L’heure qui suivit fut difficile pour Fiora. Non que les projets de son amant lui déplussent particulièrement – car elle était prête à n’importe quoi pour dormir une grande nuit tranquille – mais les choses se gâtèrent quand il lui avoua qu’il avait renvoyé ses compagnons de route. Il dut faire face à une fureur tout italienne qui le stupéfia quelques instants.

– De quel droit t’es-tu permis de renvoyer mes serviteurs ? criait-elle. Parce que tu as couché avec moi, tu t’imagines que tu peux tout faire, tout détruire de ce qui est ma vie ? Esteban m’est attaché depuis longtemps et tu l’as renvoyé comme un valet indélicat ! Je ne te pardonnerai jamais et je refuse de rester ici plus longtemps !

– Calme-toi, je t’en supplie. Tu vas partir, je viens de te le dire...

– Sans doute, mais pas comme tu l’entends ! Si tu crois que je vais me laisser enfermer dans ton château, tu te trompes lourdement. Fais-moi seller un cheval et adieu !

– Tu es folle ! Où iras-tu...

– A présent que je n’ai plus de guide ? Je vais te surprendre : j’irai rejoindre le duc de Bourgogne !

– Il te fera pendre !

– Crois-tu ? M’as-tu fait pendre, toi, quand je suis arrivée, parfaite inconnue et même un peu suspecte ? Non. Tu m’as mise dans ton lit et j’ai accepté car je te croyais un homme. Mais tu es là à trembler comme un gamin parce que, peut-être, ton page est allé te dénoncer. Le Téméraire me paraît d’une autre envergure... et ce pourrait être amusant d’essayer de le séduire.

Envahi d’une rage soudaine, il la prit à la gorge :

– Sale petite putain ! Tu en as assez de moi, n’est-ce pas ? Un lit princier serait plus intéressant que le mien ? ... Mais je ne te laisserai pas faire. Je t’ai dit que je voulais te garder et je te garderai !

– Tu... garderas mon cadavre... alors ! souffla-t-elle à demi étranglée.

Comprenant qu’il était en train de la tuer, Campobasso la lâcha mais ce fut pour l’expédier à terre d’une bourrade :

– Tu feras ce que j’ai dit ! Lève-toi et habille-toi... si tu ne veux pas que je te fasse habiller par mes hommes...

Elle se releva en effet mais ce fut pour lui éclater de rire au nez :

– Voilà qui serait amusant ! Bonne idée ! Appelle donc tes hommes ! Quelques archers en guise de chambrières, cela peut être drôle...

L’absurde défi le calma net mais réveilla son ardeur. D’un geste brutal il la saisit dans ses bras, la poussa contre l’une des colonnes du lit et la prit debout avec tant de violence qu’elle cria de douleur.

– Ne me pousse pas à bout, Fiora ! Jamais je n’accepterai de te perdre, tu entends ? Je veux pouvoir te posséder encore et encore chaque fois que j’en aurai envie et pour cela il faut que je te cache, que je t’éloigne du danger. Si le duc ordonnait ta mort, je serais capable de le tuer... Je t’aime, comprends-tu ? Je t’aime, je t’aime, je t’aime ! ...

– Que vas-tu faire ? demanda-t-elle un moment plus tard tandis qu’avec des gestes redevenus caressants il l’aidait à s’habiller.

– Dès que tu auras quitté Thionville, je partirai pour Soleuvre et je verrai le duc sans attendre qu’il m’appelle. Je lui dirai à quel point je tiens à toi et aussi que je veux faire de toi ma femme. Il n’osera plus, dès lors, s’en prendre à toi. Il a trop besoin des troupes que je commande. Alors, je t’enverrai chercher et nous nous marierons...

– Pourquoi ne pas le quitter au lieu de braver sa colère ? Pars avec moi !

Il hésita, visiblement tenté car la pensée de voir s’éloigner de lui, même pour peu de temps, cette femme adorable le déchirait mais il fallait bien, enfin, que la raison reprît ses droits...

– Je ne peux pas, avoua-t-il. J’ai à payer mes hommes et le duc me doit de l’or...

– Un autre t’en donnerait peut-être davantage ? ...

– Je sais... et il se peut que j’y vienne un jour. Mais pour l’instant, j’entends recevoir mon dû. Le Téméraire a envoyé en Lombardie le Grand Bâtard Antoine, son demi-frère et son meilleur capitaine, pour ramener des mercenaires. J’entends que les miens soient payés avant ces nouveaux venus...

Fiora n’insista pas. Une idée lui venait : elle allait se laisser conduire où il l’avait décidé. De là elle trouverait sûrement un moyen de s’enfuir et, s’il tenait à elle autant qu’il le disait, Campobasso abandonnerait tout pour la rejoindre...

