Juliette Benzoni
Haute-Savane
PREMIÈRE PARTIE
LIBRE AMÉRIQUE…
CHAPITRE I
AU RENDEZ-VOUS DES SOUVENIRS
Le bateau vira gracieusement comme une mouette qui rase l’eau avant de se poser, gagna son mouillage à la courbe du fleuve et replia ses ailes. La chaîne fila dans l’écubier avec un froissement de métal. L’ancre plongea dans l’eau verte du Potomac avec une gerbe d’étincelles liquides. Tirant sur l’amarre comme un chien sur sa laisse, le Gerfaut s’immobilisa graduellement. Il fila ses câbles au milieu d’un brouhaha de toiles carguées et des cris de l’équipage qui, tel un peuple de singes, avait envahi haubans et huniers, le tout dominé par les beuglements du capitaine Malavoine qui tonnait ses ordres au porte-voix.
Debout sur la dunette auprès de son ami Tim Thocker qui sifflait joyeusement une vieille chanson à boire, Gilles de Tournemine regardait mollir puis descendre lentement les grandes voiles blanches à travers lesquelles jouaient les rayons du soleil à son déclin.
Malavoine reposa son instrument et se tourna vers lui :
— Nous sommes ancrés, monsieur. Quels sont vos ordres ?
— Faites mettre un canot à l’échelle, capitaine. M. Thocker descend à terre…
Tim glissa de la balustrade sur laquelle il était assis et poussa un soupir à regonfler les voiles.
— Tu tiens vraiment à m’envoyer en éclaireur ?
— Cela me paraît plus convenable. Tu es l’un des émissaires habituels du général Washington. Tu as, chez lui, tes grandes et tes petites entrées…
— Et toi, tu as été l’un de ses aides de camp…
— Peut-être mais il y a six ans. Je préfère que tu m’annonces. Il est tard, déjà, et j’aurais l’air d’attendre une invitation à souper…
— Invitation qui est certaine… et dont je vais profiter seul.
— C’est mieux ainsi. Et puis… la soirée est belle. J’ai envie de rester à bord et de m’emplir les yeux de tout cela, ajouta-t-il en désignant le magnifique décor naturel au cœur duquel son navire venait de se poser.
Le fleuve, large de trois lieues à son embouchure, y était encore majestueux bien que beaucoup plus étroit mais son flot plus vif disait assez que la région des rapides n’était plus très éloignée. La courbe qu’il formait entre Indian Head et Mount Vernon était cependant assez large encore pour que les plus gros vaisseaux de guerre puissent y évoluer. C’était comme un large croissant couleur d’émeraude sombre où se reflétait la végétation déjà dense bien que l’on ne fût qu’en avril. Mais le doux climat de Virginie était coutumier de ces printemps précoces et, un peu partout, dans les « fonds » qui trouaient l’épaisse fourrure de cèdres, de pins et de chênes, éclataient les fusées blanches ou roses des poiriers, des cerisiers, des pêchers et des amandiers.
— Toujours le rendez-vous des souvenirs ? fit Tim mi goguenard mi attendri. En ce cas, je te laisse. À demain ! je reviendrai te chercher.
Et, assenant une bourrade dans les côtes de son ami, Tim, enfonçant son chapeau sur sa tête d’un coup de poing qui n’en améliora guère la forme, se dirigea d’un pas martial vers la coupée derrière laquelle il disparut bientôt. Un moment après, le canot traçait son sillage vers la rive où l’Américain savait pouvoir trouver un cheval à l’auberge du passeur qui tenait lieu de relais de poste et, froissant les herbes aquatiques, atteignait une petite grève sur laquelle Tim sauta avant de s’éloigner à grandes enjambées.
Quand il ne le vit plus, Gilles retourna sans plus tarder, et même avec une sorte de hâte, à ce que son ami appelait le « rendez-vous des souvenirs » car il s’agissait là des plus beaux, des plus nobles de toute sa vie passée.
Comme une horde de pirates, ils étaient montés à l’assaut de sa mémoire quand, la veille, au début de l’après-midi, l’étrave noire du Gerfaut couronnée de l’oiseau chasseur aux ailes déployées s’était présentée à l’entrée de la baie de Chesapeake. Le passage y était toujours un peu délicat vers la fin de l’hiver, entre Cap Henry et Cap Charles, car les eaux du golfe de Floride y jetaient des sables qui en rendaient l’entrée difficile aux vaisseaux de haut bord. Mais l’élégant voilier le franchit à l’endroit même où avait mouillé jadis, durant la grande bataille, le Ville de Paris, le gigantesque vaisseau de l’amiral de Grasse, et Gilles eut l’impression d’entrer de nouveau, toutes voiles dehors, dans l’Histoire.
