Non pas. Je me suis engagé à maintenir Nancy dans la possession de ses privilèges et de la régir selon sesanciennes coutumes. J’en ferai la capitale de mon royaume. Pourquoi, toi qui es vaillant et de sang royal n’en redeviendrais-tu pas le gouverneur ? J’aime les hommes de valeur.
– Moi aussi et c’est pourquoi je pars. Il ne sera jamais dit, tant que je vivrai, qu’un prince lorrain, même bâtard, se sera incliné devant toi...
– D’autres le feront peut-être ? Tu sais que ton grand-père, le vieux roi René, songe à me léguer la Provence par testament afin que soit reformé l’antique royaume burgonde ?
– Libre à lui. Nous n’avons que faire de la Provence. Seule la Lorraine nous intéresse et tu n’en as pas fini avec nous !
Enlevant son cheval, le bâtard de Calabre partit au galop sur la route de France. Une tache de boue projetée par les sabots du destrier vint maculer le manteau de velours rouge que le Téméraire portait sur son armure... Celui-ci fronça le sourcil mais l’ombre qui passait sur son visage se dissipa rapidement :
– Nancy est à nous, mes fidèles ! lança-t-il à pleine voix. Songeons à présent à y faire notre joyeuse entrée ! Et que l’on sache que quiconque molestera l’un des habitants ou l’attaquera dans ses biens sera puni de mort !
A sa surprise, ce même soir décidément fertile en événements, Fiora apprenait que le légat du pape avait obtenu qu’elle fût placée sous sa protection immédiate et qu’elle suivît tous ses déplacements jusqu’à ce que l’issue du combat entre Selongey et Campobasso permît de statuer sur son sort. Le jeune Colonna demeurait momentanément attaché à son service et elle comptait bien obtenir de l’aimable prélat qu’on lui rendît Esteban.
Aussi, dès le lever du jour, Battista la conduisit rejoindre la petite troupe de prêtres et de moines qui composaient l’escorte de Mgr Nanni. Annoncée pour le commun des mortels comme une dame pèlerine désireuse de se recueillir devant les reliques de saint Epvre, elle prit place dans la litière de voyage du prélat cependant que celui-ci enfourchait une mule pour faire, dans la ville, une entrée plus proche du cœur des habitants. Par une de ces délicatesses inattendues et dont il avait le secret, le Téméraire avait décidé que Dieu, en la personne du légat, entrerait le premier dans la cité conquise avec l’espoir que ce geste apaiserait quelques rancœurs et disposerait favorablement pour lui les cœurs de ces ennemis d’hier dont, en toute bonne foi, il souhaitait faire les loyaux sujets de demain.
Aucune manifestation de joie, cependant, n’accueillit ce prélat qui précédait le vainqueur mais, devant lui, la foule, d’un mouvement unanime, s’agenouilla sous sa main bénissante :
– Reprenez espoir, mes enfants, répétait-il avec une pitié qui ressemblait à de la tendresse, le duc Charles ne vous veut aucun mal et vous n’aurez point à souffrir de son fait...
Derrière les rideaux de la litière frappée aux armes papales, Fiora regardait ces gens vêtus de noir, ces visages creusés par les privations, ces maisons dont certaines montraient des toits crevés par les boulets de canon et d’autres de plus graves blessures. L’odeur de la mort et des incendies semblait attachée aux murailles et elle eut honte d’entrer ainsi, cachée sans doute, mais présente, dans ce cortège qui préludait à celui du vainqueur. Heureusement, la litière pénétra directement dans le palais ducal qui se composait alors de quatre bâtiments ordonnés autour d’une cour centrale[xvii] et s’arrêta dans ladite cour tandis que le légat allait prendre place dans la collégiale Saint-Georges, voisine immédiate du palais, pour y accueillir le nouveau maître. Battista Colonna apparut aussitôt devant Fiora :
– Les fourriers de monseigneur Charles ont travaillé toute la nuit pour préparer des logements. Il y en a un pour vous. Voulez-vous qu’on vous le montre tout de suite ou préférez-vous regarder la « joyeuse entrée » ?
– Ce que j’en ai aperçu jusqu’ici n’augure pas une franche liesse mais je préfère néanmoins assister à l’arrivée du duc...
