Elle lui fit face brusquement, les yeux chargés d’éclairs.

– Quoi ? Me trouver dans ce lit, nue et les jambes écartées, n’attendant que votre bon plaisir ?

– Par San Gennaro ! Quelle violence soudaine ! Ne pouvons-nous reprendre notre conversation de tout à l’heure là où nous l’avions laissée ? Souvenez-vous ! J’allais vous prendre dans mes bras...

Elle s’attendait à une réaction brutale et il n’en était rien. Sa voix n’était au contraire que douceur et prière. Il était si près d’elle que Fiora pouvait entendre sa respiration courte et retint un sourire de triomphe : se pouvait-il qu’elle l’eût enchaîné si vite, alors même qu’il n’avait rien reçu d’elle sinon le droit de baiser sa main ? Le fauve était-il déjà rendu à sa merci ? Elle eut la tentation de l’éprouver en le renvoyant avec hauteur mais une phrase de son cher Platon délaissé depuis des mois lui revint en mémoire : « Donne et tu recevras... »

– Eh bien qu’attendez-vous ? fit-elle avec un sourire provocant. Ou bien... préférez-vous me déshabiller d’abord ?

Elle sentit frémir les mains qu’il posait déjà sur sa taille. Puis elles remontèrent, caressèrent sa gorge au passage, saisirent le décolleté de la robe et tirèrent... L’étoffe se déchira jusqu’à la taille mais, déjà, Campobasso serrait Fiora contre lui, enfouissait son visage dans la masse des cheveux noirs dénoués, couvrant son cou de baisers dévorants puis s’emparait de ses lèvres avant de l’emporter jusqu’au lit où il acheva de réduire sa robe à l’état de haillons avant de se jeter sur son corps dénudé... comme une bête assoiffée sur un ruisseau frais.

Emportée dans un ouragan de caresses et de baisers, Fiora, la première explosion de brutalité passée, découvrit que ce fauve pouvait être un amant passionné, et sachant jouer d’un corps féminin avec brio. Elle attendait un soudard, elle eut un amoureux. Elle avait cru pouvoir garder la tête froide mais, trahie par ses sens, elle dut laisser à plusieurs reprises le plaisir la rouler dans sa vague brûlante. Et la nuit allait vers sa fin quand le sommeil, à son tour, la vainquit et lui fit oublier que si elle avait, elle aussi, remporté une victoire, celle-ci ressemblait beaucoup à une victoire à la Pyrrhus.

L’oreille collée derrière la porte de la chambre, le page Virginio, ses dents plantées dans son poing et défaillant presque de rage impuissante, avait compté toutes les plaintes, tous les soupirs, tous les râles que le jeu ardent de l’amour avait arrachés à ce couple invisible...

Quand les tambours de la diane sonnèrent le réveil des soldats, Campobasso, trop entraîné aux combats de Vénus pour qu’une nuit d’amour l’ensevelît dans le sommeil au point de l’empêcher d’entendre, glissa du lit en prenant soin de ne pas éveiller Fiora, passa sa chemise et ses chausses puis gagna la grande salle où l’attendait déjà Salvestro, son écuyer.

-Va me chercher les deux hommes qui accompagnaient hier donna Fiora ! ordonna-t-il tout en dévorant un quignon de pain resté sur la table. Puis tu amèneras une vingtaine de soldats dans l’escalier.

Esteban et Mortimer furent là presque aussitôt. L’inquiétude avait tenu le Castillan éveillé toute la nuit ; quant à l’Écossais, il était habitué lui aussi à s’éveiller avec le jour.

– Vous allez pouvoir rentrer chez vous, leur dit Campobasso. Donna Fiora n’a plus besoin de vos services.

– Pardonnez-moi, monseigneur, fit Esteban dont le visage venait de se fermer, mais je suis à son service depuis longtemps et, si elle n’a plus besoin de moi, c’est à elle de me le signifier ! Jamais je ne la quitterai de mon plein gré... ou sur un ordre étranger !

– J’ai reçu, moi aussi, l’ordre de veiller sur elle, dit tranquillement Mortimer, et j’ai pour habitude d’aller toujours jusqu’au bout de mon devoir.

– Un grand mot pour un guide. Tu étais chargé de la conduire jusqu’à moi ? Eh bien voilà qui est fait ! Tu peux partir.

– Vous m’avez mal compris : je dois la conduire partout où elle souhaitera se rendre. Elle aura encore besoin de moi.

