Ce combat-là risquait d’être beaucoup plus dangereux. Gilles, d’abord, commençait à sentir la fatigue et puis le nouvel adversaire, presque aussi grand que Cornplanter, semblait taillé dans le granit le plus dur. Une lueur cruelle brillait dans ses petits yeux noirs, ronds comme ceux d’une chouette.

Celui-là avait plongé sans autre arme que sa force sur laquelle il devait compter. Il commença par arracher le couteau de la main déjà moins ferme de Gilles, puis, avec la rapidité d’un chat sauvage qui attaque, il l’attrapa à la gorge. Ses doigts étaient aussi durs que des pinces de crabe et le Français lutta désespérément contre l’étau mortel sans que ses mains parvinssent à desserrer la prise. Il sentait déjà sa vie lui échapper quand, dans un sursaut ultime, il lança de toutes les forces qui lui restaient son genou dans le bas-ventre de son ennemi. L’autre beugla mais lâcha le cou de son prisonnier pour se tenir le ventre. À demi évanoui de douleur, il chercha l’air. Gilles en profita pour en faire autant, cherchant des yeux celui qui allait à présent venir le rejoindre dans l’eau… mais rien ne vint.

Un étrange silence régnait sur la rive du fleuve tandis qu’il se hâtait de se hisser dans le canoë, vide à présent de ses rameurs. À demi suffoqué, les yeux pleurant, il aspira l’air plusieurs fois après s’être forcé à vomir l’eau qu’il avait avalée. Puis, rejetant ses cheveux trempés qui lui collaient au visage, il banda son bras blessé d’un morceau de chiffon puis chercha une pagaie pour tenter de gagner l’autre rive quand une voix bien connue l’arrêta :

— Amène ton bateau jusqu’ici… et fais vite ! cria-t-elle en français.

Il comprit alors la raison de ce silence tellement soudain. Sorti on ne savait d’où, Tim Thocker avait profité de ce que tous les regards de la tribu étaient fixés sur le fleuve pour bondir sur Nahena et lui arracher l’enfant qu’il maintenait d’une main ferme contre lui. Son autre main tenait un pistolet et Gilles vit avec stupeur qu’il en menaçait la tête de Tikanti.

— Es-tu fou ? cria-t-il. Lâche-le ! Tu ne vas pas le tuer ?

— Certainement pas, mais il faut que ces gens le croient. Allons, arrive ! C’est ta seule chance d’en sortir vivant et avec ton fils.

Personne, en effet, n’osait bouger. Nahena, tombée à genoux, sanglotait en se tordant les mains ; Gilles comprit qu’il n’y avait en effet pas d’autre solution et se mit à pagayer comme un fou pour rejoindre le bord près de l’endroit où se trouvait Tim. Il put voir, chemin faisant, aborder l’autre canoë, celui qui ramenait Cornplanter que les deux rameurs, à présent, soulevaient et allaient déposer doucement sur l’herbe tandis qu’éclataient les cris et les sanglots hystériques des femmes. Il fallait faire vite, en effet. Si, le chef mort, les Indiens décidaient que la vie de l’enfant n’avait plus d’importance, Tim et lui-même seraient bientôt cloués au poteau dont il avait libéré le trafiquant.

Avant même que la pointe recourbée du bateau eût touché la terre Tim, portant l’enfant sous son bras, avait sauté dedans non sans le déséquilibrer quelque peu.

— Nage ! souffla-t-il. Fais vite ! Il y a là-bas des flèches qui ne vont pas tarder à partir. Il faut atteindre l’autre côté…

Jetant un coup d’œil sur l’autre rive tout en pagayant furieusement, Gilles ricana :

— Il n’est pas beaucoup plus confortable, ton autre côté, regarde un peu ce qui nous y attend !…

En effet, une épaisse ligne rouge ornait à présent l’autre rive. Elle se composait des soldats d’une patrouille anglaise qui s’était arrêtée là, sans doute pour contempler le spectacle.

— Tant pis ! j’aime mieux tomber entre leurs pattes que dans celles des petits frères rouges.

— On a une chance d’y tomber tout de même. Ne crois-tu pas que nos meilleurs ennemis se feront un plaisir de nous livrer aux héritiers de Cornplanter ?

Il n’avait pas fini ces mots qu’une voix renforcée par un porte-voix de bronze leur ordonna de revenir.

— Que dit-il ? demanda Gilles qui comprenait et parlait assez bien la langue des Iroquois mais que sa longue immersion avait quelque peu assourdi.

— C’est la meilleure celle-là ! fit Tim. On nous dit que Cornplanter veut te parler.

