— Tu acceptes aussi que le combat se déroule de la façon que je choisirai ?

De nouveau Gilles s’inclina.

— Tu es chez toi. J’accepterai donc ta loi… et les armes que tu choisiras.

Le sourire que lui offrit l’Indien était, cette fois, franchement ironique.

— Tu es bien généreux ! Ne crains-tu pas que je ne choisisse des armes qui te sont peu familières ?

— Toutes les armes me sont familières.

— Et… tous les éléments ?

— Que veux-tu dire ?

— Suis-moi !

Tous deux sortirent de la case, traversèrent la cour et franchirent le portail de bois brut, se retrouvant en face de tout le village qui, avec l’infinie patience des Indiens, n’avait pas bougé attendant le résultat des palabres. De son pas majestueux, Cornplanter marcha jusqu’à l’Oswego dont les eaux rapides couraient vers le lac Ontario. Arrivé sur la berge, il les désigna d’un geste impérieux.

— Le fleuve est l’ami de l’Homme rouge. Il rend sa terre féconde et il contribue à sa nourriture en lui donnant les poissons qui abondent dans ses eaux. C’est là que nous nous battrons et nos armes seront celles-ci…

D’une main il tira le couteau passé à sa ceinture, tendit l’autre à l’un de ses hommes qui y plaça une sorte de trident, une foène avec laquelle les Iroquois embrochaient truites et saumons dans les torrents.

Un instant, il laissa son adversaire apprécier à son aise le choix qu’il venait de faire puis, souriant de nouveau, il articula :

— Toi dont l’emblème vole vers le soleil et peut le regarder en face, es-tu aussi à ton aise dans le royaume des eaux ?

Gilles se mit à rire.

— Tous les Indiens sont poètes, je le savais depuis longtemps. Cette belle phrase me demande simplement si je sais nager. Sois sans crainte, je ne te décevrai pas. Je suis né de l’autre côté de la Grande Mer salée, au bord même de cette Grande Mer, et j’étais moins grand que Tikanti lorsque l’on m’a plongé pour la première fois dans ses eaux, souvent tumultueuses.

Si le chef iroquois fut déçu, il n’en montra rien. À son tour, il s’inclina, rejeta la foène et posa une main presque amicale sur l’épaule du chevalier.

— Heureux seront donc ceux qui assisteront au combat. Il aura lieu lorsque le soleil commencera à décliner. Jusque-là, tu es mon hôte et tu partageras mon repas.

À l’annonce du spectacle de choix qui se préparait, le village éclata en acclamations enthousiastes. Les tambours résonnèrent, les guerriers rentrèrent chez eux pour préparer leurs ornements les plus fastueux afin d’être dignes d’être présents à ce combat au cours duquel leur chef vénéré allait jouer sa vie contre un homme dont la réputation était venue jusqu’à eux. Les femmes se hâtèrent d’entamer les préparatifs d’un repas de gala car il fallait marquer cet événement d’une grande fête, aucun des Iroquois ne doutant un seul instant de l’issue de la bataille : le chef triompherait comme il triomphait toujours et l’on célébrerait sa gloire longtemps, dans les temps à venir, autour des feux de campement.

Naturellement, ce fut dans la maison du chef que Nahena servit le repas des deux hommes : des poissons cuits sur des pierres brûlantes et une bouillie de maïs mêlée d’herbes. Tout le temps qu’ils mangèrent, Cornplanter et Gilles observèrent le silence car la nourriture est chose sacrée. Mais les choses se passèrent comme si deux frères étaient en train de partager le même plat. À une seule exception près : le petit fourneau de marne rouge emmanché d’un tuyau de bois du calumet demeura veuf de tabac puisqu’il ne pouvait être question de paix entre les deux hommes.

Après le repas, ils demeurèrent un moment à deviser calmement et Gilles apprit ainsi que l’homme attaché au poteau avait été un trafiquant, assez peu défendable d’ailleurs, qui tentait de s’approprier les plus belles fourrures des Indiens en leur offrant de l’eau de feu.

— L’homme devient pareil à une bête insensée quand il boit cette eau terrible, expliqua Cornplanter. J’ai besoin, moi, que mes guerriers demeurent des hommes sages et qu’ils gardent l’œil clair et la main prompte. Ce marchand malhonnête ne méritait pas le danger que tu as couru en venant le tuer sous mes yeux.

— Peut-être, mais je te rappelle qu’il y avait une autre raison à ma venue chez toi. Me laisseras-tu emmener en paix celui que tu appelles Tikanti et que j’appellerai, moi, Olivier de Tournemine, si je sors vainqueur du combat ?

