– Des marchands ! Des boutiquiers ! fit le duc avec un écrasant dédain. Voilà ce que vous avez épousé, Philippe de Selongey, vous dont les ancêtres étaient aux croisades ! La fille est belle, j’en conviens, mais il en est d’autres...
– Ces autres vous apportent-elles en mariage cent mille florins d’or ? gronda Fiora souffletée par ce mépris. Chez nous, la noblesse tient à honneur de contribuer à la richesse de l’État en menant de grandes affaires et plus d’une Florentine a épousé un prince.
– Baissez le ton, s’il vous plaît ! Vous n’êtes pas ici devant l’un de ces Médicis nés à l’ombre d’un comptoir ! En outre, vous oubliez un peu facilement que vous avez été dénoncée comme étant une espionne de Louis XI chargée par lui de séduire Campobasso... et que vous avez scrupuleusement accompli votre mission. Nierez-vous qu’au soir même de votre arrivée chez votre « cousin » vous l’avez accueilli dans votre lit ? Nierez-vous que durant trois jours et trois nuits les portes de votre chambre ne se sont point ouvertes ? Nierez-vous qu’il vous a fait conduire à son château de Pierrefort où, pour coucher encore avec vous, il a abandonné son poste devant Conflans ? Tout à l’heure encore, n’était-il pas à cette même place, prêt à se traîner à genoux pour que je vous rende à lui et lui accorde de vous épouser ? « Nous nous aimons, disait-il. Nous sommes l’un à l’autre »... Que vous faut-il de plus ? Dois-je l’appeler pour qu’il nous conte ici, par le menu, ce que furent ces jours et ces nuits de Thionville ?
Brusquement, Selongey perdit son immobilité de statue et plia un genou :
– Avec votre permission, monseigneur, je me retirerai. Et sans attendre son congé, il tourna les talons et quitta la tente. Sa figure était celle d’un homme que l’on vient de frapper à mort. Fiora, envahie par le désespoir, le regarda sortir mais ses yeux étaient secs. Pour rien au monde, elle ne laisserait voir sa souffrance à cet homme féroce qui attendait sans doute des cris, des pleurs et des supplications mais pas ce silence atterré qui changeait la jeune femme en statue. Quand Philippe eut disparu, elle se tourna vers le duc, très droite dans sa longue robe noire et leva vers sa splendeur pourpre ses yeux aussi gris que le ciel d’hiver :
– Il semblerait, monseigneur, qu’il fasse meilleur servir un prince né derrière un comptoir que le Grand Duc d’Occident. Votre Altesse déteste sans doute messire de Selongey ?
– Lui ? Il a notre estime et notre amitié.
– C’est l’évidence même. Que serait-ce si vous le haïssiez ?
– Ne vous flattez pas trop. Il préférera souffrir que vivre aussi publiquement bafoué. L’adultère, chez nous, est puni de mort.
– Sauf quand il est princier, si j’en crois la légende du père de Votre Seigneurie. Eh bien, faites-moi exécuter : cela arrangera tout.
– Et serait d’un bon exemple car je hais l’adultère et vous me faites horreur, si belle que vous soyez ! Nous verrons la suite à donner à ceci. Pour l’instant, vous allez rester dans ce camp sous bonne garde. Ceux qui veilleront sur vous m’en répondront sur leur tête car je ne vous permettrai pas d’échapper au sort que vous méritez. Mais pour l’heure, nous avons une ville à prendre... Soyez cependant certaine que nous ne vous oublierons pas !
Remise à nouveau au seigneur de La Marche, elle allait sortir quand le Téméraire l’arrêta :
– Un instant ! Avant que de vous rendre en France, aviez-vous déjà quitté Florence ?
– Non, monseigneur. Jamais...
– Bizarre ! ... Il me semble pourtant vous avoir déjà vue... il y a fort longtemps...
– On dit qu’en ce bas monde nous avons tous un sosie, Votre Seigneurie aura rencontré une femme qui me ressemble... Dans une rue peut-être ? ... Ou dans quelque marché ? Ou derrière un comptoir ? ...
Haussant les épaules, il lui fit signe de sortir. Alors sans incliner la tête si peu que ce soit, elle lui offrit la plus gracieuse et la plus parfaite des révérences puis quitta le pavillon ducal environnée de gardes. La nuit était venue mais les entours du grand tref étaient éclairés par de nombreuses torches et de larges feux près desquels se chauffaient les hommes étaient allumés un peu partout.