— Il n’est donc pas mort ?

— On dirait que non. Regarde !

En effet, tous deux purent voir le corps du chef, étendu sur une civière indienne, et ce corps faisait un geste du bras, faible sans doute mais très net.

— Qu’est-ce qu’on fait ? reprit Tim.

Mais déjà Gilles faisait tourner la proue de son bateau.

— On retourne !… moi, tu vois, je préfère les Indiens aux Anglais. Et puis je ne me vois pas rentrer à Albany tout nu.

Le Planteur de Maïs vivait encore, en effet, et même possédait peut-être quelque chance de vivre de longues années grâce sans doute à son exceptionnelle constitution. Quand Gilles mit pied à terre, il le trouva étendu sur le ventre, livré aux mains expertes de Nahena qui disposait déjà sur sa blessure un épais cataplasme d’herbes. Son visage portait tous les stigmates de la souffrance et sa voix était faible et haletante mais encore nette quand il articula :

— Reprends tes armes… et emmène… mon fils en paix ! Tu as vaincu… mais je n’ai pas honte… d’avoir été vaincu par toi.

— Tes hommes me laisseront-ils emmener l’enfant ? Les flèches sont déjà prêtes à frapper.

— Aucune ne partira… Va !… je sais que tu en feras un homme. À présent… va-t’en ! Va-t’en vite !… Ne me laisse pas… le temps de me souvenir que vous n’êtes que deux !

Sans un mot, Gilles se précipita vers le fleuve, rafla au passage ses vêtements et ses armes restés sur la berge et sauta dans le bateau. Tim était en train d’y livrer un combat homérique contre l’enfant. Toutes griffes et toutes dents dehors, le petit se battait comme un chat en colère, crachant comme lui mais sans dire un mot.

— Je m’habillerai plus tard, dit Gilles. Filons ! Et ne me dis pas que tu ne peux pas faire tenir un enfant tranquille.

— Charge-t’en, grogna le coureur des bois. Et laisse-moi ramer… Après tout… c’est toi son père !

Sans répondre, Gilles enleva son fils dans ses bras et parvint à le maîtriser.

— Allons, fit-il dans la langue des Indiens, cesse de te débattre. Nous ne te voulons aucun mal.

C’était la première fois qu’il employait ce langage et la surprise détendit brusquement le petit.

— Tu parles… comme nous ? dit-il enfin dévisageant cet homme étrange de ses grands yeux couleur des lacs gelés. Qui donc es-tu ?

— Je suis ton père !

Ce simple mot suffit à déchaîner de nouveau la fureur de l’enfant.

— Ce n’est pas vrai ! Tu n’es pas mon père ! Mon père est un roi ! Mon père est le plus puissant chef de toutes les tribus et ma mère est…

Brusquement, il s’arrêta et, comme tous les petits garçons du monde, il se mit à pleurer à gros sanglots tendant ses petits bras vers le village qui s’éloignait déjà.

— Mère ! cria-t-il à travers ses larmes. Mère ! Ne les laisse pas m’emmener ! Mère ! Viens ! Viens !

Alors quelque chose se passa. Horrifié, Gilles vit soudain une forme humaine, qui jusque-là s’était tenue agenouillée dans l’herbe de la rive qui se dressait et, soudain, se jetait dans le fleuve nageant désespérément vers le bateau.

— Nahena ! souffla Gilles. Bon Dieu, elle va se noyer ! Le courant de ce sacré fleuve est assez fort et c’est déjà assez difficile de le remonter à la pagaie.

— À qui le dis-tu ! fit Tim qui, en effet, pagayait comme un forcené pour lutter contre le courant devenu curieusement rapide. Il doit y avoir une source par ici…

Mais Gilles n’écoutait pas. Serrant contre lui le petit garçon qui pleurait en appelant sa mère, il regardait avec une angoisse grandissante cette tête noire abandonnée sur l’immensité des eaux, cette tête noire où s’abritait une volonté prête au suprême sacrifice. Cette femme n’était pas la mère de Tikanti, pourtant son cœur se déchirait en le quittant comme celui d’une véritable mère…

En un éclair, Tournemine vit le petit sauvage blond enfermé dans le carcan des vêtements occidentaux, subissant une vie pour laquelle il n’était pas fait, regrettant indéfiniment la vie libre et les exploits du guerrier qu’il admirait avec, pour mère adoptive, une femme qui serait sans doute pour lui une marâtre. Judith, il en était certain, subirait l’enfant mais ne l’aimerait jamais et, peut-être, le lui ferait sentir…

À cet instant précis, il entendit Nahena pousser un cri d’agonie que l’eau étouffa. Elle avait nagé de toutes ses forces à s’en faire éclater le cœur. À présent, elle était à bout de souffle, elle allait couler… elle coulait…

Le sang de Gilles ne fit qu’un tour. La nuit venait. Dans un instant il serait trop tard.

