Escorté de l’aubergiste qui avait retrouvé sa bonne humeur, tout le monde pénétra dans l’auberge où Magdelaine, qui ressemblait fort à son frère de par son tour de taille et son bon visage épanoui, embrassa Léonarde et offrit à Fiora sa meilleure révérence. Puis elle les précéda dans l’escalier pour les conduire à la plus belle chambre de la maison, une grande pièce blanchie à la chaux mais réchauffée d’une tapisserie de laine, à personnages, meublée d’un grand lit à courtines de velours vert et de quelques beaux meubles bourguignons luisants de bonne santé et de cire fine dont le parfum embaumait plus encore que le grand bouquet de genêt qui mettait un éclaboussement de soleil sur un coffre de chêne sculpté.

Léonarde la reconnut aussitôt car, en dépit des années écoulées, cette chambre, grâce au plus soigneux entretien, était celle-là même où Francesco Beltrami avait rapporté l’enfant arrachée à la fureur haineuse de Regnault du Hamel, le mari de sa mère, et où la petite Fiora avait reçu le baptême. Elle l’apprit à cette grande Fiora qui regardait autour d’elle avec des yeux pleins d’émotion et choisit de l’y laisser seule un moment pour redescendre à la cuisine où elle était certaine de rencontrer maître Huguet. Tout à l’heure, en effet, elle lui avait trouvé un son de voix bizarre quand il avait constaté que Francesco Beltrami n’était pas venu à la Croix d’Or depuis longtemps, un peu comme s’il en éprouvait de la satisfaction. Il aurait aussi bien pu ajouter, du même ton : « Dieu en soit loué ! » Et la vieille demoiselle tenait à savoir pourquoi.

Elle surprit son cousin occupé à mesurer les précieuses épices qu’il destinait à un pâté de veau dont un de ses marmitons avait entrepris la confection. Sachant l’importance d’une telle opération, elle attendit qu’il en eût terminé puis l’entraîna à part dans la petite pièce où l’aubergiste faisait d’ordinaire ses comptes :

– Tirez-moi d’un doute, mon cousin ! Tout à l’heure, lorsque vous avez dit n’avoir pas vu messire Beltrami depuis longtemps, il m’est apparu que vous n’en étiez pas autrement désolé ?

– Comment pouvez-vous penser cela, Léonarde ? C’était un si bon client...

– ... et un client qui, la dernière fois, vous a laissé une belle somme en paiement des petites choses inhabituelles qu’il vous avait demandées. Les... folies de ce brave homme vous ont rapporté pas mal d’or. Cela pourrait justifier pour le moins un regret ?

Les joues vernies de maître Huguet passèrent au rouge ponceau et il jeta un rapide regard à la cuisine en pleine activité pour s’assurer que personne n’écoutait :

– Pas mal d’or, en effet mais aussi pas mal d’ennuis. Avez-vous l’intention de séjourner ici longtemps ?

– Eh bien, fit Léonarde estomaquée, vous pouvez vous vanter d’avoir une curieuse façon de comprendre l’hospitalité, sans parler de votre sens du commerce ! Nous pouvons payer largement, vous savez ?

– Je n’en doute pas mais vous comprendrez mieux tout à l’heure qu’en disant cela je ne pense pas seulement à moi mais aussi à vous et surtout à cette belle jeune femme. Qui pourrait imaginer, à lui voir cette allure de reine, qu’elle est la même que ce pauvre petit être...

– Vous célébrerez la beauté de donna Fiora plus tard ! Dites-moi plutôt ce qui s’est passé ici après notre départ !

La voix de l’aubergiste baissa de plusieurs tons au point que sa compagne dut se pencher pour mieux l’entendre :

– Une véritable catastrophe ! On avait négligé de nous dire que la petite fille « trouvée » était, en réalité, l’enfant de ces deux malheureux exécutés le jour même... Et nous ne savions pas davantage que messire Beltrami avait abandonné le sire du Hamel, ligoté et bâillonné, dans l’ancien hospice des pestiférés où il a failli mourir de froid...

-Failli seulement ? C’est bien dommage ! Quant au reste, je ne vois pas pourquoi on vous en eût fait part. Messire Francesco était homme à savoir ce qu’il faisait et ne jugeait pas utile de le crier sur les toits. Ainsi du Hamel en a réchappé ? Qui est l’auteur de ce joli coup ?

– Un paysan qui passait par là en allant aux tanneries et qui a entendu des gémissements. C’est lui qui a appelé à l’aide. Mais vous étiez déjà partis depuis plus de vingt-quatre heures...

– C’est encore heureux ! Et comment cela s’est-il passé ?

