– Je peux peut-être vous aider encore. Le légat du pape est ici et je le connais. Si j’obtiens que vous soyez délié de vos vœux, rentrerez-vous à Brévailles ?

Christophe détourna la tête pour que son interlocutrice ne puisse lire dans son regard :

– Peut-être... mais pas maintenant ! Le duc va attaquer les Suisses et l’on dit que vous serez auprès de lui. Je veux y être aussi.

– Christophe ! soupira Fiora, il faut que vous cessiez à tout jamais de penser à moi. Cela ne me cause aucune joie et me gêne. Puisque vous avez appris mon mariage, vous savez aussi que je suis veuve...

– Vous pourrez dire ce que vous voulez. On ne commande pas à son cœur...

– Je le sais mieux que vous car j’aime d’un amour unique celui que la mort m’a enlevé et tant que j’aurai la vie, je ne cesserai pas de l’aimer. La seule chose que je souhaite, c’est le rejoindre... A présent disons-nous adieu...

– Un moment, fit Léonarde. N’oubliez pas votre promesse de parler au légat !

– C’est vrai. Sous quel nom êtes-vous engagé chez le comte de Chimay ?

– Christophe Lamé. Un grand nom comme vous voyez, fit amèrement le jeune homme.

– Tous les grands noms sont sortis d’un autre, nettement plus petit, dit Fiora avec sévérité. Même ceux des rois. Vous auriez peut-être pu faire quelque chose de celui-là mais, puisque vous regrettez le vôtre, je vais tenter de vous le rendre afin que vous puissiez rentrer chez vous en toute tranquillité...

– Vous me méprisez, n’est-ce pas ? murmura Christophe devenu tout rouge. Mme de Selongey n’a que dédain pour moi ?

– Non mais j’avoue que vous me décevez ! Il serait temps que vous deveniez un homme...

– Alors gardez votre aide et ne vous occupez plus de moi ! cria-t-il, soudain furieux et, avant que l’on ait pu le retenir, il avait fait volte-face et s’enfuyait en courant. Fiora eut un mouvement pour le suivre mais Léonarde la retint...

– Eh bien ? fit-elle, allez-vous vous mettre à courir par les rues avec une robe à traîne et un hennin haut comme une flèche de cathédrale ? Laissez ce garçon faire comme il désire même s’il ne sait pas très bien ce qu’il veut... en dehors du fait qu’il est amoureux de vous et souhaiterait ne vous quitter ni de jour ni de nuit.

– Ce dont je ne veux pas. Le mieux est, je crois, que je parle à Mgr Nanni...

– N’en faites rien pour l’instant ! Si le jeune Brévailles décide finalement de rentrer chez lui, il saura bien venir vous le dire.

Cette rencontre troubla tout de même Fiora. L’idée que sa bonne action de l’été précédent semblait tourner mal lui était insupportable et elle regretta plus que jamais l’absence de Démétrios qui savait toujours dans quelle direction il fallait se diriger, mais Démétrios semblait l’avoir abandonnée pour s’attacher à ce jeune duc de Lorraine qui accumulait les catastrophes. Fiora n’était pas très sûre de ne pas lui en vouloir.

Dans les jours suivants, le duc Charles tomba sérieusement malade et Christophe sortit de la pensée de Fiora. Atteint d’une gastrite aiguë et d’hydropisie, les jambes enflées, défiguré par la douleur, le prince fut ramené d’urgence à Lausanne où la duchesse de Savoie lui fit préparer un appartement au château. Durant trois jours et trois nuits, on craignit sérieusement pour sa vie et ses médecins ne quittaient plus son chevet. La ville fit silence, suspendue à ce souffle haletant dont on ne savait pas s’il allait s’éteindre tout à coup.

– Si encore on avait quelque bonne nouvelle à lui porter, soupira Panigarola, cela le ranimerait un peu mais toutes celles qui arrivent sont détestables. En Lorraine, les troupes du duc René, sous les ordres du bâtard de Vaudémont, ont repris Épinal ainsi que Vezelise, Thenod et le Pont-Saint-Vincent. Personne, bien sûr, n’ose le lui dire. Ce serait peut-être empoisonner ses dernières heures.

– C’est à ce point ?

– Autant qu’on puisse le savoir. La duchesse Yolande monte la garde et ferait la sourde oreille s’il réclamait l’un de nous deux, ou tous les deux. Mais on le dit inconscient. Seul, le Grand Bâtard peut l’approcher et, hier soir, je l’ai vu sortir avec des larmes dans les yeux...

– Quel dommage ! A Florence, j’avais un ami, un grand médecin de Byzance capable de miracles...