— Retourne ! cria-t-il à Tim.

Et, saisissant l’autre pagaie, il se mit à ramer avec fureur vers l’endroit où il avait vu Nahena disparaître. Alors, lâchant la pelle de bois, il plongea de nouveau, disparut sous la surface et eut, tout de suite, la chance d’apercevoir le corps inerte qui descendait doucement. D’une détente, il fut sur elle, lui passa une main sous chaque bras et nagea vigoureusement des jambes et des pieds pour regagner avec elle l’air respirable.

Il se rendit tout de suite compte que, si elle était complètement évanouie, elle n’avait guère eu le temps d’avaler beaucoup d’eau. À peine en surface, elle recommença à respirer par courtes aspirations haletantes et irrégulières.

« Il était temps ! » songea-t-il. Tout en la soutenant, il nagea vers le village où, de nouveau, des femmes et quelques hommes se rassemblaient. En quelques minutes il l’atteignit, appelant à grands cris les femmes pour qu’elles l’aident à sortir Nahena de l’eau.

Quand il en sortit à son tour, il vit que Tim, l’enfant et le canoë étaient de nouveau accostés. Les femmes avaient étendu la désespérée sur une peau de cerf et s’occupaient à lui faire rendre l’eau qu’elle avait pu avaler. Puis une autre lui apporta un bol dans lequel fumait quelque chose et la fit boire. Au bout d’un instant, Nahena ouvrit les yeux, regarda les visages penchés sur elle et se mit à pleurer.

— Pourquoi est-ce que je vis encore ? Tikanti ! Il est parti. Il est parti pour toujours…

Mais déjà Gilles était allé prendre le petit garçon dans les bras de Tim. Un instant il le serra contre lui et, l’embrassant avec une tendresse farouche :

— Adieu ! murmura-t-il d’une voix que les larmes enrouaient. Adieu, mon petit…

Puis il vint le placer dans les bras de la jeune femme dont le visage, d’un seul coup, s’illumina d’un bonheur qui lui fit mal et, en même temps, le récompensa. Tikanti, qui ne serait jamais Olivier, s’était blotti contre elle avec cette tendre confiance des enfants. On sentait que cette place, de tout temps, avait été la sienne.

À travers les larmes de joie qui coulaient à présent sur son doux visage, Nahena regarda l’étranger avec une sorte d’adoration.

— Tu me le rends ? C’est vrai ? Tu ne l’emmènes plus ?

— Non, Nahena… Je n’ai pas le droit de briser le cœur d’une mère. Il restera ton fils. Dis au Planteur de Maïs, ton vaillant époux, que j’enverrai des présents et de l’or pour que l’enfant et toi viviez dans l’opulence des seigneurs, mais dis-lui aussi que, si je lui demande de faire de cet enfant un brave, ce qui ne sera pas difficile, je lui demande aussi de ne pas lui apprendre à torturer ses frères blancs. C’est à ce prix, seulement, que je te le laisse.

— Je promets ! fit une voix grave et Cornplanter lui-même apparut porté sur une civière entre des guerriers tenant des torches allumées qui ramenèrent la lumière sur la rive où tombait la nuit. Veux-tu demeurer ce soir autour de mes feux de campement ? Les ténèbres seront bientôt là. Et tu seras toujours reçu en ami, chaque fois qu’il te plaira de revenir.

— Non. Sois remercié pour l’hospitalité que tu m’offres mais je préfère repartir tout de suite. Un jour, peut-être, je reviendrai. Je prierai mon dieu pour que ta blessure guérisse rapidement… Tu es un grand chef ! Tikanti a raison.

Il se détourna et, sans un regard pour le petit garçon que Nahena berçait dans ses bras à présent avec le bonheur peint sur sa figure, courut au canoë désormais inutile que Tim venait de tirer sur la berge du fleuve, y prit ses habits qu’il se hâta de revêtir, conscient tout à coup d’être nu et d’avoir froid jusqu’au fond de l’âme. Puis, empoignant son mousquet et son sac, il se dirigea à grands pas vers la forêt, évitant soigneusement de jeter encore le plus petit regard sur le village où il laissait un morceau de son cœur. Mais, avant qu’il se fût éloigné, la voix épuisée du Planteur de Maïs lui parvint, amplifiée, mais au prix de quel effort, par le cornet de bronze.