Ce fut vers le milieu de l’après-midi que la catastrophe se produisit. On vit soudain l’armée bourguignonne, semblable à une énorme vague étalée sur la plaine, refluer en désordre, hommes, chevaux et voitures mêlés dans une effroyable confusion tandis que rugissaient de nouveau – et tellement plus proches ! – les terribles trompes d’Uri et de Lucerne que, cependant, un énorme « Sauve qui peut ! » réussissait à couvrir.
– En fuite ! articula Battista effondré. L’armée est en fuite ! ...
Ce qui suivit fut, pour Fiora, comme un mauvais rêve. Panigarola surgit couvert de poussière avec des taches de sang :
– Vite ! Aux chevaux ! Il faut rejoindre le duc ! ...
Quelques instants plus tard, Fiora se retrouva, galopant en direction d’Orbe avec Léonarde, Battista et l’ambassadeur qu’avaient rejoints son secrétaire, ses serviteurs et ses chevaux. Ils n’étaient pas seuls d’ailleurs : tous ceux qui avaient la garde du camp fuyaient, à pied, à cheval ou en voiture, sans trop savoir où ils allaient mais terrifiés par les rugissements qui se rapprochaient...
– Que s’est-il passé ? demanda Fiora.
– Une chose invraisemblable : alors que certaines de nos troupes effectuaient un repli, celui-ci a été pris pour une fuite par les troupes qui montaient en ligne. D’autant que des bandes de Suisses sortant de la forêt s’apprêtaient à attaquer par le flanc. Tout de suite ça a été la panique... une déroute sans précédent, impensable et absurde. Les deux tiers de l’armée ont fui sans avoir combattu...
– Vous avez donc rencontré les Suisses ?
– Oui. Et, je l’avoue, c’était assez effrayant. J’ai vu surgir tout à coup une phalange énorme : quelque huit mille hommes marchant au coude à coude, dardant devant eux des piques deux fois plus longues que nos lances, un gigantesque hérisson sur lequel flottaient trente bannières vertes et un grand étendard blanc. Ces gens combattent bras nus, vêtus de demi-cuirasses sur des jaques de cuir, la tête couverte de chapeaux de fer. Ils ont le visage rasé et des anneaux d’or aux oreilles. Ils ont l’air sortis d’un conte fantastique... et ils ont semé la terreur...
Se retournant sur sa selle, Fiora aperçut l’immense camp abandonné avec ses tentes magnifiques, son énorme matériel et ses canons. Un rayon de soleil rouge, apparu soudain entre deux nuages gris, fit étinceler la sphère d’or sur les grands pavillons pourpres du Téméraire :
– Est-ce que... le duc Charles abandonne vraiment tout ceci ?
Panigarola haussa les épaules :
– Cela aussi est insensé, n’est-ce pas ? Mais nous avons eu assez de mal à l’empêcher de se jeter seul au milieu des ennemis. On l’a entraîné de force... Quant à ce camp, les Suisses vont ramasser à coup sûr le plus fabuleux butin de l’Histoire[xxiii]...
« Je crois, ajouta-t-il en retenant son cheval que nous pouvons ralentir. Personne ne nous poursuit... Les Suisses ont peu de cavalerie. En outre, le pillage va les occuper un long moment.
– Où est Monseigneur le duc ? demanda Battista.
– Devant nous. C’est à Nozeroy, en France-Comté que nous le rejoindrons. Mais nous prendrons quelque repos à l’hospice de Jougne. Je crois, fit-il avec un demi-sourire, que donna Léonarde appréciera.
– J’apprécie déjà beaucoup, messire ambassadeur, que vous m’épargniez les joies du galop bien que ce soit toujours intéressant de faire une nouvelle expérience...
Une poignée d’hommes resserrés autour d’un prince éperdu de chagrin et d’impuissante fureur, c’est tout ce qui, dans la nuit, atteignit la petite ville de Nozeroy, dressée sur sa colline balayée par les vents comme une main tendue vers le ciel. L’armée, la grande armée réunie par le duc Charles n’était plus qu’un souvenir. Non qu’elle comptât beaucoup de morts mais, à la suite des troupes italiennes qui avaient pris peur, toutes les autres s’étaient égaillées, éparpillées, dispersées dans toutes les directions. En quittant lui-même le champ de bataille, le duc avait donné des ordres pour qu’on tentât d’endiguer un peu cette panique mais c’était à peu près impossible. Les soldats, sourds et aveugles, avaient fui comme une horde de cerfs devant un incendie de forêt.
