— Va en paix, fils de l’oiseau qui peut regarder le soleil ! L’enfant apprendra de qui il est le fils.
Un instant, Gilles s’arrêta comme si une balle venait de le frapper puis, remontant son sac sur son épaule, il reprit son chemin suivi d’un Tim étrangement silencieux. Celui-ci avait clairement vu deux larmes couler sur la joue mal rasée de son ami, mais à la lueur rouge que dispensaient les feux du village il put voir aussi qu’un léger sourire, à présent, adoucissait le chagrin peint sur son visage.
Un long moment ils cheminèrent ainsi, l’un derrière l’autre, sans se dire un mot, suivant à l’abri des arbres la clarté diffuse qui venait du fleuve. Gilles s’efforçait de raisonner la peine amère qu’il éprouvait sans y parvenir. Se pouvait-il qu’en si peu d’instants un enfant dont, cependant, il n’avait pas eu un regard d’affection, pas un mot d’amitié, se fût introduit au plus sensible de son cœur ? Le chagrin qu’il éprouvait n’avait rien de comparable aux peines d’amour. C’était quelque chose de plus fort et de plus grave : une douleur d’homme qui, pour Gilles, tournait la dernière page du temps de l’insouciante jeunesse. Il savait que jamais il ne pourrait oublier le petit sauvage aux yeux bleus qui n’avait pas accepté qu’il le gardât dans ses bras.
Ce soir-là, quand les deux compagnons eurent rejoint leur campement de la nuit précédente et rallumé le feu dont les cendres étaient encore chaudes, ce fut sans rien se dire qu’ils mangèrent et se roulèrent dans leurs couvertures pour dormir. Il n’y avait, en effet, plus rien à dire…
1. Beau Lac.
2. Son père était un Blanc.
3. Étoile calme.
CHAPITRE IV
LES COLLINES DE HARLEM
Quelques jours plus tard, le Gerfaut achevait, entre les mains de Gilles, sa descente de l’Hudson et approchait de New York. Sous son beaupré, esturgeons et marsouins bondissaient joyeusement tandis qu’au-dessus des mâts d’immenses vols de pigeons emplissaient le ciel d’un nuage gris et blanc.
De nombreux petits bateaux à voiles larges et courtes que leurs panses rebondies apparentaient à des poules affairées descendaient le courant presque bord à bord avec le fin voilier, transportant les légumes, le lait et les œufs qui, le lendemain, rempliraient les estomacs new-yorkais. Ici et là, quelques sloops d’Albany louvoyaient chargés de bois de charpente ou de balles de fourrures. La plupart d’entre eux laissaient claquer, sous la douce brise de mai, un pavillon hollandais à la corne de son mât car, sur les quatre mille habitants dont se composait la petite ville en amont de New York, la grande majorité était faite de négociants hollandais retranchés là depuis plus d’un siècle, depuis que New Amsterdam était devenue New York et qu’un gouverneur anglais avait remplacé le fameux Peter Stuyvesant, l’homme à la jambe de bois.
La guerre récente n’ayant laissé que des traces vite effacées, le paysage était ravissant. Sauf aux endroits où se dressaient la muraille de grès rouge des Palisades et les pentes rocheuses des Highlands, les rives du grand fleuve étaient couvertes de fermes pimpantes entourées de champs de blé vert et de vastes vergers encore bien fleuris dont le parfum embaumait cette belle fin de journée ensoleillée.
— Par la barbe du Prophète, monsieur le chevalier, vous voilà devenu un excellent pilote ! apprécia le capitaine Malavoine tandis que le joli bateau, après avoir doublé la pointe de Manhattan et remonté quelque peu l’East River, venait de se ranger devant la Old Slip avec une parfaite aisance. Bientôt vous n’aurez plus besoin de moi, ajouta-t-il avec une pointe de mélancolie.
— Un bon timonier est une chose, un bon capitaine en est une autre. Même si l’on a vu le jour les pieds dedans, on n’apprend pas la mer en quelques semaines, mon cher ami. Ce navire est votre navire autant que le mien et, lorsque je serai devenu planteur, vous aurez de nombreux voyages à faire pour moi. À moins que vous ne soyez las de guider le Gerfaut…
— C’est le meilleur bateau que j’aie jamais eu entre les mains. Marchez, monsieur le chevalier, s’il ne tient qu’à moi, je mourrai sur la dunette.