Quand Fiora apparut au-dehors, Campobasso, qui attendait sur ce même tronc d’arbre où s’étaient assis tout à l’heure Philippe et Mathieu, s’élança vers elle mais La Marche l’écarta :
– Eloignez-vous ! Les ordres de Monseigneur le duc sont formels : aucun entretien n’est permis...
– Où la conduisez-vous ?
– Ici près, mais ceux qui seront chargés de veiller sur elle en répondront sur leur vie... Il vous est interdit de l’approcher.
Le condottiere recula comme si on l’avait frappé : Fiora était passée devant lui sans même lui accorder un regard. Alors il voulut s’élancer vers l’intérieur du pavillon mais, prévoyant son geste, les gardes avaient déjà croisé leurs lances... Fou de rage, il les insulta sans réussir à troubler leur impassibilité, ce que voyant il s’élança sur les traces de l’escorte afin d’apprendre au moins où l’on conduisait celle qu’il aimait.
Il n’alla pas loin. Derrière le grand tref pourpre, des tentes beaucoup moins spacieuses étaient attribuées à certains des officiers de la maison ducale. Ce fut dans l’une de celles-ci, laissée libre par la mort récente de son propriétaire, que La Marche fit entrer sa prisonnière, éclairant d’une torche prise au-dehors un intérieur assez confortable où se voyaient un lit de camp garni de coussins et de couvertures, deux coffres dont l’un contenait des ustensiles de toilette, un grand chandelier de fer, un brasero éteint et un tapis posé sur le plancher qui isolait la tente de l’herbe rase sur laquelle on l’avait plantée. Une provision de bois attendait contre l’une des parois...
L’un des soldats alluma le feu tandis qu’à l’aide de sa torche le capitaine des gardes enflammait les chandelles :
– Je vais vous faire porter à souper, dit La Marche à Fiora qui s’était assise, frissonnante, sur le lit. J’enverrai aussi votre bagage et, demain, une femme viendra s’occuper de vous.
– Grand merci. Mais pourquoi tant de soins ? Ne suis-je pas prisonnière ?
– Nous n’avons guère de cachots à notre disposition. En outre, les ordres de monseigneur sont que vous ne manquiez de rien. Je dois y veiller personnellement...
– C’est trop de bonté... mais consentiriez-vous à y mettre un comble en me disant où loge messire de Selongey ? Est-ce loin d’ici ? ...
– Je n’ai pas le droit de vous l’apprendre, madame. Vous êtes ici au secret en quelque sorte avec défense d’en sortir ou de communiquer avec qui que ce soit en dehors de moi ou de qui aura la permission d’entrer...
Fiora hocha la tête, signifiant qu’elle avait compris puis se leva et alla offrir ses mains froides à la chaleur du brasero qui emplissait son étroit logis d’une bonne odeur de bois brûlé. La tête vide comme cela doit être lorsque l’on a subi un naufrage, elle n’essayait même pas de penser, uniquement occupée de sentir son corps transi et douloureux se réchauffer lentement. Dans ses os et dans sa chair, elle ressentait une immense fatigue qui allait jusqu’à une sorte de souffrance ; tout cela bien au-delà de la lassitude procurée par une chevauchée de cinq ou six lieues, mais le passage avait été cruel d’une joie éblouissante à un profond chagrin et Fiora ne désirait plus qu’une seule chose : dormir ! plonger pour des heures dans ce sommeil des bêtes harassées qui ressemble à la mort ! Tôt ou tard, il faut bien émerger mais il arrive alors que le courage et les forces soient restaurés. Sinon, il ne reste plus qu’à chercher un sommeil plus profond encore et, surtout, irrémédiable...
Elle allait se jeter sur son lit quand, dans l’encadrement de toile, un jeune garçon, vêtu avec élégance d’un justaucorps de velours violet brodé d’argent sur des chausses gris clair et des bottes courtes de daim violet, apparut un plateau entre les mains :
– La noble dame m’accorde-t-elle permission d’entrer ? demanda-t-il en s’inclinant avec aisance.
Il avait parlé italien et Fiora, presque machinalement, lui sourit. C’était le premier mâle qui la traitait avec respect.
– Bien sûr ! fit-elle. Est-ce que nous serions compatriotes ?
– Pas tout à fait. Je suis romain : Battista Colonna, des princes de Paliano, page de mon cousin, le comte de Celano, mais récemment passé au service de Mgr le duc de Bourgogne. A présent, si vous y consentez, madame, nous parlerons français pour ne pas inquiéter les sentinelles, ajouta-t-il dans cette langue tout en posant son plateau sur un coffre.
– Le service du comte de Celano ne vous convenait plus ?