– Assez mal. Messire Regnault, une fois réchauffé et réconforté, a jeté feu et flammes. On a fouillé cette maison, en dépit de mes protestations, pour retrouver l’homme qui « avait osé s’opposer à la justice du prince » et, bien sûr, on ne l’a pas retrouvé.

– C’eût été étonnant ! fit Léonarde avec un demi-sourire.

– Moi, j’ai dit uniquement ce que j’étais censé savoir : le marchand florentin avait quitté Dijon la veille et à l’aube, sans doute pour se rendre à Paris où il avait affaires. De l’enfant, ni moi ni ma femme n’avons touché mot, bien que le sire du Hamel soit fort acharné à la retrouver. Nous n’avons rien su dire non plus de ce qu’était devenu le Père Charruet sinon qu’il était parti en même temps que son nouvel ami. C’était d’autant plus facile que nous ne savions absolument rien de ses intentions.

– Et votre parent, le chanoine de Saint-Bénigne qui vous a vendu au poids de l’or sa vieille litière ? Il n’a rien dit ?

– Encore aurait-il fallu que l’on sût l’affaire. Personne n’a même songé à lui...

– Et votre personnel qui a néanmoins vu certaines petites choses, à commencer par mon départ, n’a-t-il pas été interrogé ?

– Si fait mais, ajouta maître Huguet d’un air de dignité offensée, vous devriez savoir, ma cousine, que n’entre pas ici qui veut. Je suis très difficile sur le choix de mes gens et, une fois qu’ils font partie de la maison, ils se feraient hacher menu plutôt que de risquer d’en être chassés. On aurait pu penser qu’ils étaient tous sourds, muets et aveugles. Ils ont juré en chœur que messire Beltrami était parti pour Paris où il comptait confier à quelque couvent enfant qu’il avait trouvée...

– N’a-t-on pas couru après nous ?

– Si. Le prévôt de la ville a envoyé des hommes à vos trousses... mais dans la mauvaise direction...

– Eh bien, mais... tout est pour le mieux ? Pourquoi donc avez-vous si grande hâte de voir nos talons ? D’autant que l’histoire ne date pas d’hier – ni même d’avant-hier ! ...

– Pour certains, tel messire Regnault, elle est toujours actuelle et s’il venait à apprendre qu’une jeune femme du nom de Beltrami est à la Croix d’Or...

-Je ne vois pas comment il pourrait l’apprendre ? Il habite Autun et ce n’est pas la porte à côté...

– Il habitait Autun quand il était conseiller dans cette juridiction. A présent il est conseiller du duc et « lieutenant » du chancelier au siège de Dijon. C’est un personnage important !

– Diantre ! C’est pour le consoler d’avoir été si fort cocu qu’on l’a ainsi honoré ? En vérité, on croit rêver ! Et, si je vous ai bien compris, il habite donc ici ?

– Pas dans cette maison mais pas très loin. Il a acheté, rue du Lacet, près de la Vieille Poissonnerie, la maison d’un ancien chevaucheur du duc Philippe le Hardi. C’est là qu’il vit depuis près de dix ans et, hormis pour se rendre à la chancellerie, il n’en sort pour ainsi dire jamais...

– En ce cas, pourquoi vous en inquiéter ?

– Parce qu’il est très lié avec le fonctionnaire chargé des auberges et des étrangers. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre que nous tenons registre des voyageurs ? Je ne me vois pas du tout y inscrivant le nom de Beltrami.

– Eh bien, ne l’écrivez pas ! répondit vivement Léonarde. Et comme le mien, si modeste qu’il soit, pourrait peut-être aussi vous compromettre... prenez plutôt celui du docteur Lascaris ? ... Oui, c’est cela : vous avez reçu ce soir messire Démétrios Lascaris, médecin grec au service de Mgr Lorenzo de Médicis, sa nièce, la gouvernante de celle-ci, autrement dit moi, son écuyer et... son secrétaire ? Cela vous convient ?

– Le secrétaire, c’est celui qui était en croupe de l’autre et qui a l’air d’un paysan ?

– Soyez certain que, dès demain, il aura tout à fait l’allure de l’emploi, fit Léonarde goguenarde. Pour l’instant, évidemment...

– Qui est-il ? Je lui trouve un drôle d’air...

– Ne vous souciez donc pas de cela ! Si je vous le disais, vous seriez capable de vous évanouir dans votre marmite et cela gâterait la soupe. Au fait, on vous réclame là-bas si j’en crois les bruits que j’entends.

– Je viens, je viens ! cria maître Huguet qui ajouta, plus bas : Qu’avez-vous décidé ?