— J’espère pour ma part qu’avant d’en venir à cette extrémité, vous y aurez fait fortune à mon service. À présent, je vais à terre. Faites donner double ration de rhum à l’équipage et envoyez-en une partie se dégourdir les jambes.
Laissant Tim veiller au déchargement de quelques ballots de fourrures qu’il avait récupérés, à Albany, chez son ami le négociant écossais John Askin, Gilles descendit en trois pas la planche de coupée et se retrouva sur le port. Le temps était si doux qu’il eut envie de marcher un peu avant de héler une voiture pour se faire conduire à Mount Morris.
L’activité du port de New York semblait se développer de jour en jour. Les bateaux y étaient nombreux : certains à l’ancre dans le port, d’autres amarrés à quai comme le Gerfaut lui-même. Leurs mâts, les drisses tendues de leur gréement, les vergues portant leurs voiles serrées se détachaient sur le bleu du ciel. Des mouettes tournoyaient par-dessus, guettant la nourriture qui pouvait tomber des navires. Des matelots s’affairaient à décharger plusieurs bateaux dont l’un, un négrier, déversait sur le quai le flot noir et exténué de sa pitoyable cargaison que l’on allait diriger sur un entrepôt afin de la rendre plus présentable pour la prochaine criée. D’autres esclaves noirs déjà habitués manœuvraient ballots, caisses et bourriches, soulevaient barriques et tonneaux pour charger des charrettes. Sur l’eau, une barque montée par deux rameurs noirs vêtus de vert amenait un homme dont la mise soignée et le ventre important disaient qu’il s’agissait sans doute d’un notable.
Calmement, comme un bourgeois rentrant chez lui, Gilles suivit un moment Pearl Street puis s’engagea dans Wall Street, alors centre administratif de la ville en même temps que quartier résidentiel grâce à quelques demeures de style géorgien étalant au soleil leurs façades à pilastres. Les autres, avec leurs briques rouges et leurs hauts pignons à la flamande, évoquaient plutôt la Hollande. Au fond apparaissait le clocher-porche de Trinity Church pointant par-dessus les branches d’arbres dépassant des jardins.
À cette heure proche de la fin du jour, Wall Street offrait un aspect agréable avec quelques beaux équipages, de provenance anglaise pour la plupart, et la foule policée qui s’y promenait. Les hommes et les femmes, ceux tout au moins qui devaient appartenir à la bonne société, portaient des vêtements aussi élégants et aussi bien coupés que ce que l’on pouvait admirer à Londres ou à Paris. Les femmes montraient d’amples jupes de satin ou de brocart et d’immenses chapeaux couverts de plumes, de fleurs ou de dentelles. Quant aux chevaux, ils étaient tous très beaux et fort bien soignés.
Un instant, Gilles caressa l’idée de s’implanter dans cette ville si vivante et, très certainement, promise à un grand avenir. Pourquoi, après tout, renoncer à quitter les États-Unis ? Pourquoi ne pas écouter Tim, acheter une terre en bordure de Broadway, par exemple, en s’adressant à cet architecte français dont tout le monde parlait en Amérique, le major L’Enfant, ancien combattant de la guerre d’Indépendance et qui, actuellement, reconstruisait le City Hall, l’hôtel de ville de New York, et devant le chantier duquel, d’ailleurs, Tournemine venait de passer ? Ensuite, il pourrait s’adonner conjointement au commerce des fourrures et au jeu passionnant de la spéculation.
Devant l’immeuble en construction, il y avait un attroupement mais Gilles s’en détourna avec dégoût : une femme aux vêtements déchirés était attachée au pilori qui, avec la potence et le poteau pour flageller les malfaiteurs, faisait partie de l’équipement de toute Maison de Ville normalement constituée. Quelle différence y avait-il donc, au fond, entre le City Hall de New York et la place de Grève à Paris ? Ce pays qui se voulait libre semblait s’entendre, aussi bien que les vieilles monarchies européennes, à opprimer l’homme. Mieux peut-être, même : on ne voyait guère à Paris de cargaisons d’esclaves enchaînés débarquer sur les quais de la Seine. Il est vrai qu’à Nantes on en voyait assez fréquemment, mais ils ne faisaient guère qu’y toucher terre en route pour les îles Caraïbes, la Louisiane ou toute autre terre américaine. Allons, le monde, où que l’on aille, se valait…
Hélant enfin un cab qui passait, Tournemine sauta dedans et ordonna au cocher de le conduire dans les collines de Harlem. Il était plus que temps d’aller voir comment se comportait sa maisonnée, même s’il n’en avait pas réellement envie ainsi que le lui avait fait sentir son soudain besoin de promenade à pied dans la ville de briques rouges et de pierres blanches, de bois et de poussière.