Au matin blême, les braves Comtois de la petite cité virent passer devant eux, toujours magnifique sous ses armes splendides, un homme pâle qui semblait vidé de toute vie et dont le regard fixé loin devant lui ne regardait personne. Il allait son chemin dans la neige qui étouffait le bruit des pas du cheval, marchant vers le château qui allait l’accueillir et chacun s’inclinait devant lui. Mais des chuchotements couraient dans le vent du matin car, parmi ceux des chevaliers qui escortaient le duc, ne se trouvait pas le seigneur de Nozeroy, Hughes de Chalon-Orange. Pour qu’il ne fût pas là afin d’ouvrir sa demeure au maître qu’il aimait, il fallait qu’il lui fût advenu quelque malheur et la tristesse pesa sur Nozeroy autant et plus que les sombres nuages du ciel[xxiv].On saluait mais, presque en se cachant, on se signait comme devant un convoi funèbre. Et le château se referma sur ce prince qui venait de regarder en face et pour la première fois le visage de la défaite... Il semblait frappé à mort.
Pourtant, quand Panigarola et ses compagnons le rejoignirent, un peu plus tard, ils trouvèrent un homme bouillonnant d’activité. Il envoyait sur toutes les routes pour qu’on lui ramène autant de fuyards que possible, il expédiait des messagers en Lorraine et en Luxembourg pour qu’on lui acheminât de l’artillerie, en Bourgogne et à Besançon pour avoir des vivres et de l’argent. Et surtout il parlait, il parlait, lui si volontiers silencieux. Il expliquait : cette bataille de Grandson n’était qu’un accident dû à la lâcheté de ses soldats italiens d’abord mais aussi picards, anglais et wallons. Dès qu’il aurait reconstitué de nouvelles troupes, avec d’authentiques braves cette fois, il retournerait combattre les Suisses :
– Dans huit jours au plus, déclara-t-il à Panigarola sidéré, nous reformerons le camp à Salins, à deux lieues d’ici. Olivier de La Marche à qui j’en ai écrit et qui doit être guéri prendra toutes les dispositions nécessaires...
Puis, se tournant vers Fiora qui le regardait avec de grands yeux incrédules :
– Pour votre première guerre vous n’avez pas eu de chance mais je vous promets que vous verrez mieux bientôt... très bientôt.
– Monseigneur, murmura-t-elle, pardonnez-moi d’oser vous questionner mais... sait-on des nouvelles de... du comte de Selongey ?
La flamme de gaieté factice se voila dans les yeux sombres du duc Charles.
– Non... et pas davantage de mon frère Antoine avec lequel il combattait. J’espère sincèrement qu’aucun mal ne leur est advenu car j’ai vu disparaître dans la mêlée le prince d’Orange qui avait aussi en charge une partie de l’avant-garde... Peut-être aurons-nous bientôt des nouvelles.
On en eut vers la fin du jour quand le Grand Bâtard Antoine fit son entrée dans la ville, amenant avec lui un fort escadron. A son côté, chevauchait Mathieu de Prame, livide et les yeux encore bouffis de larmes, qui vint s’abattre plutôt que s’agenouiller devant le duc. Ce qu’il avait à dire tenait en peu de mots : il avait vu Philippe de Selongey tomber, submergé par ce qui ressemblait à une lame de fond mais, emporté lui-même par l’irrésistible reflux suscité par la panique, il lui avait été impossible de lui porter secours et pas davantage de rechercher son corps.
De derrière lui, Charles entendit un faible cri, à peine une plainte. Se retournant, son regard rencontra celui de Fiora dilaté par la douleur. Elle ne pleurait pas, ne vacillait pas comme il arrive lorsque l’on va s’évanouir ; elle semblait changée en statue et seul le léger tremblement de ses lèvres disait qu’elle vivait encore. Alors, passant un bras paternel autour des épaules tétanisées :
– Viens, mon enfant, dit-il avec beaucoup de douceur, viens ! Allons pleurer ensemble...
Et il sortit avec elle...
CHAPITRE XIII
DANS UNE TENTE ABANDONNÉE…
Une étrange amitié se noua, dès lors, entre ce souverain rongé par tous les démons de l’orgueil et de la honte, auquel sa lourde défaite venait d’enseigner le doute, et cette jeune femme qui avait perdu son unique raison d’espérer. Nul ne put jamais savoir ce qui se dit durant les longues heures qu’ils passèrent ensemble dans la petite chapelle du château sous la garde du seul Battista Colonna, raide d’orgueil en dépit de la fatigue qui le ravageait...
Au matin, Fiora, les yeux secs et résolus, tendit à Léonarde une paire de ciseaux et lui ordonna de lui couper les cheveux à la hauteur du cou, à la mode italienne :
– Le duc Charles, déclara-t-elle pour mettre fin aux protestations de sa vieille amie, a juré de ne plus raser sa barbe tant qu’il n’aura pas vengé son honneur et tiré des Suisses une éclatante revanche. Moi, je ne quitterai plus le costume de garçon parce que j’ai résolu de suivre monseigneur partout où il ira jusqu’à ce que...
