– Alerte ! ... Nous sommes attaqués, alerte ! Le camp se referma derrière eux et avant même qu’ils eussent atteint la tente ducale, les canons et les arquebuses commençaient à tonner, étouffant l’appel lugubre des trompes montagnardes qui se faisaient entendre.
Le Téméraire était avec son médecin quand Fiora et Panigarola firent irruption chez lui.
– Vite ! Mes armes, ordonna-t-il. Et tandis qu’un écuyer allait chercher son cheval, l’ambassadeur et Matteo de Clerici le bouclèrent dans son armure. Puis tous sortirent de la tente, sautèrent en selle et coururent sus à l’ennemi derrière le grand étendard que brandissait Jacques van der Maes. La bataille déjà faisait rage, les palissades étaient enfoncées, les lignes bourguignonnes rompues. Et tout de suite, Fiora épouvantée se trouva au centre d’une mêlée furieuse dans laquelle, tout à coup, elle vit s’abattre l’oriflamme de Bourgogne et celui qui la portait. Elle fit reculer son cheval pour échapper à ce piège, sans même songer à décrocher la hache d’armes qui pendait à sa selle. L’animal affolé s’enfuit vers le lac où les troupes lombardes se jetaient par paquets. Les mercenaires savaient déterminer infailliblement quand une bataille était perdue et s’efforçaient de préserver leur vie. Le lion d’or du cimier ducal était invisible et Panigarola lui-même avait disparu emporté sans doute par le flot...
Atteint d’un carreau d’arbalète, le cheval de Fiora s’abattit. Elle s’en dégageait péniblement quand elle vit un gros Suisse qui fonçait sur elle avec une longue pique. La mort était là, devant elle, et elle en eut horreur. Pour ne pas la voir, elle ferma les yeux et, soudain, elle se sentit bousculée, jetée à terre. Un corps tomba sur le sien, qu’elle repoussa avec un cri. C’est alors qu’elle vit le Suisse courir vers une autre victime en brandissant sa pique tachée de sang... et qu’elle reconnut celui qui en avait été percé à sa place :
– Christophe ! ... Oh ! mon Dieu, c’est Christophe ! ...
La poitrine du jeune homme était couverte de sang et un filet sombre commençait à couler au coin de ses lèvres mais il ouvrit les yeux et réussit à sourire.
– Vous voyez bien... qu’il fallait me laisser faire... ce que je voulais, fit-il péniblement. Sauvez-vous, Fiora ! L’armée... est en fuite mais... la tente du duc est proche... Allez vous y cacher... et si l’on vous trouve... dites que vous êtes une femme... Il faut gagner du temps.
– Ne parlez plus ! Je vais vous tirer jusque-là, chercher de quoi vous soigner. On dirait que les Suisses s’éloignent...
– Ils... poursuivent le duc et moi... je n’ai plus besoin... de rien. Je... je... vous... aime...
Ce fut le dernier mot. La tête de Christophe roula sur son épaule. Fiora, désolée, ferma doucement les yeux gris, semblables aux siens, que la mort n’avait pas clos, puis posa un baiser léger sur la bouche entrouverte.
Voulant regarder où en étaient les choses elle vit trouble et s’aperçut ainsi qu’elle pleurait. Elle essuya ses yeux du revers de sa main, avisa une épée abandonnée sur l’herbe et s’en saisit. La grande tente rouge – le duc en avait fait refaire une autre presque aussi belle que celle perdue à Grandson – n’était pas loin en effet et le chemin presque dégagé. Se relevant, elle allait courir vers cet abri quand un homme se dressa devant elle, brandissant une masse d’arme. Elle esquiva le coup en se baissant puis, presque d’instinct, son bras armé se détendit avec une force décuplée par la peur et la rage. L’épée s’enfonça dans le ventre du soldat qui s’écroula avec un râle de douleur. Alors, abandonnant l’arme, Fiora courut jusqu’au pavillon ducal, s’y engouffra et alla s’abattre secouée de sanglots sur le lit aux draps froissés que personne ne referait.
Combien de temps dura cette espèce de crise qui l’avait secouée des pieds à la tête quand elle avait compris qu’elle venait de tuer un homme ? Une heure ou quelques minutes ? Elle était incapable de l’évaluer et cela aurait pu durer longtemps encore si une main posée sur son épaule et qui la secouait sans ménagement n’était venue l’arracher de sa prostration :
– Assez pleuré ! fit une voix rude. Levez-vous et dites qui vous êtes...
Au son de cette voix, elle sursauta et, en un instant, elle fut debout, face à Démétrios qui la considérait avec stupeur.