– Ce n’est pas cela mais je chante assez bien et Mgr Charles, qui entretient un chœur de jeunes chanteurs, aime que je joigne ma voix aux leurs. Je suis, pour ainsi dire, prêté.
– Et l’on vous a chargé de m’apporter à souper, vous qui êtes de très noble famille si je vous ai compris ? Qui vous a donné l’ordre ?
– Messire Olivier de La Marche. Nous n’avons guère au camp que des valets d’armes et faute de femme sachant servir une noble dame florentine, messire Olivier a pensé qu’il vous serait plus... quel terme a-t-il employé ? ... Ah oui : réconfortant d’être servie par un garçon né dans la péninsule.
– Voilà une attention que je n’aurais jamais imaginée il y a seulement cinq minutes. J’espère seulement que le duc Charles n’en sera point contrarié ?
– Messire Olivier ne fait jamais rien sans l’autorisation de monseigneur. A présent, donna Fiora, je vous souhaite bon appétit et un bon repos !
– Vous connaissez mon nom ?
– Messire Olivier n’oublie jamais rien, fit le jeune Colonna avec un salut qui était presque une pirouette et un joyeux sourire.
Un peu revigorée par la visite inattendue de ce gamin -il pouvait avoir une douzaine d’années – chaleureux et charmant, Fiora remercia mentalement l’impassible capitaine de la garde ducale en se promettant bien de le faire de vive voix quand l’occasion lui en serait donnée. Puis elle découvrit qu’elle avait faim et dévora littéralement le pâté d’anguilles, les rissoles et les fruits séchés que le page avait apportés avec une petite cruche de vin de Bourgogne. Après quoi, se jetant tout habillée sur le lit en s’enveloppant d’une couverture, elle laissa sa fatigue l’emporter vers un paradis paisible où les anges chantaient la gloire de la bienheureuse Vierge Marie... Dans sa chambre somptueuse, le Téméraire, le menton dans la main, écoutait la maîtrise de sa chapelle composée de vingt-quatre jeunes garçons sous la direction du maître Adam Busnois, interpréter un motet à Notre-Dame... Les voix célestes emplissaient la nuit froide annonciatrice d’un hiver précoce et dans l’immense camp étendu bien au-delà de l’étang Saint-Jean jusqu’au pied des coteaux de Malzéville, chacun retenait son souffle pour puiser dans tant de beauté un peu de réconfort pour les combats à venir.
Durant plusieurs jours, Fiora demeura enfermée sous sa tente sans voir personne d’autre que le jeune Battista Colonna qui lui apportait ses repas et la fille visiblement terrifiée et apparemment muette qui venait vaquer à un semblant de ménage, lui portant du bois et de l’eau, nettoyant l’âtre et les bassins sans que Fiora réussît à lui tirer seulement une parole.
Heureusement, Battista était un peu plus bavard. Fiora, à demi assourdie par la canonnade qui faisait rage tout le jour, apprit de lui que Nancy se défendait bien. Le bâtard de Calabre qui en était le gouverneur était un habile homme de guerre. Non content d’avoir, à l’approche de l’armée bourguignonne, fait ajouter aux bastions, demi-lunes, redoutes et contrescarpes déjà existant des terrasses, des cavaliers[xvi] et des parapets en tout genre, son artillerie, aux mains d’un maître canonnier nommé Desmoulins qui était peut-être le meilleur artificier de son siècle, rendait coup pour coup à l’assaillant. Les deux canons que Desmoulins avait fait monter sur la Grande Tour regardant la commanderie avaient déjà obligé deux fois le Téméraire à changer la place de ses tentes et mis en pièces le « Courtois », la longue couleuvrine avec laquelle les Bourguignons attaquaient ladite tour et celle de la porte Saint-Nicolas. Le jeune Romain ne cachait pas qu’un certain découragement commençait à poindre chez les assaillants. Allait-on recommencer l’interminable siège de Neuss ? Dans la ville, par ailleurs, l’espoir renaissait en dépit des réserves de vivres qui commençaient à diminuer. La pluie d’ailleurs venait à l’aide des gens de Nancy, transformant le camp ennemi en cloaque...
Malheureusement pour eux, les Bourguignons reçurent du renfort : le Grand Bâtard Antoine de Bourgogne, demi-frère du Téméraire et son meilleur général, arriva du sud, amenant avec lui les troupes lombardes fraîches qu’il était allé chercher à Milan. Avec son aide, Charles put achever l’encerclement de la cité, trop serré pour que le moindre ravitaillement pût être apporté...
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