– Jusqu’à ce que la mort vous prenne comme elle a pris messire Philippe ? fit Léonarde navrée. Oh, mon agneau, n’existe-t-il pas d’autre chemin pour vous que celui-là ? Vous êtes si jeune !
– Quelle voie voudriez-vous que je suive ? Celle du couvent comme font beaucoup de celles dont le cœur ne peut guérir ? Je n’en ai jamais eu le goût et l’ai moins encore à présent s’il se peut.
– Qui vous dit que votre cœur ne guérira jamais ? Souvenez-vous : quand vous avez connu le comte de Selongey, vous étiez amoureuse de Giuliano de Médicis et très jalouse de monna Simonetta ?
– J aimais tout ce qui brillait et Giuliano brillait de tant de feux ! Mais ils se sont éteints quand Philippe est apparu et j’ai compris alors que je n’aimais pas Giuliano...
– Combien j’aurais souhaité que vous ne l’apprissiez jamais ! soupira Léonarde ! Mais pour en revenir au duc, n’aviez-vous pas juré d’en tirer vengeance ?
– Je ne l’ai pas oublié mais... comment vous dire ? Il me semble qu’il est en train de se détruire lui-même et j’éprouve la même impression que lorsque j’ai vu Pierre de Brévailles cloué à sa chaise, devenu un mort vivant. Il ne demandait qu’à mourir. Lui laisser la vie était une punition plus cruelle. Démétrios qui peut voir l’avenir penserait peut-être la même chose que moi...
– C’est possible mais ce n’est pas certain. Démétrios est plus dur que vous ne le croyez. Cela dit, n’allez pas croire que je cherche à vous lancer de nouveau à la poursuite d’une vengeance que j’ai toujours redoutée. Si vous avez compris qu’il vaut mieux laisser faire Dieu...
– Dieu ? Il vient de me prendre l’homme que j’aime à l’instant même où nous nous retrouvions enfin. Je crois, décidément, qu’il n’a pas beaucoup d’amitié pour moi. Non, ne dites rien et surtout laissez-moi faire ce que j’ai décidé ! Et pour commencer, voulez-vous couper mes cheveux ou préférez-vous que je le fasse moi-même ?
– Sûrement pas ! Au moins ils ne seront pas massacrés. Avec décision, Léonarde s’empara des ciseaux et d’un peigne puis, la mine farouche, commença à tailler dans l’épaisse chevelure en pensant, pour empêcher sa main de trembler, que des cheveux, après tout, cela repousse...
Quand Fiora rejoignit le duc le lendemain, vêtue de la tunique de velours noir qu’il lui avait envoyée, il la regarda mettre genou à terre devant lui comme l’eût fait un garçon et lui sourit :
– Quel dommage de ne pouvoir vous armer chevalier ! Mais je peux au moins faire ceci...
Il alla prendre dans un coffre ouvert une dague richement damasquinée dont la poignée était ornée d’améthyste et, faisant se relever Fiora, accrocha lui-même l’arme à sa ceinture :
– Deux de mes serviteurs, voyant le désastre, ont réussi à sauver un chariot dans lequel ils ont entassé tout ce qui leur tombait sous la main. Ceci en faisait partie. Quand nous irons au combat, je vous donnerai d’autres armes...
– Je ne veux pas d’autres armes, monseigneur. Je n’en saurais que faire. Je veux seulement vous suivre comme fait l’ambassadeur de Milan qui est toujours auprès de vous.
– Il estime que c’est encore la meilleure place pour pouvoir décrire les événements à son maître[xxv]. En outre j’aime causer avec lui. Mais, ajouta-t-il d’une voix où perçait une émotion, votre présence me sera douce, je l’avoue. Même si en cela je fais preuve d’un insupportable égoïsme... Je crois que je vais avoir bien besoin d’amitié...
Les jours qui suivirent furent en effet des jours sombres. Les conséquences de la défaite commençaient à se manifester par une sorte de refroidissement dans les relations diplomatiques. En dépit des lettres de Panigarola, le duc de Milan auquel on demandait de nouveaux mercenaires répondit par de vagues excuses et n’envoya rien. Le vieux René, qui devait léguer au Téméraire son comté de Provence et sa couronne de roi de Sicile et de Jérusalem, fit volte-face et, poussé par les agents de Louis XI, commença à s’intéresser à son petit-fils, ce jeune duc René à qui l’on avait pris la Lorraine.
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