L’Iroquois eut un petit rire sans gaieté.

— Si tu sors vainqueur, je ne pourrai sans doute plus faire entendre ma voix. Alors tu pourras l’emmener en paix. À présent, il est temps, je crois, que nous nous préparions.

Toujours avec la même solennité, ils regagnèrent le bord du fleuve. Derrière les grands arbres de la forêt voisine, le soleil commençait à descendre et Gilles ne put s’empêcher de jeter un regard vers ces cimes illuminées. Tim avait dû rejoindre cet abri naturel et, sans doute, il n’avait cessé d’observer ce qui se passait depuis le sommet d’un de ces grands arbres qu’illuminait si chaleureusement le soleil déclinant. À son adresse, il fit, du bras, un grand geste qui était peut-être un adieu car Dieu seul pouvait dire lequel, de lui ou de son ennemi, sortirait vivant de ce beau fleuve dont les eaux fraîches se perdaient dans l’immensité du grand lac bleu.

En vérité, on ne pouvait rêver plus beau cadre pour mourir… En face de lui, Gilles voyait s’élargir l’estuaire de l’Oswego, les deux forts qui le gardaient sur lesquels l’Union Jack flottait toujours comme un arrogant défi. Au-delà, c’était le lac scintillant, piqué d’îles, sur les bords duquel bientôt afflueraient les tribus indiennes et les trafiquants venus d’Albany (dont Tim s’il était encore en vie). Le ciel par-dessus tout cela prenait des teintes d’hyacinthe et de tourmaline et le jeune homme pensa qu’il avait rarement contemplé plus beau spectacle. Malheureusement, le temps lui était compté. Il y avait cet homme qu’il allait affronter dans les courtes vaguelettes claires, cet homme qui avait toutes les raisons de le haïr… Il y avait cet enfant dont les yeux bleus si pareils aux siens le regardaient froidement depuis la rive, priant sans doute son dieu barbare pour qu’il eût le dessous.

Repoussant vigoureusement les pensées débilitantes, il commença à se déshabiller. Cornplanter en faisait autant et, bien qu’il fût à peu près nu, c’était presque aussi long à cause des nombreux ornements d’argent qu’il portait. Non loin d’eux, le village criait son enthousiasme et Gilles put voir Nahena qui, d’un geste de protection tendre, attirait l’enfant blond contre elle. Celle-là non plus ne devait pas prier pour sa victoire.

Nus comme au jour de leur naissance, les deux adversaires se tournèrent l’un vers l’autre. La peau de l’Indien avait la couleur patinée du vieux cuir, celle du Français une chaude teinte d’ivoire bruni mais, sur l’une comme sur l’autre, s’inscrivaient les cicatrices proclamant que ces hommes étaient des braves et que cela n’était pas leur premier face-à-face avec la mort.

Soudain, Cornplanter éleva ses deux mains ouvertes vers le soleil, en un geste d’offrande… celle de sa vie peut-être. De son côté Gilles murmura une rapide prière, la conclut d’un large signe de croix et attendit.

— Allons ! cria le chef, et que le plus vaillant l’emporte !

— Non, que le plus heureux l’emporte ! Nous sommes, je crois, égaux en courage et je n’ai pas de haine pour toi, Planteur de Maïs.

L’ébauche d’un sourire détendit le visage sévère de l’Iroquois. Puis, indiquant de la main le chemin, il alla prendre place à l’avant de l’un des canoës qui attendaient, montés par deux guerriers aux pagaies. Gilles prit place à l’avant de l’autre et les deux embarcations nagèrent vers le milieu du fleuve portant chacune à sa proue une statue de bronze de nuance différente que le soleil faisait briller.

Chacun des deux combattants s’appuyait sur un trident et un long couteau iroquois était posé entre leurs pieds nus, sur le plat-bord du bateau.

Quand ils furent arrivés à l’endroit choisi, Cornplanter se baissa, plaça d’un geste vif le couteau entre ses dents puis, d’une brusque détente, plongea dans le fleuve comme une longue anguille de cuivre. Gilles suivit aussitôt sans même se donner un instant de réflexion. Immédiatement, les rameurs écartèrent leurs embarcations, délimitant entre eux un champ clos théorique.

