– Fiora ! Le temps passe ! Cesse ce jeu cruel !

– C’est vrai : tu as soif ! Attends ! ... Je vais te faire boire. Cette fois elle se détourna pour remplir la coupe d’étain mais, en même temps, prit sur le coffre son aumônière dans laquelle elle gardait son parfum ainsi qu’une petite fiole, cadeau de Démétrios, bien entendu, et qui contenait un somnifère dont elle versa deux gouttes. Ses grands cheveux formaient un abri suffisant pour que Campobasso ne vît pas ce qu’elle faisait. Enfin, élevant la coupe entre ses deux mains, elle s’approcha de lui et lui tendit le vin.

– Bois ! fit-elle doucement. Pendant ce temps, je vais te déshabiller. Ensuite... nous irons au lit !

Il avala le breuvage d’un trait puis, jetant la coupe, enleva la jeune femme dans ses bras et alla s’effondrer avec elle sur le lit qui protesta. Mais l’effet du somnifère n’était pas assez rapide pour que Fiora évitât l’assaut furieux que son amant lui infligea.

Quand il fut endormi, elle se glissa hors du lit, s’en fut rincer le gobelet avec un peu de vin qu’elle jeta par la fenêtre, en reversa dans le récipient qu’elle posa au chevet et vida le restant du pot au-dehors. La pluie faisait rage et diluerait les traces. Puis elle revint se coucher, but un peu de vin, renversa la coupe sur les draps, et fit semblant de dormir.

Naturellement, quand Salvestro entra pour rappeler son maître au devoir, il fut impossible de le réveiller :

– Il a bu comme une éponge, soupira Fiora. Il est ivre mort !

– Il est surtout ivre de fatigue. Et vous y êtes pour quelque chose... N’importe ! Il faut qu’il reparte sinon il est perdu. Aidez-moi à l’habiller !

Détournant les yeux pour ne pas voir Fiora se lever, il commençait déjà à passer les chausses au corps inerte qui émettait des grognements de protestation entre deux ronflements. A eux deux, ils réussirent à l’habiller puis Salvestro alla chercher le sergent qui commandait la petite garnison pour qu’il l’aide à enfermer Campobasso dans son armure. Cachant sa déception, Fiora les regardait faire. Elle découvrait que la pire ruse féminine était impuissante contre le dévouement aveugle d’un vieux serviteur.

Habillé et armé, le condottiere fut hissé et attaché sur un cheval que Salvestro, qui s’était équipé en un clin d’œil, prit par la bride :

– Je vais le reconduire jusqu’à ce qu’il se réveille. S’il faut aller jusqu’à Conflans, j’irai jusqu’à Conflans, dit-il au sergent.

Et, se penchant sur sa selle, il lui glissa quelques mots à l’oreille et quitta le château.

Avec un haussement d’épaules résigné, Fiora retourna se coucher dans son lit taché de vin...

Salvestro revint dans la journée. Campobasso avait repris conscience à l’aube et regagnait son camp à francs étriers, sans rien comprendre à ce qui lui était arrivé.

Cependant son escapade allait avoir, pour son orgueil, de rudes conséquences. Durant cette nuit, du secours était arrivé à Gratien d’Aguerre, le vaillant gouverneur de Conflans, en la personne de Gérard d’Avilliers, gouverneur de la ville frontière de Briey[xii] qui venait à son aide avec une partie de ses troupes. Campobasso réussit néanmoins à regagner son camp mais ce fut pour voir arriver sur ses arrières le duc René II en personne, revenu de France avec quatre cents lances (environ deux mille cinq cents hommes) placées sous le commandement de Georges de La Tremoille, qui lança sur lui cette force nouvelle augmentée d’un corps de chevaliers et d’arbalétriers lorrains. Comprenant qu’il allait y laisser la vie, le condottiere se hâta de lever le siège... et essuya l’une des plus terribles colères du duc de Bourgogne. Traité de lâche et d’incapable, Campobasso, la rage au cœur, ne put que courber le dos sous l’orage en jurant qu’il se rattraperait.

Quand la nouvelle en parvint à Pierrefort, Salvestro jeta feu et flammes et Fiora fut un instant en danger :

– II me tuera peut-être ensuite mais s’il recommence pareille folie pour vous, je jure que je vous étranglerai de mes mains ! brailla-t-il en lui mettant sous le nez deux puissantes tenailles velues capables de briser le cou d’un ours mais qu’elle considéra froidement :

– Vous me rendriez peut-être service, fit-elle. Croyez-vous que je puisse aimer ce genre de vie ?