Une heure plus tard, étendue sur les coussins d’une litière un peu antique mais solide et dont les rideaux de cuir fermaient hermétiquement, Fiora quittait Thionville dont elle n’avait pratiquement rien vu et traversait le camp planté au bord de la Moselle pour tous les soldats qui n’avaient pas trouvé place dans la ville. Salvestro, indifférent à son ordinaire, chevauchait auprès d’elle cependant qu’une escorte de dix hommes partagée en deux groupes précédait et suivait l’attelage. Par précaution, les hommes d’armes portaient, au lieu du tabard vert à croix de Saint-André blanche qui était de Bourgogne, la cotte d’armes à la double croix de Lorraine... On prit la direction du sud à vive allure. Il fallait couvrir dans la journée la petite vingtaine de lieues qui séparaient la ville luxembourgeoise du château lorrain de Campobasso. Quitte à arriver au cœur de la nuit, le condottiere préférant de beaucoup que cette arrivée se fît dans l’obscurité.

Bâti au siècle précédent par Pierre de Bar, le château de Pierrefort, baptisé selon son géniteur, dressait ses murailles sur un éperon dominant un vallon encaissé qui formait une voie naturelle entre le Barrois et la Moselle. C’était un pentagone d’environ vingt mille mètres carrés défendu par quatre tours représentant chacune un échantillon de l’architecture militaire de l’époque : une tour carrée, une tour ronde, une tour à bec et enfin une grosse tour octogone : le donjon. C’était cette tour que la colère du duc René II avait à demi détruite mais le château n’avait que peu souffert de l’incendie[xi]. Donnant, au nord et à l’est, sur un ravin abrupt, il était bordé, au sud et à l’ouest, par de larges et profonds fossés qu’enjambait un pont dormant sur lequel venait s’abattre le grand pont-levis. Une première ligne de défense, faite de palissades et d’échauguettes de bois qui avaient brûlé en partie, précédait les fossés. C’était à la fois un ouvrage d’art et une puissante forteresse où Campobasso gardait une garnison d’une vingtaine d’hommes sous le commandement d’un de ses fils...

Mais Fiora ne vit rien de ces abords, pas plus d’ailleurs que de la route suivie car, sans souci des cahots de la litière sur le chemin raboteux, elle dormit comme une souche tout au long du voyage et n’ouvrit les yeux qu’au

1. Pierrefort est encore debout en partie, mais il renferme une exploitation agricole qui ne l’améliore pas.

bruit apocalyptique du pont-levis qui s’abaissait et de la herse que l’on relevait. La troupe passa sous l’arc brisé de la porte, pénétra dans une cour immense qu’éclairaient mal quelques pots à feu et s’arrêta enfin devant l’entrée d’un beau logis dont les fenêtres étaient élégamment sculptées et portaient sous le gable les armes des anciens seigneurs de Bar.

Un jeune homme qui ressemblait à Campobasso, vêtu de cuir sous une cotte de mailles brillantes, se tenait debout sur le seuil.

– Salut à toi, Salvestro, vieux brigand ! cria-t-il joyeusement. Tu as bien failli recevoir quelques carreaux d’arbalète avec tes cottes lorraines. En voilà une idée ?

– La Bourgogne n’est pas en odeur de sainteté. C’était plus prudent...

– Et quel bon vent t’amène ?

– Un vent qui va te remporter, messire Angelo. Ton père te réclame et m’envoie tenir Pierrefort à ta place.

– Dis-tu vrai ? Je vais enfin quitter ce nid de hiboux et revoir la guerre ? Vive Dieu ! Voilà des jours que j’attends ça !

Les deux hommes s’embrassèrent, se bourrèrent de quelques coups de poing en riant puis Angelo demanda :

– Qu’est-ce qu’il y a dans cette litière ?

– Le précieux trésor de ton père. Celle qui sera bientôt la dame de ces lieux : ta future belle-mère, quoi !

Ouvrant les rideaux de la litière, il offrit la main à Fiora pour l’aider à descendre. Mal réveillée, la jeune femme clignait des yeux dans la lumière des torches que tenaient deux valets.

-Sommes-nous arrivés ? demanda-t-elle.

-Oui, madonna. Voici messire Angelo qui est l’aîné des fils de Mgr Cola.

Mais, déjà, le jeune homme s’inclinait, avec une grâce inattendue chez un homme vêtu d’acier et s’emparait de la main de la jeune femme.

– Il n’y a qu’un instant, je croyais être heureux de m’éloigner d’ici, belle dame. Mais voilà que l’envie m’en passe puisque vous allez rester alors que je m’en vais !

– Merci de votre accueil, messire ! Je n’espérais pas rencontrer un galant homme dans cette forteresse...

– Moi non plus, fit Salvestro goguenard. Tu as fait des progrès dans l’art de parler aux dames, gamin. Quant à la guerre, n’y compte pas trop ! Le duc Charles qui est à Soleuvre a dépêché, paraît-il, messire Hugonet, son chancelier, à Vervins pour y discuter de la paix avec les envoyés du roi de France.