– Inutile de jouer au plus fin avec moi, je sais qui tu es : l’un des gardes écossais du roi de France. Alors écoute ceci : tu vas retourner vers ton maître et tu le remercieras grandement pour le beau cadeau qu’il m’a envoyé. Tu ajouteras que j’espère, un jour, pouvoir lui en marquer ma gratitude... lorsque donna Fiora sera devenue la comtesse de Campobasso. Va à présent ! Quant à toi, ajouta-t-il à l’adresse d’Esteban, tu as entendu : je vais épouser ta maîtresse et je peux t’assurer que je saurai la défendre de tous périls. Je te conseille de suivre ton compagnon.

– Et si je refuse ? grogna le Castillan qui sentait monter sa colère.

– C’est tout simple : avant une heure tu seras pendu.

– Je n’ai pas envie, moi non plus de repartir, articula Mortimer. Où alors, allez chercher donna Fiora. D’elle j’accepterai un ordre...

Il avait tourné les yeux vers Esteban et celui-ci lut sans peine que la Bourrasque était sur le point de se déchaîner. Entre eux deux, le condottiere désarmé ne pèserait pas lourd... Mais Campobasso soupirait d’un air excédé :

– Dieu que vous êtes fatigants !

Il frappa dans ses mains et, aussitôt, une vingtaine d’hommes armés pénétrèrent dans la salle :

– Vous n’aurez pas le dernier mot avec moi. Partez tranquillement et séparons-nous bons amis. Mes hommes vous donneront quelques vivres pour la route... et vous pourrez vous partager ceci.

Il détacha la bourse attachée à sa ceinture et la lança vers les deux hommes mais aucune main ne se tendit pour la saisir et son contenu se déversa sur les dalles. A nouveau l’Ecossais consulta son compagnon du regard puis, haussant les épaules, déclara :

– Partons ! Je ferai vos commissions à mon supérieur... toutes vos commissions !

– Parfait ! On va donc vous accompagner hors des portes de la ville.

Mortimer et Esteban partirent sans se retourner, suivis par les soldats. Salvestro fermait la marche. Quand ils eurent disparu, Campobasso se mit en devoir de récupérer les pièces d’or qui avaient roulé à terre, les remit dans la bourse qu’il fit sauter dans sa main avec satisfaction tout en se dirigeant vers la chambre.

Fiora dormait toujours dans la masse brillante de ses cheveux en désordre qui sertissaient son corps charmant.

Le comte la contempla un instant puis, ôtant ses vêtements, il se glissa auprès d’elle et, appuyé sur un coude, il se mit doucement à la caresser. Elle gémit, sans ouvrir les yeux, s’étira pour mieux s’offrir à la main qui glissait sur elle, dispensatrice d’un plaisir dont elle sentait déjà la chaleur monter au creux de ses reins. Quand elle commença à se tordre avec une plainte heureuse, il entra en elle pour la rejoindre dans le spasme suprême…

CHAPITRE IX

L’ARRESTATION

Durant trois jours et trois nuits, Campobasso et Fiora demeurèrent enfermés dans le double isolement de leur chambre et des rideaux du lit. Seul Salvestro franchissait, deux fois le jour, la porte de celle-ci pour apporter des repas mais sans jamais rien voir de ce qui se passait derrière ceux-là. Galeotto avait été chargé d’assurer le commandement et de veiller à l’ordre dans Thionville. Il s’en acquittait avec hargne, serrant les poings quand il lui arrivait de tourner les yeux vers certaine fenêtre close où il imaginait bien qu’on ne faisait point pénitence.

Ces heures ardentes, Fiora les vécut entièrement dans les bras de son amant. Il la gardait contre lui pour dormir, pour la faire manger et boire et quand, au bout de vingt-quatre heures, elle réclama un bain, la porta lui-même dans le bassin que le vieil écuyer avait rempli d’eau fraîche, la lava, la sécha sans cesser de lui prodiguer caresses et baisers. Quand il ne lui faisait pas l’amour, il la regardait avec émerveillement, touchait ses paupières, ses lèvres, son cou, ses seins, ses pieds et ses mains, et lui murmurait des mots d’amour qu’elle ne comprenait pas toujours.

Jamais la jeune femme n’avait imaginé qu’elle allait allumer pareille passion. Cet homme n’était jamais comblé, jamais rassasié et la possession, au lieu d’apaiser ses sens, semblait les exaspérer et décupler son désir au point, parfois, d’effrayer Fiora. Il dormait peu et ne la laissait lui échapper dans le sommeil que durant de courts laps de temps : une heure ou deux après quoi elle le retrouvait plus affamé d’elle que jamais :

– Tu es à moi pour toujours, lui dit-il un soir en la serrant à l’étouffer. Je ferai de toi ma femme...