– Je vous le dirai demain. Vous m’avez appris des choses fort intéressantes dont je dois discuter avec donna Fiora et nos compagnons... Ah ! pendant que j’y pense : veillez à nous servir dans notre chambre et tous ensemble. Vous redoutez par trop les curiosités. Et puis, nous serons plus tranquilles !

– Moi aussi, approuva maître Huguet qui ne put cependant s’empêcher de ronchonner, en homme qui se méfie d’instinct de l’exotisme, qu’un médecin grec cela ne faisait pas très sérieux. Du coup Léonarde se fâcha :

– Le roi de France s’apprête bien à le prendre au sérieux, lui ? Pourquoi pas vous ? Mais si vous tenez tellement aux honneurs, vous pouvez toujours l’appeler Monseigneur, parce que j’ai négligé de vous spécifier qu’il est aussi prince, descendant d’un empereur de Byzance.

Et, sur cette flèche du Parthe qui laissa son cousin sans voix, Léonarde, abandonnant la cuisine d’où montait, avec des fumets délectables, le joyeux tintamarre du coup de feu, s’en alla rejoindre Fiora mais ne la mit pas tout de suite au fait de ce qu’elle venait d’apprendre, préférant s’accorder un temps de réflexion. Elle savait en effet que, sur la liste de ceux dont la jeune femme entendait purger la terre, Regnault du Hamel venait en première place. Comment allait-elle réagir en apprenant que son ennemi se trouvait si près d’elle quand elle pensait devoir le chercher à Autun ?

La tentation de ne rien dire était grande pour la vieille demoiselle qui craignait profondément de voir son « agneau » s’engager dans le chemin du crime, mais, d’autre part, si elle la laissait faire le voyage d’Autun pour y apprendre finalement que du Hamel se trouvait à Dijon, cela ne ferait que retarder l’inéluctable. Elle connaissait trop bien la jeune femme pour entretenir la moindre illusion : Fiora irait jusqu’au bout de la tâche qu’elle s’était assignée, quelles qu’en puissent être les conséquences.

Léonarde se borna donc, sur le moment, à dire qu’elle avait demandé que l’on servît le souper dans leur grande chambre et s’en alla en informer leurs compagnons.

Le repas que l’on prit en commun fut excellent car maître Huguet y avait apporté un soin tout particulier et se déroula dans une atmosphère joyeuse. Fiora était heureuse d’avoir pu accomplir le pèlerinage qu’elle souhaitait et plus encore d’avoir rencontré ce jeune oncle vers lequel se penchait instinctivement son cœur compatissant. Elle voyait dans ce hasard heureux un signe du destin.

Assis en face d’elle, Christophe de Brévailles n’était pas loin de se croire en paradis. Les deux nuits précédentes, il les avait passées, dans un bois d’abord, puis dans un trou de haie, mangeant le pain qu’il avait emporté du couvent et quelques fruits sauvages, buvant de l’eau des ruisseaux. Il n’avait pas été malheureux parce que la saison était belle et qu’il était soutenu par ce désir accroché en lui depuis tant d’années : voir la tombe près de la fontaine Sainte-Anne et y prier car, s’il fuyait le couvent, il n’avait pas perdu pour autant la foi. Et voilà qu’au moment où il allait devoir décider de son avenir et se choisir un chemin – mais dans quelle direction ? – le ciel avait suscité cette belle jeune fille qui était l’image identique de ceux qu’il avait tant pleurés. Et le même sang coulait dans leurs veines. Grâce à elle, sa vie misérable venait de prendre un tour nouveau et il ne pouvait s’empêcher de trouver amusant, lui qui n’avait jamais rencontré que des gens de son terroir, de partager la même table avec un médecin venu de Byzance, un Espagnol de Castille, sans compter cette ravissante nièce tombée du ciel qui se voulait florentine, bien qu’elle ait vu son premier jour de douleur sur la paille d’une prison bourguignonne... Elle avait vraiment les plus beaux yeux du monde et que ce prénom de Fiora était donc joli ! ... Sans compter que ce repas était bien le meilleur qu’il eût jamais dévoré de toute sa vie !

De son côté, en vrai philosophe volontiers épicurien, Démétrios se contentait de goûter l’instant de chaude convivialité autour d’une table agréable. Il était satisfait que Fiora eût commencé sa quête tragique par un succès et en tirait les meilleurs augures pour ce qui leur restait à accomplir même si le but final pouvait, d’ici, apparaître démentiel : abattre Charles le Téméraire, l’homme qui était peut-être le plus puissant d’Europe et cela, selon toute vraisemblance, au milieu de l’armée qu’il ne quittait plus depuis qu’il s’était mis en tête de devenir roi. Mais Démétrios croyait fermement aux miracles et, plus encore, à son inflexible volonté...