– Ce n’est pas possible ? exhala-t-elle, hésitant à reconnaître le Grec dans ce guerrier casqué et couvert d’une tunique de cuir renforcée de plaques de métal. Ça ne peut pas être... toi ?
– Pourquoi pas ? fit-il durement. Serait-ce plus étonnant que de te retrouver dans cette tente ? Ainsi les bruits que l’on colporte sont vrais ? Comment croire une chose pareille ?
– S’il te plaît... De quoi parles-tu ? s’écria-t-elle, la joie de ces retrouvailles coupée net par la sévérité du ton et plus encore par celle du regard. Quelle est cette chose que l’on ne peut pas croire ?
– Que tu sois la maîtresse du Téméraire ! Mais il faut bien se rendre à l’évidence puisque je te trouve en train de te lamenter sur son lit...
– Moi ? La maîtresse du duc Charles ? Qui dit cela ?
– Tout le monde. On parle beaucoup dans cette région de l’Europe d’une jeune femme déguisée en garçon qui suit le Bourguignon partout, dont il ne peut se passer, qui a accès auprès de lui de jour comme de nuit et qui...
– En voilà assez ! Me connais-tu donc si mal pour croire une telle vilenie ? Ceux qui colportent ces ragots démontrent en tout cas ceci : c’est qu’ils ne connaissent absolument pas le duc. Jamais, à l’exception de sa duchesse, il ne touche une femme. Jamais il n’a eu de maîtresse. Les débauches de son père lui en ont inspiré l’horreur.
– En ce cas, que fais-tu auprès de lui ?
– Tu ne trouves pas que tu poses beaucoup de questions ? A mon tour à présent de te demander ce que tu fais là ? Aux dernières nouvelles que m’a données Léonarde tu t’étais pris d’une immense amitié pour René de Lorraine au point de ne plus le quitter d’une semelle ? Et te voici chez les Suisses ?
– Pour une excellente raison : le duc René est ici. Il a chargé les Bourguignons en fuite à la tête d’un corps de cavalerie alsacienne et, comme d’habitude, j’étais avec lui. Il sera là dans un instant.
– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Oh, je sais ! il paraît que c’est un garçon de bel avenir ? Tu aurais pressenti en lui un grand capitaine ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’en donne guère l’impression. Dès qu’il essuie une défaite, il se sauve à toutes jambes sous prétexte d’aller chercher du renfort... et on ne le revoit plus. Pendant ce temps les Lorrains ont supporté tout le poids de la guerre... Le duc Charles qui l’appelle « l’Enfant » sait ce qu’il dit – et, si je comprends bien, tu es devenu sa nourrice ?
Démétrios se mit à rire, d’un rire qui avait quelque chose de féroce.
– C’est facile d’accuser quand on ne sait comment se défendre ? As-tu oublié le serment du sang ?
– Non, je ne l’ai pas oublié et j’ai rempli, moi, la mission dont m’avait chargée le roi Louis. J’ai détaché Campobasso du parti bourguignon et Dieu sait ce qu’il m’en a coûté ! Dieu et Esteban d’ailleurs, car je suppose qu’il t’a rejoint ?
– Oui. Il m’a dit en effet ce que tu avais dû supporter...
– Sans lui, je serais morte, mais les dangers que j’ai courus ne t’ont pas beaucoup empêché de dormir. J’ai failli être exécutée par le duc et j’ai manqué mourir sous l’épée de Campobasso... enfin j’ai perdu... Philippe... que je venais de retrouver et c’était pour essayer de le rejoindre et aussi pour que ses couleurs paraissent encore auprès de l’étendard de Bourgogne que je suis ici.
Les larmes qui enrouaient sa voix augmentaient sa colère car elle s’en voulait de trahir ainsi sa faiblesse devant cet homme. Elle l’avait cru son ami mais il avait suffi que ce misérable petit duc lorrain passât entre eux pour le changer en ennemi impitoyable.
– Bravo ! Je vois que tu es devenue une bonne Bourguignonne, l’amie même de ce prince dont tu avais juré la mort ?
– Je ne suis pas son amie mais il s’est montré bon pour moi. Il a essayé d’apaiser ma douleur et, même, il m’a avoué pourquoi il n’avait pas sauvé Jean de Brévailles que cependant il aimait...
– Et tu l’as cru, bien sûr. C’est si facile quand on a envie de croire !
– Et si facile de nier l’évidence quand on tient à rester aveugle ! Seulement j’attends encore de voir ce que tu as fait, toi, pour tenir le serment ?