Prise de court par cette déclaration inattendue, elle choisit le parti de rire.

– Tu veux m’épouser ? ... et je ne sais même pas ton prénom...

– Cola... ici, on dit Nicolas comme le jeune duc que j’ai perdu et que j’aimais servir. Mais je ne veux de toi d’autres mots que d’amour.

– Je ne crois pas avoir dit que je t’aimais ? Seulement que tu me plaisais...

– Qu’importe si ta bouche ne le dit pas ! Ton corps, lui, le crie sans cesse, ton corps qui m’appelle, ton corps que je fais chanter, vibrer, crier même. Cela vaut toutes les fadaises des poètes. Et d’ailleurs tu m’aimes déjà sans même t’en rendre compte...

– Peut-être, mais tant que je ne m’en rendrai pas compte, je ne t’épouserai pas...

Nouant ses poings dans ses cheveux il lui tira cruellement la tête en arrière :

– Tu en aimes un autre ? Dis-moi ! Est-ce que tu aimes un autre homme ? Allons, réponds !

Emporté par une fureur subite, il planta ses dents à la naissance de son cou. Les yeux soudain pleins de larmes, Fiora poussa un cri de douleur...

– Pourquoi serais-je ici... si c’était le cas ?

Il la lâcha, vit que des larmes coulaient et que sa peau portait une marque rouge...

– Pardon ! pardon mon amour ! ... Je deviens fou... Tu brûles mon sang et tu me donnes des joies que je n’ai jamais connues avec aucune femme. Et toi, dis-moi... un autre homme t’a-t-il jamais donné autant de plaisir ? Dis-moi ! Je veux savoir...

– Non, murmura Fiora en pensant qu’elle ne mentait qu’à peine car sa nuit de noces avait été brève auprès de ce déchaînement de passion, de cette orgie d’amour qu’elle vivait et qui l’épuisait mais qui, curieusement, lui rendait toute sa présence d’esprit.

Elle avait pleinement conscience de la dualité existant entre sa tête et un corps dont elle ne pouvait contrôler les réactions. Et sa tête lui disait qu’elle n’aurait plus jamais besoin d’utiliser le parfum de Démétrios dont la senteur avait disparu depuis des heures et que Campobasso était bel et bien son prisonnier. Entre elle et un duc dont d’ailleurs le service lui plaisait moins qu’il ne l’avait cru, le condottiere n’hésiterait pas... mais tandis qu’il léchait la petite blessure de son épaule, Fiora pensa, repue d’amour, qu’elle aimerait voir s’achever cette claustration à deux que rien ne semblait susceptible de faire cesser.

Pourtant, au matin du quatrième jour, le vantail de la porte retentit des coups que lui portait un gantelet de fer. En même temps, la voix rude de Galeotto braillait :

– Sors d’ici... Cola ! Il faut que je te parle et c’est urgent !

Campobasso s’arracha du lit nu, traversa la chambre et courut ouvrir. Il reçut en plein visage le regard furieux de son ami.

– Que se passe-t-il ?

– Le page a disparu !

– C’est cela ta nouvelle ? Qu’il aille au diable et que...

– Non. Ce n’est pas seulement cela : le duc Charles est à son château de Soleuvre, à douze lieues d’ici. Que crois-tu qu’il va se passer si ce damné Virginio est allé lui raconter que tu délaisses ton commandement parce que tu ne peux plus t’arrêter de baiser une espionne du roi de France ?

La main de Campobasso fila comme un serpent jusqu’à la gorge de son compagnon qu’elle serra furieusement :

– Je t’interdis de parler ainsi, tu m’entends ? Elle sera ma femme !

– Alors, si tu veux qu’elle vive assez longtemps pour ça, tu ferais bien de la renvoyer d’où elle vient ! rugit Galeotto en s’arrachant à la poigne de son ami.

– Jamais je ne la renverrai !

– Alors mets-la à l’abri mais fais quelque chose. Le gamin a dû partir dans la journée d’hier...

Le comte réfléchit un instant puis grogna :

– Tu as peut-être raison. Envoie-moi Salvestro et donne l’ordre qu’on cherche une litière et que l’on prépare une escorte : dix hommes !

– A quoi penses-tu ?

– Je vais la faire conduire à Pierrefort !

– En plein pays lorrain donc en pays ennemi ? Tu es fou ?

– Justement. Le Téméraire n’ira pas la chercher là si ce sale petit bougre est allé me dénoncer. Pierrefort m’appartient toujours comme nous appartiennent toujours les villes que ce jeune imbécile de René II nous a laissé occuper.