Il la retrouvait, à chaque instant plus présente, à mesure que son bateau traçait sa route dans la large baie. Il revoyait les grands huniers de la flotte française dorés par le soleil d’été, les peintures brillantes et les ors des hautes coques hérissées de canons qui barraient d’une chaîne prestigieuse les quatre lieues de mer du passage.
Bientôt, dans sa longue-vue qui fouillait la côte, ses collines piquées de pins maritimes et ses marais, il reconnut Yorktown où il lui parut que rien n’avait changé sinon le drapeau qui flottait sur la forteresse de la rivière York : la bannière aux treize étoiles y avait définitivement remplacé l’Union Jack. Et les canons du Gerfaut avaient salué d’une salve vigoureuse ce glorieux symbole de l’Indépendance américaine. Puis il avait demandé son canot et, seul, il était descendu à terre, portant sous son manteau un mystérieux paquet.
Parvenu au petit port, il avait eu quelque peine à se retrouver. Bien des choses avaient changé en six ans. Le visage de la paix est bien différent de celui de la guerre et l’herbe avait repoussé sur les champs ravagés par la mitraille. Les gens du pays s’étaient efforcés d’effacer les plus cruelles blessures de la campagne. En outre, ils avaient pris un soin pieux des morts qui reposaient dans leur terre libérée. Les tombes hâtives avaient été refaites, ornées de stèles blanches, ratissées, fleuries près des anciennes tranchées que la végétation duvetait. Seules les anciennes redoutes avaient été laissées intactes sur leurs escarpements et leurs canons, désormais muets, tendaient toujours vers le ciel leurs gueules inutiles.
Tournemine n’eut guère de peine à retrouver l’endroit où reposait son père. Le nom qui était le sien à présent s’étalait fièrement sur la pierre, ce nom qu’il entendait implanter dans la riche terre américaine pour en faire sortir un arbre aussi majestueux, aussi haut que les tours de La Hunaudaye.
Longuement, il avait prié pour l’âme de celui qui reposait là. Puis, ouvrant le paquet caché sous son manteau, il en avait tiré un bouquet de bruyères et de genêts séchés et un petit sac de terre prise au pied des remparts de La Hunaudaye. La terre, il l’avait répandue, mêlée à cette terre étrangère ; les bruyères, il les avait posées doucement contre la stèle puis, oubliant Dieu, il avait adressé à l’âme errante une autre prière, une invocation fervente pour que sa protection s’étendît sur l’avenir, encore incertain, de son dernier descendant.
Plus tard, quand il aurait bâti sa maison sur les mille acres de terre virginienne dont la reconnaissance du Congrès américain lui faisait don aux rives de la Roanoke River, il avait déjà décidé qu’il y construirait une chapelle digne de la puissance et de la splendeur passée des Tournemine pour y transporter le corps de son père afin qu’il y trouvât son dernier port et qu’il y dormît son dernier sommeil auprès des enfants et petits-enfants qu’il plairait peut-être à Dieu d’envoyer à ce fils de hasard reconnu à son heure dernière, en face de tout ce que l’armée française comptait de plus noble sur ce même champ de bataille de Yorktown1.
Des enfants, Gilles savait qu’il en avait déjà un, élevé quelque part dans la vallée du Mohawk, au camp du chef iroquois Cornplanter, l’enfant qu’avait mis au monde avant de mourir la belle Sitapanoki, la princesse indienne qu’il avait aimée d’un amour si passionné au temps des combats pour l’Indépendance et dont il n’avait appris l’existence que l’année précédente. Ce petit garçon, dont Tim lui avait dit qu’il était blond aux yeux clairs, ce petit garçon qu’il aimait déjà sans l’avoir vu, il était farouchement décidé à le reprendre, à l’élever à la fois en gentilhomme et en Américain, même si ses relations avec sa femme devaient s’en trouver encore un peu plus détériorées… Au point où elles en étaient, d’ailleurs, il semblait difficile que les choses pussent empirer.