Et, haussant les épaules, elle tourna les talons et se dirigea vers la chapelle attenante au logis. Les bâtisseurs du château avaient dû être des gens fort pieux car, outre cette chapelle, un oratoire avait été édifié entre les cuisines et le corps de garde à l’usage des serviteurs et des soldats.

Ce n’était pas la première fois que Fiora entrait dans le petit sanctuaire mal éclairé, lourdement voûté d’ogives dont personne ne prenait soin. Un autel nu, une croix de pierre et, sur les murs, des fresques en partie désagrégées par l’humidité, un vieux banc mangé des vers... c’était tout ce que l’on y voyait. Pourtant la jeune femme aimait à y venir à cause de la qualité de silence qu’elle y trouvait. Et elle restait assise de longues heures sur le vieux banc sans prier – elle en avait perdu l’habitude et n’essayait même pas de la retrouver – les mains nouées sur ses genoux, cherchant à démêler un fil clair dans l’écheveau embrouillé de sa vie naufragée.

Ce brin lumineux auquel, avec obstination, elle s’était accrochée durant tant de jours, c’était l’amour de Philippe mais cela même n’avait plus de sens puisqu’il était marié, ou remarié. Elle n’avait plus le droit de penser à lui et, malgré tout, il était toujours au fond de son cœur, comme la pointe de flèche qu’aucun chirurgien ne saurait arracher sans causer la mort du patient. Et Dieu sait si elle en souffrait parfois ! L’espérance qu’elle avait emportée avec elle en quittant Florence s’était éteinte sans parvenir à guérir l’invisible blessure qu’empoisonnait à présent le souvenir de Campobasso et des joies charnelles qu’elle en avait reçues. Que ferait-elle quand le Téméraire aurait reçu son châtiment ? Le couvent ? A aucun prix ! Le souvenir de Santa Lucia renforçait la répulsion qu’elle avait toujours eue pour la vie monastique. Rejoindre Démétrios et continuer avec lui son errance à la recherche du savoir ? Cela ne la tentait guère et d’ailleurs Démétrios n’avait pas besoin d’elle. Alors... mourir serait peut-être la meilleure solution, mais à condition que cette mort vînt la prendre sous le ciel de Florence afin que ses cendres pussent reposer dans la terre même qui recouvrait le corps du seul homme qui l’eût aimée vraiment et sans rien demander en échange : Francesco Beltrami... son père. Quant à Campobasso, jamais plus il ne la toucherait, dût-elle se tuer si c’était la seule façon de l’éviter.

Cette décision, elle la changea en serment quand on apprit ce qui s’était passé à Briey tandis que le duc Charles, à la tête du gros de son armée, descendait vers le sud pour contourner Nancy et s’attaquer à Épinal. Campobasso chargé de réduire la ville frontière s’y était attaqué avec la rage et la fureur nées de son humiliation. Briey n’avait pour garnison que quatre-vingts Allemands et ses habitants, plus la troupe que lui avait laissée René II avant de repartir quêter d’autres soldats car, ayant conscience de la faiblesse de son armée, il l’avait répartie dans ses villes principales avant de s’éloigner. L’artillerie non plus n’était pas fameuse : trois ou quatre pièces. Le condottiere avec ses six mille hommes l’emporta sans beaucoup de peine mais il se souvenait de l’aide que Gérard d’Avilliers, le gouverneur, avait apportée à Conflans. Une fois entré dans la ville qui s’était défendue courageusement et que ses soudards mettaient au pillage, il fit pendre à des arbres tous les soldats de la garnison sous les yeux de leurs chefs et surtout de Gérard d’Avilliers dont un bras avait été emporté par un boulet de canon. L’horreur submergeait la Lorraine en ce mois d’octobre tandis que le Téméraire, qui avait tourné la capitale par Custines et la Neuveville, ravageait le sud du duché qu’il voulait s’assurer avant d’attaquer Nancy. Toute la Lorraine en criait vers le ciel tandis que son peuple essayait de fuir la férocité des vainqueurs.

Du haut des remparts de Pierrefort, Fiora pouvait voir des files de paysans misérables, n’ayant plus ni toit ni foyer, traînant avec eux des enfants et des vieillards, des blessés aussi et se cherchant au moins un abri contre cette pluie qui ne cessait pas et qui grossissait rivières et ruisseaux. Certains venaient vers le château, suppliant qu’on voulût bien leur ouvrir et les secourir mais Salvestro était impitoyable et les chassait à coups de pierres et de flèches, sans se soucier de la fureur écœurée de Fiora.

