait savoir à quoi s’en tenir au sujet de Philippe et la jeune femme voulait apprendre à tout prix ce qui s’était passé. Elle s’en voulait d’éprouver tant d’angoisse pour le sort d’un homme qu’elle s’efforçait de chasser de son cœur, mais ce même cœur, sourd à toute raison, à toute sagesse et même à toute rancune ne voulait savoir qu’une chose : Philippe serait peut-être mort demain. Et cette idée lui était insupportable. Si Philippe ne respirait plus quelque part dans le monde, fût-ce au bout de la terre, Fiora savait bien qu’il manquerait quelque chose à sa propre vie. Amour ou haine, les deux extrêmes des sentiments humains mettaient dans une existence la pincée sel, de poivre et d’épices qui en font toute la saveur... Il fallait que messire de Selongey continuât d’exister !
Durant tout le début du repas, Fiora sut retenir les questions qui lui brûlaient les lèvres pour ne pas rompre le plaisir de son invité. Tout en dégustant une tourte aux poireaux et à la crème, des écrevisses de la Nonette et une carpe farcie provenant d’un étang voisin, Commynes et Démétrios parlaient de toutes sortes de choses en hommes qui se connaissent déjà et s’apprécient. En dépit de son jeune âge, le seigneur d’Argenton possédait une belle culture et, surtout, adorait parler politique. Il approuvait fort Louis XI de refuser le conflit ouvert avec le roi anglais. Ses troupes se contentaient d’accompagner les marches et contremarches d’un ennemi qui, visiblement, hésitait à engager le combat. Certes, l’armée anglaise était belle, bien armée et ses fameux archers n’avaient rien perdu de leur adresse mais, depuis le débarquement à Calais, l’envahisseur n’avait trouvé devant lui que terre brûlée et villes abandonnées. Les réfugiés d’Arras et de la région environnante, dont Louis XI avait ordonné la destruction pour affamer l’Anglais, avaient trouvé asile, vivres et argent à Amiens ou à Beauvais par exemple car, s’il voulait réduire l’ennemi à la portion congrue, le roi n’entendait pas que le menu peuple eût trop à souffrir.
– A présent, conclut Commynes en attaquant gaillardement un jambon cuit sous la cendre, Edouard et les siens en sont à peu près où le roi voulait les amener : ils ont dévoré toutes leurs provisions et, comme ils ne peuvent se nourrir sur le pays, leurs ventres commencent à sonner creux... ce qui, grâce à Dieu, n’est pas encore notre lot ! Tâtez de ce cochon, donna Fiora, il est sublime. Maître Auburtin s’est surpassé...
– Le duc de Bourgogne n’a-t-il pas ravitaillé son beau-frère quand il est venu le rejoindre ? demanda Démétrios.
– Il n’avait avec lui que cinquante cavaliers et les villes de Flandres lui avaient refusé leur aide...
– Est-ce à ce moment-là que le comte de Selongey a été fait prisonnier ? demanda Fiora d’une voix qu’elle espérait paisible.
Les yeux des deux hommes se tournèrent vers elle mais elle ne les vit pas. Chauffant entre ses deux mains son gobelet de vin, elle en humait l’arôme d’un air distrait sans paraître s’apercevoir du silence qui venait de tomber.
– C’est un peu plus tard, répondit calmement Commynes comme si la question de Fiora s’inscrivait tout naturellement dans le droit-fil de son récit : Sous Beauvais. Des espions du Téméraire avaient dû apprendre que notre sire, pour se délasser un peu l’esprit, voulait certain jour chasser la sarcelle près du Therain sans grande escorte. Messire de Selongey s’est placé en embuscade avec quelques hommes dans les broussailles d’une maison en ruine. Quand le roi est apparu, il s’est jeté sur lui, l’a désarçonné et il brandissait déjà une hache d’armes au-dessus de sa tête quand Robert Cunningham, que vous avez vu tout à l’heure et à qui cette partie de chasse n’inspirait pas confiance, a surgi soudain avec une douzaine d’Ecossais. Selongey ne cessait d’insulter notre sire. Il a été maîtrisé ainsi que son écuyer Mathieu de Prame, tandis que ses hommes étaient tués sur place. Les prisonniers ont été conduits d’abord dans la prison de l’évêque de Beauvais puis au château de Compiègne où ils sont gardés au secret en attendant un jugement qui ne saurait tarder...
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