Depuis la minute où il avait emporté Judith, inconsciente, de la Folie Richelieu en flammes, Gilles avait l’impression de traîner après lui une créature sans âme, un bel automate auquel le corset de fer de l’éducation et des habitudes tenait lieu d’intelligence.
En reprenant conscience dans la berline de voyage qui les emmenait vers Lorient, lancée à travers la France enneigée de toute la vitesse de ses quatre chevaux, la jeune femme avait regardé autour d’elle avec la mine douloureuse de qui s’éveille d’un mauvais rêve. Sans rien dire, elle avait contemplé un moment le paysage glacé puis son regard las était revenu se poser sur celui dont elle ne pouvait plus douter, à présent, qu’il fût réellement son mari.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle seulement.
— À Lorient d’abord, où nous attend mon bateau. Ensuite en Amérique… Comment vous sentez-vous ?
— Bien, bien… je vous remercie. Un peu lasse seulement.
— Dans un moment nous allons nous arrêter pour relayer. Vous pourrez prendre un peu de repos, quelque nourriture…
— Oh ! ce n’est pas la peine. Je n’ai besoin de rien…
Et s’enveloppant plus étroitement dans son ample pelisse de drap noir, doublée et ourlée de renard, Judith s’était rejetée dans son coin de voiture et, appuyant sa tête pâle aux coussins avec un petit soupir douloureux, elle avait fermé les yeux.
Dormait-elle ou faisait-elle semblant ? Tout au long des quelque cent vingt-cinq lieues qui s’étendaient entre Paris et Lorient, elle avait ainsi tenu ses paupières obstinément closes. Aux étapes, elle descendait docilement, se laissait conduire dans une chambre d’auberge où la rejoignait sa femme de chambre. Au dernier moment, juste avant de quitter la rue de Clichy, Gilles avait en effet décidé que la camériste les accompagnerait. C’était l’une des filles d’un paysan d’Aubervilliers chargé de famille. Elle semblait simple, honnête, sincèrement attachée à sa maîtresse et terrifiée à l’idée de se retrouver sur le pavé de Paris. Elle se nommait Fanchon et elle avait supplié qu’on voulût bien l’emmener avec Madame.
Le chevalier y avait consenti, à la condition expresse qu’elle soit prête en quelques instants et n’emportât que ses propres affaires car, en dehors du manteau dont on l’avait enveloppée et de sa robe, Gilles entendait que Judith n’emportât rien de cette maison dont le seul souvenir le brûlerait encore longtemps de honte et de colère.
Sûr de sa décision d’emmener son épouse au bout du monde avec lui, il avait pris la précaution de faire charger, dans la voiture de suite, une lourde malle contenant tout ce qui pouvait être nécessaire à une jeune femme. Mlle Marjon s’était occupée du choix et des achats, comme elle l’avait déjà fait avant le mariage de ses jeunes amis.
Devant l’attitude étrange de Judith, Gilles s’était félicité d’avoir emmené Fanchon. La jeune fille – elle n’avait guère que dix-huit ans – voyageait dans la voiture de suite avec le capitaine Malavoine qui professait pour tous les animaux non marins une défiance insurmontable mais, à l’étape, elle s’occupait de sa maîtresse avec un inlassable dévouement, la baignant, la couchant, lui montant ses repas et veillant sur elle comme une bonne nourrice sur un bébé.
Le premier soir, Gilles avait offert à sa femme de souper avec lui dans la salle d’une très confortable hôtellerie mais, toujours du même ton absent et doux, elle avait décliné l’invitation.
— Non, merci… Je préfère rester dans ma chambre. Je suis si lasse…
Il n’insistait pas, surpris d’une attitude si opposée à la nature, impérieuse et ardente, de la jeune femme. Il s’était attendu à des cris de fureur, à des reproches cinglants, à une défense forcenée de l’amour insensé – Gilles pensait excessif, stupide et avilissant – qu’elle portait au faux docteur Kernoa. Il pensait qu’à peine revenue à la conscience, Judith se jetterait sur lui, toutes griffes dehors, réclamant hautement son droit à la liberté et lui jetant à la tête ses turpitudes supposées… mais rien de tout cela n’était venu. Pour la première fois de sa vie, Judith se montrait douce, soumise… et totalement détachée des contingences extérieures comme si tout ce qui lui arrivait ne la concernait pas vraiment. Jamais elle ne prononçait le nom de son époux qu’elle appelait « monsieur » avec l’indifférence polie qu’elle eût réservée à n’importe quel compagnon de voyage.
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