– Plus que tu ne crois peut-être. Je sais que René II a été désigné par le destin pour vaincre le Téméraire et c’est ce qu’il vient d’effectuer aujourd’hui... Ton duc est en fuite et je te ferai remarquer qu’il t’a abandonnée.
– Si le tien a vaincu, ce n’est certes pas tout seul. Je dirai même que tout le mérite en revient aux Suisses. Mais, Démétrios, si tu tiens tant à la mort de Charles de Bourgogne, pourquoi donc ne cherches-tu pas à l’approcher ? Un médecin étranger, ce serait d’autant plus facile qu’il est malade. Vas-y et tue-le ? ... Non ? Cela ne te dit rien ? Evidemment, tu n’en sortirais pas vivant et quelque chose me dit que tu tiens à la vie désormais.
– Pas plus qu’avant mais j’ai encore à faire. Par ailleurs, toi, il te serait facile d’en délivrer la terre qu’il écrase de son orgueil et de sa folie. Avec ceci, par exemple...
Du sac de peau qui pendait à sa ceinture, Démétrios tira une petite fiole qu’il fit miroiter à la lumière d’un chandelier :
– Trois gouttes et le Téméraire n’aura plus le loisir de faire massacrer ses peuples, à commencer par ses soldats ! Tu entends ces cris ? Les Suisses tiennent leur parole et égorgent tout ce qui leur tombe sous la main. Il en aurait fait autant s’il avait vaincu. C’est un monstre assoiffé de sang...
Il aurait pu parler longtemps ainsi mais Fiora ne l’écoutait pas. Elle regardait avec dégoût briller la petite fiole au bout des doigts du Grec.
– Non. Jamais tu ne feras de moi une empoisonneuse ! Je te l’ai déclaré à Florence, le poison est une arme ignoble.
– Soit ! soupira Démétrios en posant le minuscule flacon sur une table. Tu peux employer tel moyen qui te plaira mais sache ceci : c’est seulement quand le Téméraire aura cessé de vivre que je te rendrai ton mari.
– Mon mari ? ... Philippe ? Philippe serait encore vivant ?
– Oui. J’étais à Grandson moi aussi – sans le duc René pour une fois. J’ai trouvé Selongey sur le champ de bataille. Je l’ai relevé, soigné... et caché en un lieu où tu ne saurais le retrouver sans mon aide.
– Philippe vivant ! ... Mon Dieu ! Il vous arrive donc parfois d’entendre une prière et de l’exaucer ? ...
– Laisse donc Dieu où il est ! Le temps presse. Il faut que le Téméraire disparaisse, tu entends ? ... Tu peux penser de moi ce que tu veux, mais tu es la seule qui puisse l’approcher. Alors agis ! Il faut qu’il meure...
Brusquement, Fiora recouvra tout son sang-froid. Fièrement redressée, elle toisa celui qu’elle avait cru si longtemps son ami :
– Quel homme es-tu donc, Démétrios Lascaris, pour oser employer pareil moyen ? Ta haine aveugle ne te permet plus de juger sainement et j’ai l’horreur à présent de ce sang que tu as mêlé au mien...
– T’est-il donc si cher, ce Selongey dont tu sais pourtant bien qu’il t’a oubliée. Souviens-toi de la jeune femme...
– La veuve de son frère aîné mort voici des années. Encore que je ne discerne pas en quoi cela te regarde. Va ton chemin et laisse-moi suivre le mien.
A cet instant, deux hommes pénétrèrent ensemble dans la tente. L’un était Panigarola, couvert de boue et de sang, l’autre un jeune homme blond et mince, aux yeux bleus, portant sur son armure une tunique de drap d’or marquée d’une double croix blanche dont les manches étaient à ses couleurs, blanc et rouge. Voyant Démétrios mettre genou en terre devant lui, Fiora comprit que c’était le duc René...
– Elle est ici ! s’écria le Milanais en courant prendre Fiora par la main. Monseigneur, voici la jeune femme dont je vous ai parlé et, grâce à Dieu, elle est toujours vivante !
– Vous m’en voyez ravi, messire Panigarola. En vérité il eût été dommage qu’il arrivât malheur à une aussi jolie dame... et je comprends que vous ayez pris tant de risques pour la retrouver...
– Le risque n’était pas si grand, monseigneur, dès l’instant où j’ai reconnu votre bannière. Je savais que vous feriez respecter la mienne.
– Où irions-nous si nous nous mettions à présent à exterminer les diplomates ? Allez en sûreté maintenant. Mon banneret et quatre cavaliers vont vous reconduire hors d’ici... Je vous salue, madame, et j’espère sincèrement qu’il me sera donné de vous revoir... dans des circonstances moins tragiques...
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