Toute gaieté s’effaça du visage du jeune homme :

– La paix ? Le Téméraire veut la paix avec son plus mortel ennemi ? C’est à n’y pas croire ! Le Français lui a repris la Picardie et ses troupes ont attaqué le nord de la Franche-Comté depuis la fin de la trêve, en mai.

– Il a d’autres chats à fouetter et préfère sans doute tenir Louis XI à distance même au moyen d’une paix boiteuse. On dit qu’à l’appel du duc René de Lorraine, les Suisses et les Alsaciens sont entrés aussi dans la Franche-Comté qu’ils ravagent. Après tout, tu pourrais bien l’avoir quand même, ta guerre ! acheva-t-il avec un sourire narquois.

-Tout cela est fort intéressant, messieurs, dit Fiora avec un sourire qui corrigea son rappel à l’ordre, mais j’aimerais assez entrer dans cette maison... et souper si possible ?

– Pardonnez-nous, fit Angelo, vous avez mille fois raison. Mais vous arrivez bien car j’ai chassé tout le jour et j’allais me mettre à table.

– Vous pouvez chasser alors que cette forteresse bourguignonne en pays lorrain doit être en péril continuel ?

– Nous ne sommes pas vraiment en Lorraine mais à la frontière du duché et de la France. Comme cette frontière n’est pas très bien délimitée, je vis à peu près tranquille mais vous le serez plus encore si nous sommes en paix avec Louis XI... Et le duché ne bouge pas. René II a rejoint le roi. Mais entrons !

En pénétrant dans le logis, Fiora découvrit que l’on pouvait être homme de guerre et homme de goût. Des tapis et de grandes tentures brodées habillaient la salle où ne manquaient ni les meubles, ni les coussins, ni les beaux objets. Elle en fit compliment à son jeune hôte ajoutant que Thionville, cependant ancien château ducal, n’offrait rien de comparable.

– Mon père ne fait qu’y passer. Il s’en accommode simplement. Ici, c’est chez lui, comme d’ailleurs à Ainvelle-aux-Jars, non loin de Neufchâteau où il ne va guère, se contentant d’y maintenir mon frère et un bailli chargé de récupérer les impôts mais où le château mériterait qu’on fît quelques aménagements. Vous vous en chargerez sans doute puisque vous allez devenir son épouse ? Ce dont je me réjouis sincèrement...

Fiora fit honneur au souper de poissons et de venaison qu’on lui servit et se déclara ensuite satisfaite de la chambre que l’on venait de préparer pour elle, une pièce agréable avec ses rideaux à grands ramages et la tapisserie mille fleurs qui enjolivait le panneau faisant face aux fenêtres... Celles-ci, malheureusement, donnaient sur la seule cour comme les autres fenêtres du logis.

La jeune femme s’y enferma à clé, craignant que ce jeune homme, qui la contemplait avec un plaisir évident, ne voulut vérifier par lui-même les charmes dont son père se voulait captif. Mais personne ne vint frapper et elle s’en trouva grandement soulagée.

Livrée à elle-même pour la première fois depuis des jours – et surtout des nuits ! -, Fiora employa une grande partie de celle-ci à réfléchir. Ayant dormi toute la journée, elle n’avait plus sommeil et se retrouvait l’esprit clair pour faire face à une situation tout à fait inattendue. En arrivant à Thionville, elle espérait plaire à Campobasso, sans doute, mais de façon paisible, se l’attacher peu à peu et l’amener doucement là où Louis XI voulait le voir venir : abandonner la cause du Téméraire et rentrer en France avec elle, en emmenant, bien sûr, ceux de ses soldats qui lui étaient attachés. Le tout avec l’appât d’une honnête quantité d’or...

Cela aurait pu, aurait dû marcher si deux facteurs nouveaux ne s’étaient présentés : d’abord la présence de Galeotto, de ses hommes d’armes et d’une partie de l’armée bourguignonne dans la cité luxembourgeoise : ils auraient empêché Campobasso de partir par tous les moyens. Ensuite la passion insensée qu’elle avait allumée dans le cœur et dans les sens du condottiere. Violente, exclusive, voire dangereuse, elle avait joué dans le sens contraire de ce qu’espérait Fiora : au lieu de la suivre, Campobasso n’avait plus pensé qu’à une chose : garder pour lui seul celle qu’il aimait, la cacher le temps qu’il le faudrait puis l’épouser au grand jour : tout cela sans quitter pour autant le clan bourguignon. D’ailleurs, si la paix avec la France était faite, sa trahison ne serait que de peu de prix et le priverait des grands avantages offerts sans doute par un prince lancé à la conquête d’un royaume. Et maintenant, Fiora se retrouvait au cœur d’un pays inconnu, enfermée dans un château fort sans aucune possibilité d’assistance pour en réchapper. Privée de l’astuce d’Esteban et de la force prodigieuse de Mortimer ainsi que de leur courage à tous les deux, elle était presque désarmée car elle se voyait mal tentant sur le vieux Salvestro une entreprise de séduction dans l’espoir de se faire ouvrir la porte.