– A Florence ? Il a dû perdre de son talent alors, car votre ville natale est en deuil, ma chère Fiora.

– En deuil ? Ce n’est pas... Monseigneur Lorenzo ?

– Non. C’est une jeune femme merveilleusement belle à ce que l’on dit et peut-être la connaissiez-vous ? On l’avait surnommée là-bas l’Etoile de Gênes...

– Simonetta ! souffla Fiora atterrée. Simonetta est morte ?

– Il y a peu de jours, dans la villa des Médicis à Piombino où on l’avait conduite dans l’espoir que l’air de la mer la guérirait, mais tout a été inutile. On l’a portée en terre le surlendemain à l’église d’Ognissanti au milieu d’un peuple en larmes...

Ainsi la prédiction de Démétrios venait de se confirmer ! Elle crut entendre la voix profonde du Grec au soir du bal tandis que tous deux regardaient Simonetta et Giuliano se sourire et se parler à voix basse : « Elle n’a plus que quinze mois à vivre. Alors Florence sera dans l’affliction mais vous ne le verrez pas... » Sincèrement désolée, Fiora pensa que Giuliano de Médicis devait être bien malheureux.... Et aussi que le monde fragile et charmant de sa jeunesse continuait de s’abîmer, peut-être de se détruire. Florence avait vécu ses plus belles fêtes, ses plus douces heures parce que c’était le sourire de Simonetta qui les inspirait.

Qui veut être heureux se hâte Car nul n’est sûr du lendemain disait la chanson prophétique de Lorenzo. Fiora pensa que, par deux fois, le bonheur était passé auprès d’elle sans qu’elle pût le saisir. Il ne repasserait pas une troisième fois...

Contrairement à ce que l’on craignait, le Téméraire se rétablit, rasa sa barbe et revint à ses affaires. Le 6 mai, encore convalescent, il signait en privé, dans sa chambre, avec le protonotaire Hessler et en présence de Mgr Nanni, l’accord de mariage entre sa fille et le fils de l’empereur. Le mariage devrait avoir lieu en novembre à Cologne ou à Aix-la-Chapelle.

C’était la seule bonne nouvelle.

Les mauvaises par ailleurs affluaient. Les Suisses poursuivaient leurs combats contre la Savoie. Les gens du Valais tenaient la haute vallée du Rhône et, dans le Val d’Aoste, les troupes vénitiennes et lombardes recrutées pour le Téméraire ne pouvaient franchir le col du Grand-Saint-Bernard. Envoyé contre les Valaisans, le beau-frère de Yolande, le vaillant comte de Romont, avait dû battre en retraite et les Suisses avaient envahi l’est et le sud du lac Léman. De Lausanne on pouvait voir les incendies qu’ils avaient allumés... Enfin il fallut bien avouer au duc ce qui s’était passé en Lorraine.

Charles était trop faible encore pour piquer l’une de ses colères dévastatrices mais il pressa ses préparatifs. Trois jours après l’accord de mariage, il montait à cheval vêtu d’une tunique de soie brodée d’or et doublée de martre – le poids de l’armure était encore trop lourd pour ses épaules amaigries et pendant quatre longues heures alla passer la revue de ses troupes dont il avait modifié l’armement. Ainsi ses hommes avaient reçu des piques aussi longues que celles des Suisses et il avait réduit sa cavalerie. L’effectif était d’environ vingt mille combattants dont un tiers de mercenaires peu sûrs et un quart de Savoisiens fermement décidés, eux, à se battre jusqu’au dernier. Il fut décidé que le 27 mai on se mettrait en route pour Berne. L’armée, elle, allait prendre position à Morrens, à environ une lieue au nord de Lausanne. La veille du départ, Fiora, qui rejoignait le duc avec Panigarola, fit ses adieux à Léonarde qui devait rester à l’auberge du Lion d’or en compagnie de Battista. Car, bien sûr, il ne pouvait être question d’emmener la vieille demoiselle dans cette expédition militaire.

Ce furent des adieux muets. Sachant toute prière inutile devant la farouche détermination de la jeune femme, Léonarde embrassa Fiora sans rien dire mais elle la serra très fort contre elle et des larmes coulaient lentement sur son visage.

– N’ayez pas trop peur, donna Léonarda, rassura Panigarola qui vint la saluer après la sortie de Fiora. Je veillerai sur elle. Il est bien rare que l’on tue un ambassadeur...

– Mais on dit... que les Suisses ont juré de ne pas faire de prisonniers !