Elle eut juste le temps de gagner, dans une grande salle déserte, une fenêtre du premier étage : les six trompettes d’argent qui ouvraient la marche sonnaient sous la porte de la Craffe. Derrière elles venaient une centaine d’hommes d’armes précédant une compagnie de chevaliers empanachés sous les flammes brillantes de leurs pennons diversement colorés. Le Téméraire apparut à quelques pas derrière eux et sa splendeur coupa le souffle des assistants : montant son cheval favori, le Moro, caparaçonné de pourpre et d’or, il portait un ample manteau entièrement brodé d’or qui s’étalait sur la croupe du cheval, le grand collier de la Toison d’or et, sur la tête, la plus fabuleuse coiffure qui se puisse admirer : une haute barrette de velours couverte de perles, entourée d’une guirlande de rubis et de diamants et surmontée d’un fermail composé de trois gros rubis, célèbres d’ailleurs, et que l’on appelait les Trois Frères, de quatre perles énormes et d’un diamant pyramidal qui captait le moindre reflet lumineux. Sous ce chapeau de parade, plus précieux sans doute que la couronne impériale, le Grand Duc d’Occident rayonnait d’orgueil et jouissait visiblement de la stupeur émerveillée de la foule1 attendant des acclamations qui ne venaient pas : rien qu’un chuchotement qui courait sur la foule comme une risée de vent sur de l’eau calme... Dans le miroir de sa mémoire, Fiora revit la silhouette grise du roi de France et pensa qu’en vérité la comparaison n’était pas à l’avantage de celui-ci ; mais il n’était pas certain qu’une intelligence égale, un esprit aussi acéré fussent cachés sous cette éblouissante apparence de prince de légende...
Derrière le duc, sur des chevaux de parade magnifiquement caparaçonnés venaient le duc Engelbert de Nassau, le Grand Bâtard Antoine, le comte de Chimay Philippe de Groy, le duc Jean de Glèves, le prince de Tarente, le comte de Marie, fils du Connétable de Saint-Pol qui ignorait encore que son père, livré par le traité de Soleuvre au roi de France – qu’il avait abondamment trahi d’ailleurs -, était enfermé à la Bastille et subissait un jugement qui le mènerait à l’échafaud, Jean de Rubempré, seigneur de Bièvres, et beaucoup d’autres parmi lesquels, avec un serrement de cœur, Fiora reconnut Philippe...
Il n’avait pas sacrifié au souci d’élégance des autres seigneurs. Sous le tabard à ses armes – aigles d’argent sur champ d’azur – qui habillaient aussi son destrier, il portait le harnois de guerre. Seule, la visière relevée du casque ceint d’une couronne comtale permettait de reconnaître son profil arrogant. Retenant d’une main ferme son cheval qui encensait, il allait son chemin d’un air absent, ne regardant rien ni personne mais, dans le cadre d’acier bleui, son visage était très pâle et Fiora se souvint qu’il avait été blessé l’avant-veille... Son regard s’attacha à cette fière silhouette qui s’éloignait et elle ne vit pas, un peu après, Campobasso, rutilant et doré sur tranche, qui chevauchait en compagnie du marquis de Hochberg, du comte de Rothelin et de Jacopo Galeotto.
Mais lui l’aperçut et, pour qu’elle le regardât, s’agita tellement sur sa selle que son cheval fit un écart et bouscula ceux de ses voisins, d’où il résulta quelque désordre et Fiora, machinalement, tourna les yeux de ce côté. Alors quand elle reconnut Campobasso, elle se recula vivement et quitta la fenêtre. La seule vue de cet homme qui avait possédé son corps lui répugnait à présent parce qu’elle y prenait la mesure de sa propre honte. Elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il n’y eût pas de Thionville dans son existence.
– J’en ai assez, dit-elle à Battista qui était rentré avec elle, et j’aimerais gagner mon appartement.
– Êtes-vous si pressée ? Vous savez que des gardes vont être placés à votre porte comme il y en avait devant la tente ?
– Je n’ai guère d’illusions sur mon sort, Battista. Le duc me déteste et ne souhaite qu’une chose : me voir disparaître de son horizon, que ce soit par la mort ou par l’annulation...
– C’est possible... mais vous, que souhaitez-vous ? Vous n’êtes pas beaucoup plus âgée que moi et c’est bien prématuré pour désirer mourir...
– Je ne le désire pas mais je suis lasse de lutter contre un destin qui ne cesse de m’accabler. J’avais un père et je ne l’ai plus ; j’avais un époux et je l’ai perdu, par sa faute autant que par la mienne, et je m’aperçois qu’à vouloir me venger j’ai tout perdu. Alors, ce qui peut arriver est de peu d’importance. Je crois, voyez-vous, Battista, que je suis surtout très, très fatiguée... Je voudrais dormir et ne plus jamais me réveiller...
