– Moi, de la famille de cet ours mal léché ? Sachez, sire capitaine, qu’il a seulement été chargé par Sa Majesté le roi de nous protéger, moi et ce jeune homme, au long du voyage depuis Paris. Sachez aussi que je désire voir votre maître. Je suis la gouvernante de donna Fiora Beltrami qu’il retient prisonnière et je suis venue la chercher car il ne convient pas qu’une jeune dame de sa qualité se trouve seule en compagnie de soudards !

– Je vois, dit La Marche. Et celui-là ? ajouta-t-il en désignant Florent.

– Mon jeune valet, ou mon page comme il vous plaira. Je suis dame Léonarde Mercet, déclara-t-elle du ton altier qu’elle eût employé pour dire : je suis la reine d’Espagne.

– Vous m’en direz tant ! fit le capitaine, mi-figue, mi-raisin. Votre nom, messire ?

– Douglas Mortimer, des Mortimer de Glen Livet, officier de la Garde Ecossaise du roi Très-Chrétien, Louis, onzième du nom, lança celui-ci en homme qui sait ce qu’il représente... La Marche d’ailleurs s’inclina : -Veuillez me suivre !

Quelques instants plus tard, l’Ecossais et la vieille fille pliaient le genou devant le Téméraire qui, superbe à son habitude, donnait ses audiences du mardi dans la salle des états de Lorraine. Si Léonarde fut impressionnée par le faste qui l’entourait, elle n’en montra rien et ce fut un regard fort paisible qu’elle posa sur l’homme dont on disait qu’il faisait trembler la moitié de l’Europe.

Avec tout le cérémonial requis par le protocole, Mortimer, familier des usages de cour, remit au duc de Bourgogne une lettre aux termes de laquelle Louis XI, après l’avoir félicité de sa victoire sur Nancy et l’assurant de sa fraternelle affection, demandait que soit remise à son envoyé « très noble et très gracieuse dame Fiora Beltrami dont nous tenions le défunt père en très particulière estime et amitié et dont nous avons appris avec inquiétude qu’elle s’était aventurée jusqu’en Lorraine pour y retrouver un sien cousin. Cette jeune dame étant chère à notre cœur paternel, nous déplorerions qu’il lui fût advenu dommage ou peine et nous considérerions comme une particulière marque d’amitié qu’elle soit confiée à notre messager et à la dame qui l’accompagne afin d’être ramenée au-delà de la ville frontière de Neufchâteau où le seigneur comte de Roussillon pourra s’en charger et la faire conduire en sûreté jusqu’à nous... ». Suivaient les effusions rituelles mais le Téméraire n’en parcourut pas moins la royale épître avec un air manifestement renfrogné. Neuf-château, qui d’ailleurs s’était rendu à lui, ne se trouvait qu’à quinze lieues de Nancy et le comte de Roussillon, l’un des meilleurs capitaines du roi, n’avait pas coutume de ne commander qu’une poignée d’hommes.

Charles laissa la lettre s’enrouler sur elle-même avant de la tendre à son secrétaire puis considéra un instant les deux personnages qui attendaient son bon plaisir :

– Nous sommes heureux d’apprendre, dit-il enfin, que les frontières de France sont si bien gardées et, en vérité, nous n’en avons jamais douté. Quant à donna Fiora, nous concevons parfaitement qu’elle soit chère au cœur de notre cousin le roi Louis. Malheureusement, nous ne la détenons pas par-devers nous...

Il prit un temps sans paraître s’apercevoir de la pâleur soudaine de Léonarde et de l’angoisse qui montait dans ses yeux, ni d’ailleurs des sourcils froncés de Mortimer.

– Et puis, reprit-il, nous ne la connaissons pas en tant que telle. Nous n’avons ici que la comtesse de Selongey, épouse de l’un de nos meilleurs capitaines et nous sommes étonné que le roi ignore ce détail. Mais il est bien certain que nous ne saurions remettre au roi de France une grande dame de Bourgogne. Nous en écrirons dans ce sens à notre cher et aimé cousin. En attendant, sire Mortimer, vous êtes notre hôte jusqu’après les fêtes de Noël qu’il ne conviendrait pas de vous faire passer dans la froidure des grands chemins. Quant à vous, madame, vous allez être conduite sur l’heure auprès de votre élève tenue de garder la chambre à la suite d’un... léger accident.

Quand, un moment plus tard, Nicole Marqueiz introduisit Léonarde auprès d’elle, Fiora, incrédule, ferma les yeux en les serrant très fort comme il arrive lorsque l’on se trouve en présence d’une lumière trop violente, mais déjà celle-ci s’était élancée vers elle et l’avait prise dans ses bras :

– Mon agneau ! Enfin je vous retrouve !