C’était exact. Dans tous les cantons, on avait levé un homme sur deux, ce qui représentait une puissante armée et tous avaient fait serment de tuer sur-le-champ leurs captifs.

– Sans doute. Et monseigneur en a dit autant mais je ne serai pas prisonnier non plus et donna Fiora demeurera auprès de moi. La bannière de Milan est connue. Sa vipère sera pour nous deux une bonne protection...

– Je sais que vous êtes bon et que vous l’aimez bien, messire ambassadeur,... mais elle veut mourir... et elle est l’enfant de mon cœur.

Il prit les deux mains de la vieille demoiselle et les serra :

– Je saurai bien l’en empêcher. Et puis... elle ne sait pas ce que c’est que se trouver au cœur d’une bataille. Si courageuse soit-elle, l’instinct de conservation sera le plus fort...

– Je ne la comprends plus. Faut-il qu’elle aime encore Philippe de Selongey pour en arriver là ! ...

– Il n’arrive jamais que ce que Dieu a voulu. Priez pour elle... mais ne vous tourmentez pas outre mesure !

Lui, cependant, n’était pas sans inquiétude. Cette campagne était une folie plus grave encore que celle de Grandson. Vaincre les Suisses ne rapporterait rien à Charles, ou si peu, alors qu’une défaite serait irrémédiable. Il eût été si simple de s’asseoir autour d’une table et de discuter... mais comment faire entendre raison à un homme obsédé par les blessures de son orgueil ? « Mourir plutôt que d’accepter la honte ! ... » Il ne cessait de répéter cela et tout ce que Panigarola put obtenir de lui c’était que l’armée avancerait avec une sage lenteur. En revanche, il fut impossible de l’empêcher, au lieu de se diriger droit sur Berne, d’aller mettre le siège devant la petite ville forte de Morat, au bord du lac du même nom.

– Comment ne comprend-il pas, confia le Milanais à

Fiora, qu’il va user ses forces contre cette taupinière au lieu de marcher droit sur l’ennemi ? A Grandson il n’a pas su attendre enfermé dans son camp retranché, cette fois il va s’arrêter, ce qui donnera aux Suisses tout le temps de le prendre à revers...

Mais le duc était au-delà de tout raisonnement logique. Il voulait abattre tout ce qui se trouvait sur son chemin et qui portait le nom de Suisse. Le 11 juin, il faisait investir Morat et installer son camp au bord du petit lac qu’une mince arête montagneuse séparait de celui de Neuchâtel...

Au matin du samedi 22 juin, Panigarola et Fiora, au trot paisible de leurs chevaux, effectuaient une promenade sur les arrières du camp. Il ne faisait pas beau et même il pleuvait mais ni l’un ni l’autre ne se supportait plus dans les tentes où il régnait une accablante chaleur. Il y avait eu une petite escarmouche dans la nuit du 20 au 21 mais rien de sérieux et tout était tranquille. La campagne, verte et boisée, était belle et fraîche et, en tournant le dos au camp, il était possible d’oublier un instant que l’on y était en guerre. Fiora avait même retiré le chapeau de fer que le duc l’obligeait à porter. Elle en aurait fait volontiers autant de la chemise de mailles dont il l’avait nantie quand elle lui avait refusé de s’introduire dans une armure, en disant qu’elle serait incapable de bouger sous une telle carapace. Mais Panigarola ne le lui aurait pas permis.

Les deux cavaliers avaient traversé le camp en répondant gaiement aux saluts et aux sourires qu’ils récoltaient. La jeune femme était populaire dans l’armée. Non parce qu’elle était la seule de son sexe – le Téméraire, en effet, avait fait chasser les ribaudes avant le départ de Lausanne – mais parce que l’on admirait son courage, sa gentillesse et ce vœu qu’elle avait fait de porter au combat les armes de son époux défunt pour que les aigles d’argent de Selongey puissent encore flotter au vent d’une bataille.

Fiora et son compagnon en dépit de la mise en garde des sentinelles avaient franchi la ligne de défense et atteignaient une petite éminence quand, soudain, la pluie s’arrêta et le ciel parut s’éclairer. Secouant sa tête mouillée, la jeune femme lui offrit un sourire et allait dire quelque chose quand l’ambassadeur s’écria :

– Regardez ! Par Dieu... nous allons être balayés !

Des forêts avoisinantes, les Suisses jaillissaient par centaines, par milliers, arquebusiers devant, piquiers derrière. Ils couraient vers le camp ennemi qui ne les attendait pas. D’un même mouvement les deux amis firent volter leurs chevaux et foncèrent vers les palissades en hurlant à pleins poumons :