– Ce n’est pas raisonnable. Deux hommes vont se battre pour vous, pour votre amour...
– Non : pour leur amour-propre. Ce n’est pas du tout la même chose...
Cependant, arrivé devant la collégiale Saint-Georges[xviii], le duc Charles mit pied à terre et confia, selon la coutume du pays, son cheval à un chanoine, après quoi le prévôt du chapitre, Jean d’Haraucourt, le conduisit dans l’église pour y entendre la messe et y prêter le serment qu’au jour de leur couronnement prêtaient toujours les ducs de Lorraine. Il aurait pu s’en dispenser mais il tenait, pour rassurer les populations, à ne négliger aucune des coutumes locales pensant qu’on lui en saurait gré.
Agenouillé devant l’autel scintillant, il savourait pleinement son heure de gloire car, pour la première fois, les pays de par-deçà et les pays de par-delà se trouvaient unis grâce à ce chaînon manquant que constituait la Lorraine.
Bientôt l’Empereur, dont il espérait fiancer le fils à sa fille, poserait sur sa tête une royale couronne et la Bourgogne, enfin détachée du vieux tronc capétien comme de toute obédience impériale, voguerait librement vers le destin prodigieux auquel lui donnaient droit sa puissance et sa richesse... Bientôt... mais pas encore tout de suite. Restait à faire payer aux cantons suisses, ce ramassis de bouviers et de manants, l’audace dont ils avaient fait preuve, en lui ôtant le comté de Ferrette, en attaquant sa Comté Franche et en s’aventurant sur les terres de la duchesse Yolande de Savoie, sa fidèle alliée. Et cela ne tarderait pas. Ensuite, après un temps de repos qui permettrait au nouveau roi de lever la plus grande armée du monde, on irait jeter à bas du trône aux fleurs de lis le trop subtil Louis XI. et la France aurait enfin un souverain digne de sa grandeur passée...
Ainsi rêvait le Téméraire dans cette église où, hier encore, s’élevaient les prières pour que Dieu éloigne, du vieux pays lorrain, l’envahisseur et son armée, mais Charles ne doutait pas une seconde d’amener promptement ses nouveaux sujets à remercier le ciel de leur avoir donné pour maître un prince si fastueux, si magnanime et si vaillant. Cela les changerait de « l’Enfant », ce pauvre petit René II qui, au lieu de mourir au combat, avait préféré courir se réfugier dans les jupes de sa mère pour y pleurer son impuissance... Tandis que s’ordonnaient un grand banquet et une fête publique pour tenter de faire oublier passagèrement aux Nancéens leurs morts et leurs maisons détruites, Fiora, dans la chambre qu’on lui avait donnée et qui se situait dans une des tours regardant vers la Meurthe, recevait la visite de Mgr Nanni. Elle le remercia de la protection qu’il lui accordait et grâce à laquelle, bien certainement, on lui avait donné ce logis au lieu d’une prison.
– Je n’y suis pas pour grand-chose, mon enfant. Même si cela lui déplaît souverainement, le duc ne peut faire que vous ne soyez la très légitime comtesse de Selongey. Il vous doit des égards.
– Il n’en caresse pas moins l’idée de me faire exécuter, ce qui aurait le double avantage de libérer Philippe et d’effacer cette histoire de dot que, de toute évidence, il n’apprécie guère.
– Soyez sûre qu’alors vous auriez droit à tous les honneurs dus à votre rang, fit le prélat avec un sourire, mais nous n’en sommes pas là. Je dirai même que votre plus grande chance d’échapper au bourreau réside dans cette dette que le duc a envers vous. Cent mille florins sont une somme énorme... et il est tout à fait incapable de la restituer. Son sens chevaleresque s’oppose à ce qui serait une manière peu élégante de se débarrasser d’un créancier. C’est ce que je suis venu vous dire pour vous rassurer un peu... et aussi que le duel entre le comte de Selongey et Campobasso aura lieu demain soir, à minuit, dans le pourpris du château, sans autres témoins que le duc lui-même, vous, moi, deux assistants qui seront Galeotto pour le Napolitain, et messire Mathieu de Prame pour votre époux. Le Grand Bâtard Antoine tiendra le rôle de juge d’armes. Le combat sera... à outrance.
– Ce qui veut dire ?
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