Par comparaison, surtout avec la scène de violence qu’il venait de contempler, la campagne lui parut singulièrement belle et pure. Il eut le temps d’en emplir ses yeux car le retour à Mount Morris représentait une course d’environ sept miles et demi et, sur son ordre, la voiture les accomplit au trot paisible d’un bon cheval. Lui évitant la poussière, il lui laissa tout le loisir de respirer les senteurs de foin et de chèvrefeuille qui, passé les dernières maisons de New York-ville, remplaçaient avantageusement les odeurs de poisson mêlées à celles du malt de la grande brasserie de l’Hudson et à celles des tanneries de l’East River que l’on évitait difficilement dans la cité.
Il faisait presque nuit quand la voiture atteignit l’entrée de la propriété et s’engagea dans la longue allée bordée d’aulnes et de tilleuls qui remontait la colline et se divisait ensuite pour former un large cercle devant la maison. Un large cercle qui était, pour l’heure présente, plein d’attelages variés.
Sourcils froncés, Gilles considéra la belle demeure de brique rose où Washington avait vécu quelques jours durant la bataille des Hauts de Harlem, à laquelle la colonnade et le fronton blancs donnaient tant de majesté. Toutes les fenêtres, ouvertes à cause de la douceur de la température, laissaient échapper des flots de lumière et des bruits de conversation sur fond de musique douce.
— On dirait qu’il y a une fête, monsieur. Qu’est-ce que je fais ? demanda le cocher qui avait jaugé à leur juste valeur les vêtements de marin que portait son client et qui, sans doute, ne lui semblaient pas de mise en une telle circonstance.
— Arrêtez-vous ! grogna Gilles. Je descends.
Sautant à terre, il jeta à l’homme une pièce d’or. Celui-ci l’attrapa au vol, ravi de l’aubaine, tandis que Gilles se dirigeait vers la maison, sentant gonfler en lui une colère dont il s’efforça de se rendre maître en prenant plusieurs respirations profondes. Au bas des marches du perron, David Hunter, le gardien-maître d’hôtel de la maison, aidait à descendre de voiture une dame dont le pied minuscule émergeait d’un énorme ballon de satin rose. La dame se comportait comme si elle eût été en porcelaine, accablant le serviteur et son compagnon, un homme magnifiquement habillé de soie crème sur un ravissant gilet bleu pâle, d’une foule de recommandations touchant la fragilité de sa robe et la délicatesse de ses souliers tandis que tous deux faisaient de louables efforts pour extraire de la portière, peut-être légèrement étroite, cette montgolfière couleur d’aurore.
Aucun des acteurs de cette petite scène ne prêta attention à Tournemine. Il escalada le perron et s’engouffra dans le vestibule où des serviteurs noirs armés de plateaux chargés de verres allaient et venaient. Des serviteurs qu’il n’avait jamais vus.
La première silhouette connue qu’il aperçut fut celle d’Anna Gauthier. Vêtue d’une sévère robe de soie noire avec bonnet et col de dentelles blanches, elle se tenait debout près de la porte de l’office, réglant silencieusement le service. Sans même un regard vers les salons pleins de monde, Gilles alla la rejoindre.
— Qu’est-ce que cela veut dire, Anna ? demanda-t-il maîtrisant difficilement la colère qui faisait trembler sa voix. Qui sont ces gens ?
Elle poussa un léger cri en le reconnaissant et son regard s’emplit d’une joie où il devina du soulagement mais sa voix était douce et déférente en répondant :
— Ce sont les amis de madame. Elle reçoit, ce soir.
— Elle reçoit ? Vraiment ?… Elle n’est plus mourante à ce que l’on dirait ?
Anna eut un petit sourire triste.
— Il y a plus d’un mois que M. le chevalier nous a quittés. Bien des choses se sont passées… malheureusement !
— Malheureusement ? Que voulez-vous dire ? Et d’abord où sont les autres ? Pierre, Pongo, Rozenn… et Madalen ?
"Haute-Savane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Haute-Savane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Haute-Savane" друзьям в соцсетях.