Les quatre mois de séparation qu’elles venaient de subir leur paraissaient à présent quatre siècles et pendant un long moment ce fut un festival de questions à bâtons rompus et d’embrassades. Chacune avait tellement à raconter que l’on ne savait plus par quel bout commencer...

– Nous n’y arriverons jamais, dit Fiora, si nous ne mettons un peu d’ordre dans nos propos. Comment avez-vous pu savoir que j’étais ici ?

– La réponse tient en un seul nom : Esteban. Léonarde expliqua comment, chassés par Campobasso, le Castillan et l’Écossais avaient résolu de se séparer : l’un pour retourner rendre compte au roi de l’issue de sa mission, l’autre pour rester aux alentours de Thionville ou même dans la ville afin de surveiller ce qui se passait au château. Quand Fiora était partie pour Pierrefort, il avait suivi, de loin, l’escorte de la jeune femme et grâce à un peu d’argent il avait trouvé asile chez l’un des paysans qui ravitaillaient le château en bois ou en fourrage. L’entrée en scène d’Olivier de La Marche ne lui avait pas échappé et, comme à l’aller, il avait suivi Fiora jusqu’au camp bourguignon où il s’était engagé dans une compagnie franche afin de pouvoir circuler dans le camp.

L’arrivée de la jeune femme avait suscité au moins la curiosité et Esteban situa très vite l’endroit où elle était enfermée. Cela lui permit de la sauver du poignard de Virginio mais, après la prise de Nancy et comprenant qu’il ne pouvait rien faire avec ses seules forces, il s’enfuit en pleine nuit, brûlant les étapes, et rentra à Paris d’où Agnolo Nardi l’avait emmené chez le roi au château de Plessis-lez-Tours... avec Léonarde qui avait fermement insisté pour les accompagner.

– Étant désormais en paix avec la Bourgogne, poursuivit Léonarde, notre sire a pensé que rien ne s’opposait à ce qu’il vous réclame. Je crois que le roi a beaucoup d’estime pour vous et nous étions tous fort affligés de votre sort.

– Vous n’aviez pas tout à fait tort de l’être. Mais vous ne me parlez point de Démétrios ? Est-il toujours auprès du roi Louis ?

– Non. Il est au château de Joinville, pas bien loin d’ici avec le duc René II de Lorraine. Le roi l’a « prêté » au jeune duc pour qu’il prodigue ses soins à la vieille princesse de Vaudémont, sa grand-mère, qui est fort malade.

En outre Démétrios a tiré l’horoscope de ce prince et ce qu’il y a lu l’a si fort attaché à lui qu’il ne veut plus le quitter. Le roi y a consenti. Quant à Esteban, il est allé rejoindre son maître et nous avons fait route ensemble jusqu’à Saint-Dizier...

– Ainsi Démétrios m’abandonne ? dit Fiora avec un peu de tristesse. Je croyais que nous avions conclu un pacte ? Mais apparemment mon sort l’intéresse moins que celui de « l’Enfant »...

– L’enfant ?

– C’est ainsi que le duc Charles appelle celui qu’il vient de déposséder de ses terres et de sa couronne.

– Il est assuré que lui n’a rien d’un enfant. C’est un homme impressionnant. Mais ne croyez-vous pas qu’il serait temps de m’apprendre ce que vous avez fait de tout ce temps passé sans votre vieille Léonarde ?

Le récit de Fiora fut plus long. Elle le fit honnêtement, sans concessions pour elle-même ou pour sa pudeur et il advint que, parfois, Léonarde rougît à l’écouter mais quand ce fut fini, celle-ci se contenta de se moucher vigoureusement, ce qui chez elle était signe de grande émotion et s’en vint embrasser sa Fiora sur le front.

– J’aimerais bien vous voir oublier tout cela au plus vite, mon agneau, mais ce me paraît difficile avec ce duc Charles qui tient essentiellement à vous garder par-devers lui.

– Il a dit à Campobasso que j’étais un otage.

– J’ai bien  entendu. Mais alors pourquoi donc répond-il hautement à cet insupportable Mortimer que la place de la dame de Selongey est auprès de lui ? D’autant que, si je vous ai bien comprise, vous venez de renoncer à cet honneur en demandant l’annulation de votre mariage ?

– C’est étrange, en effet, mais ne me demandez pas de vous expliquer le Téméraire. Personne n’est en mesure de le faire, je crois... et peut-être non plus lui-même !

La nuit venue, les deux femmes, laissant les Marqueiz aller entendre à Saint-Epvre la messe de minuit, suivirent Battista Colonna venu, au nom du duc Charles, les convier à l’office de la collégiale Saint-Georges.