– Quelle sorte de mère t’a porté, vieux misérable ! lui jeta-t-elle à la face devant ses archers. Même les loups ne tuent que s’ils ont faim. Toi et ton ignoble maître, vous tuez par plaisir parce que vous vous croyez à l’abri du châtiment...

– Mon ignoble maître ? Tu ne le trouves pas si affreux quand il te baise, sale petite putain florentine. Je sais quelle chanson tu chantes quand il te couvre. Et il y reviendra encore !

– Jamais, tu entends ? Jamais plus il ne me touchera. Sur le salut de mon âme !

– Ton âme ? ricana le vieux. Il ne lui reste plus grand-chose à perdre ! Celle d’une coureuse de routes, d’une espionne prête à faire n’importe quoi. Ote-toi de là avant que je ne perde patience.

Alors, à toute volée, elle le gifla puis lui cracha au visage avant de s’enfuir en courant, poursuivie par la voix rauque de fureur de Salvestro :

– Il va venir ! Il va venir bientôt, celui qui est ton maître et le mien, et je saurai quoi lui dire !

Haussant les épaules, elle courut s’enfermer dans sa chambre mais elle passa d’abord par la cuisine où elle rafla un couteau, bien décidée à s’en servir contre quiconque l’attaquerait et, s’il n’y avait plus d’espoir, contre elle-même.

Mais Campobasso ne revint pas... Ce qui vint, par un matin chargé de brume des premiers jours de novembre, ce fut, sous la bannière de Bourgogne, une troupe de cavaliers escortant un officier déjà âgé, à la mine hautaine, devant lequel il fallut bien ouvrir les portes quand il eut crié :

– De par Monseigneur Charles, prince et duc de Bourgogne, comte de Charolais, moi, Olivier de La Marche, chevalier de l’honorable ordre de la Toison d’or et capitaine des gardes de mondit seigneur le duc, vous somme d’ouvrir à notre requête l’accès de ce château !

Rassemblant en hâte un piquet d’honneur et passant son meilleur tabard, Salvestro fit abaisser le pont et lever la herse. Aussitôt les cavaliers s’engouffrèrent et s’avancèrent jusqu’au milieu de la cour.

– J’ai à parler, dit le chef, à celui qui commande cette place.

– C’est moi, monseigneur. Salvestro da Canale, écuyer de Mgr le comte de Campobasso et tout à votre service.

– Je l’entends bien ainsi. Vous devez me remettre une femme, une certaine Fiora Beltrami. Elle est bien ici ?

– Certes... mais j’ai reçu ordre de veiller sur elle et de la garder par-devers moi tant que mon maître ne me donnera pas ordre de la libérer.

Le capitaine se pencha et, sans effort apparent, saisit Salvestro par le col de sa tunique et le souleva de terre :

– Moi, c’est au duc de Bourgogne que j’obéis et il m’a commandé de quérir cette femme et de la lui amener ! As-tu entendu ?

– Il a très bien entendu, coupa la voix froide de Fiora qui s’avança de quelques pas hors du logis. Je suis Fiora Beltrami. Que me voulez-vous ?

Sans songer à cacher sa surprise en face de cette mince jeune femme à l’allure fière et toute de noir vêtue qui posait sur lui le calme regard des plus grands yeux qu’il ait jamais vus, Olivier de La Marche baissa involontairement le ton pour déclarer :

– J’ai ordre de vous arrêter et de vous conduire par-devers mon maître.

– M’arrêter ? Ai-je donc commis quelque crime ?

– Je l’ignore. Etes-vous prête à me suivre de bon gré ?

– Et même avec plaisir ! fit-elle avec un étroit sourire dont elle adressa la fin à Salvestro qui luttait visiblement contre une colère. Puis-je emporter ce qui m’appartient ? C’est peu de chose, d’ailleurs.

– Sans doute. Un de mes hommes va vous assister. Pendant ce temps j’entends qu’on amène ici un cheval tout sellé.

Un moment plus tard, Fiora revenait, enveloppée de sa mante noire et suivie d’un soldat qui portait son léger bagage. Un cheval attendait. Elle se dirigea vers lui mais le capitaine qui avait mis pied à terre s’interposa. Il tenait à la main une cordelette :

– Je dois vous attacher. Si vous promettez de ne pas tenter de vous échapper, je lierai vos mains devant vous...

– Ah ! ... C’est à ce point ?