La plongée de Gilles avait été profonde. Il piquait droit vers le lit du fleuve afin de juger des dimensions exactes de l’endroit où il évoluait. Il espérait trouver peut-être un rocher derrière lequel s’abriter pour observer son ennemi. L’eau, en effet, en dépit de sa teinte un peu brune était claire et suffisamment transparente. Il aperçut Cornplanter à quelques mètres de lui. L’Iroquois avait eu la même idée et allait atteindre le fond avant lui. Dès qu’il se redresserait il pourrait lancer son trident en direction de son adversaire… Gilles le devança. Fonçant droit sur lui, il se retourna brusquement. Ses pieds, rassemblés comme par un ressort serré, se détendirent et allèrent frapper Cornplanter en plein creux de l’estomac. Puis, tandis que l’autre se pliait en deux, il frappa le sable du fond et remonta vers la surface pour reprendre haleine. Son ennemi serait obligé d’en faire autant pour retrouver l’air, dont il venait de lui vider les poumons.

En effet, un instant après, il vit émerger la tête rasée de son ennemi et, plongeant aussitôt, il fonça sur lui, le trident en avant. Mais, peu habitué à combattre avec ce genre d’arme, il manqua son coup et la foène alla se planter dans le bois du canoë auprès duquel le chef avait fait surface.

Réduit au seul couteau qu’il tenait entre ses dents et qu’il saisit aussitôt, il nagea vigoureusement pour rejoindre l’abri de l’autre canoë. Cornplanter était déjà à sa poursuite, armé de ce trident dont, malheureusement, il savait, lui, se servir à merveille.

Gilles se retourna, sentit son épaule éraflée par de l’écorce et comprit que l’ombre qui le surplombait était celle de son canoë. Il voulut passer de l’autre côté pour s’abriter derrière lui, mais Cornplanter arrivait, brassant l’eau furieusement. Le trident d’acier derrière lequel l’Iroquois avait mis toute sa force et tout son poids d’os et de muscles allait le toucher. Gilles roula sur lui-même et les pointes acérées, manquant sa gorge de trois pouces, allèrent, à leur tour, se planter dans l’embarcation qui se trouvait derrière le Français, mais celui-ci fonçait déjà sur son ennemi, la lame haute. Il n’avait pas à craindre que Cornplanter récupérât son trident car, dans la violence du coup porté au canoë, le manche s’était brisé net.

Il l’atteignit à l’épaule mais sa lame ne fit qu’érafler la peau de cuivre. Le sang, néanmoins, teinta l’eau. Il voulut redoubler mais l’Iroquois n’était pas homme à se laisser larder de coups sans rendre la pareille. Son couteau s’enfonça dans le bras de son adversaire qui gronda de douleur mais bloqua tout de même le poing qui allait frapper de nouveau. Au prix d’un effort surhumain, Gilles réussit à tordre le poignet si dangereusement armé. Cornplanter lâcha prise et le couteau descendit mollement vers les profondeurs du fleuve.

Mais, pour être désarmé, le chef n’était pas encore vaincu. Ses longs bras, durs et forts, encerclaient déjà le chevalier avec une force de taureau, l’obligeant à son tour à chasser l’air encore contenu dans ses poumons. Gilles se sentit étouffer et, presque en aveugle, frappa…

La lame s’enfonça dans le dos de Cornplanter qui, avec un hoquet, desserra son étreinte. D’une bourrade, Gilles l’éloigna de lui et remonta vivement à la surface que son cri de triomphe creva. Le ciel éclata au-dessus de lui dans la gloire rouge du soleil couchant et sa splendeur lumineuse lui entra d’un seul coup dans les yeux, en même temps qu’entrait dans ses oreilles la clameur furieuse des Indiens.

Mais il n’eut pas le temps de jouir de son triomphe. Tandis que les deux rameurs du canoë du chef tiraient celui-ci hors de l’eau, l’un de ceux qui montaient celui de Gilles plongeait à son tour armé de son couteau. Le Français comprit alors qu’il allait mourir, qu’il allait lui falloir affronter l’un après l’autre tous les guerriers de la tribu. Il en tuerait un, puis un autre et peut-être un troisième mais la fatigue aurait finalement raison de ses forces et un quatrième adversaire, ou un cinquième le tuerait finalement.

Décidé néanmoins à vendre chèrement sa peau, il retourna au combat. Celui qui l’avait attaqué était un très jeune guerrier qui devait manquer encore d’expérience car Gilles en eut facilement raison et, bientôt, le cadavre du jeune présomptueux vint flotter à la surface, descendant tranquillement vers l’estuaire. Mais, déjà, un autre Indien se jetait à l’eau tandis qu’un canoë se détachait de la rive pour aller repêcher le mort et lui donner la sépulture normale sans laquelle son âme ne saurait trouver le chemin des grandes forêts célestes.