C’était la première fois, depuis Notre-Dame de Paris, que Fiora assistait à une messe. Mais sa paix avec Dieu était faite puisqu’il avait permis que Philippe ne succombât pas sous l’épée de Campobasso et, dans cette église illuminée qui, avec ses grandes brassées de houx et de gui, ressemblait à quelque forêt enchantée, elle se laissa bercer par les voix angéliques des jeunes chanteurs de Bourgogne... Scintillant de ses plus beaux joyaux, le Téméraire étalait dans le chœur la fabuleuse splendeur d’un manteau tissé d’or et semé de pierreries. Autour de lui ses officiers, bien qu’ayant revêtu leurs plus riches atours, passaient inaperçus...

– Est-il permis à un homme né de la femme de se glorifier lui-même à ce point ? murmura Léonarde.

– Je crois, répondit Fiora, qu’il considère tout cela comme très naturel. N’est-il pas le Grand Duc d’Occident et, si j’en crois les rumeurs, il pourrait être bientôt roi. Mais les fêtes de ce soir ne constituent pour lui qu’une étape. Battista m’a dit que, d’ici peu, il va reprendre les armes pour libérer les terres de la duchesse de Savoie et tirer vengeance des Suisses qui se sont emparés de son comté de Ferrette[xix] et ont mis à mal la Comté Franche...

– Que va-t-il faire de nous en ce cas ? Pense-t-il vous traîner à sa suite comme ces reines de l’Antiquité que l’on attachait au char du vainqueur ?

– On ne se sépare pas d’un otage et il prétend que j’en suis un. Je pense d’ailleurs que ce ne sera pas plus pénible pour nous que pour ces ambassadeurs étrangers que vous voyez auprès de lui et qui doivent le suivre partout...

Des « chut ! » énergiques rappelèrent aux deux femmes qu’une église n’est pas un endroit pour causer. Elles se le tinrent pour dit et joignirent leurs voix à celles des fidèles qui entonnaient un chant de Noël.

La fête passée, il leur fallut faire face à un problème quand, au moment de partir, Mortimer vint leur faire ses adieux et réclamer Florent qu’il devait emmener : le duc n’autorisait aucun Français à demeurer dans son entourage. Le garçon pleura, pria, supplia, mais rien n’y fit, jusqu’à ce que l’Écossais lui déclarât de sa voix tranquille :

– On vous fait beaucoup d’honneur en vous traitant en homme. Après tout, je peux peut-être obtenir du duc qu’il laisse le gamin pleurnicheur que vous êtes dans les jupes des dames ?

Ce fut magique. Florent devint très pâle puis alla faire son baluchon. Quand il revint en silence saluer Fiora et Léonarde, il leur lança un regard si désespéré que la vieille fille, une fois le garçon parti, s’exclama :

– Ce Mortimer est assommant mais, au moins, il n’est pas amoureux de vous, contrairement à tant d’autres – et vous n’imaginez pas comme je trouve cela reposant...

CHAPITRE XII

LES TROMPES DE LA MORT

Les tourbillons de neige balayaient le col de Jougne où la trace du chemin ne se voyait presque plus. Depuis que l’on avait quitté Pontarlier et le fort château de Joux où le sire d’Arbon, qui le tenait pour le duc, avait reçu son maître en mettant sa cave et son garde-manger au pillage, le vent s’était levé jusqu’à devenir tempête tandis que l’armée montait péniblement vers la ligne de faîte entre le Rhône et le Rhin.

L’armée ? En fait c’était un monde qui s’étirait interminablement sur la route jurassienne. Cela évoquait l’Exode car, outre les vingt mille hommes de troupe sous divers capitaines, il y avait des centaines de chariots transportant les tentes et les pavillons d’apparat, les tapisseries, les coffres de joyaux, les vêtements somptueux, les manuscrits, l’argenterie, l’argent monnayé, le fabuleux trésor qui composait la chapelle ducale avec les statues d’or des douze apôtres, les châsses et les objets de culte, tous précieux, sans compter les prêtres et les chantres, enfin tout l’attirail de la Chancellerie avec ses gratte-papier et son chancelier Hugonet, les meubles et encore bien d’autres choses... Tout cela destiné à démontrer, non seulement aux Suisses mais à l’Europe entière, que la puissance, la force et l’organisation bourguignonnes étaient sans rivales au monde ; D’ailleurs, dans l’esprit du duc Charles, cette guerre qu’il entamait devait être rapide et sans appel : une simple expédition punitive destinée à asseoir sa puissance plus solidement que jamais.