— Pas davantage. Je vais rejoindre mes amis à la place qui selon vous nous convient le mieux à eux comme à moi : aux écuries !
Il attendit cependant quelques instants pour voir comment les choses allaient se passer, expédiant Anna à la porte des salons en mission d’information. Sans doute allait-on dans un instant entendre un grand brouhaha, puis on emporterait vraisemblablement Judith évanouie jusqu’à sa chambre…
Il n’y eut rien de tout cela qu’un grand silence soudain suivi de chuchotements contenus et des froissements de vêtements d’une foule qui s’en va tandis qu’au-dehors résonnaient les appels d’usage.
— Les gens de Mrs. Livingstone… La voiture de Mr. et Mrs. Brevoort… Les gens de Mrs. Van Cortland…
Trois minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Anna reparaissait, un demi-sourire, qu’elle s’efforçait d’ailleurs de dissimuler, sur son visage toujours un peu austère.
— Eh bien ? demanda Tournemine, madame est-elle convenablement évanouie ?
— Pas du tout ! Madame reçoit en pleurant à chaudes larmes les consolations de ses amis avant qu’ils ne se retirent.
— Les consolations ? Que leur a-t-elle dit ?
— Qu’elle venait d’apprendre la mort d’un de ses frères. C’est beaucoup plus efficace qu’un évanouissement car, en ce cas, les invités auraient attendu que leur hôtesse se sente mieux en continuant de vider la cave et les buffets.
— Vous ferez porter leur contenu aux indigents. Ils ne manquent pas du côté du port.
Satisfait, Gilles quitta la maison et, passant par-derrière afin d’éviter la foule des voitures, se dirigea vers les écuries de brique rouge et de bois qui s’étendaient sur l’un des côtés de la demeure, à l’opposé de ce qui était, avant la guerre, le quartier des esclaves.
L’obscurité, la douceur de la nuit et ses odeurs d’herbes fraîches lui parurent délicieuses après l’agitation, le bruit et les lumières de la fête. Il y retrouva le chagrin du petit garçon abandonné que la colère de tout à l’heure avait assourdi un instant. S’y joignait quelque chose qui ressemblait à un remords, celui d’avoir arraché sa vieille Rozenn à sa chère Bretagne, de l’avoir échouée sur cette terre étrangère juste le temps d’y mourir.
Sans son égoïsme, elle vivrait encore, assise au coin de quelque cheminée, les pieds dans la cendre chaude, tricotant interminablement gilets de laine et paires de bas en écoutant à la veillée les histoires des conteuses, les contant elle-même parfois… Bien sûr, depuis que Marie-Jeanne Goelo avait fermé sa petite maison de Kervignac pour s’en aller au couvent de Locmaria, abandonnant Rozenn avec une odieuse indifférence, la vieille femme s’était sentie très seule en dépit des amitiés qui s’étaient chargées d’elle. Elle avait accepté d’enthousiasme la proposition de son ancien poupon de s’en aller vivre en Amérique et Gilles, en l’emmenant, avait eu en vue principalement l’éducation de ce fils inconnu que lui gardaient les Indiens, mais il en venait à penser qu’en expatriant Rozenn il avait surtout obéi à un mouvement égoïste : c’était son enfance à lui et la seule famille qui lui restât qu’il avait souhaité emmener avec lui…
À présent, aucun petit garçon ne viendrait plus se nicher dans le giron tendre de Rozenn mais peut-être, après tout, était-il mieux qu’il en fût ainsi puisque le fils de Sitapanoki ne serait jamais le dernier des Tournemine…
Avec le roulement de la dernière voiture, le silence prit peu à peu possession de Mount Morris. Gilles aspira deux ou trois fois, fortement, l’air frais de la nuit puis, essuyant avec rage les larmes qui coulaient encore sur ses joues, quitta l’abri de son arbre et prit résolument la direction des écuries.
Il trouva Pongo dans la stalle de Merlin et sentit son cœur s’alléger en retrouvant, ensemble, ceux qu’il considérait comme ses meilleurs amis. Avec des soins dévotieux, l’Indien lustrait la robe dorée du cheval qui, reconnaissant le pas de son maître, tourna la tête et hennit de joie, montrant ses grandes dents en une sorte de sourire qui trouva son reflet immédiat sur la figure de Pongo.
— Maître enfin revenu ! s’écria-t-il avec, lui aussi, une note de soulagement dans la voix. Pongo bien heureux…
Les deux hommes se serrèrent la main tandis que Gilles remarquait :
— Cela veut dire que tu ne l’as guère été durant mon absence…
— Ni heureux ni malheureux mais les choses sont allées tout de travers. Difficile pour Pongo obéir à une femme.
— Sois sans crainte, cela ne se produira plus. J’ai, pour commencer, jeté dehors tous ces gens dont ma femme avait rempli la maison. Ils n’ont que faire chez moi et moi je n’ai que faire d’eux.
L’amertume qui vibrait dans la voix de Tournemine n’échappa pas à l’ancien sorcier des Onondagas. Il connaissait son maître par cœur et ne se trompait jamais quand il s’agissait de ses états d’âme.
— Visite au grand chef blanc pas satisfaisante ?
— Pas du tout ! La concession sur la Roanoke River n’était qu’une illusion, un rêve. On m’avait donné, à ce qu’il paraît, des terres non disponibles, oh ! on m’en a offert d’autres… très loin à l’ouest, là…
— … où il est difficile de garder scalp sur la tête. Dommage ! Et… l’enfant ?
Brièvement, Gilles raconta ce qui s’était passé au camp des rives de l’Oswego. Machinalement, et peut-être pour se donner le courage d’évoquer ces heures qui lui demeuraient cruelles, il caressait doucement la tête soyeuse de Merlin dont les grands yeux le regardaient avec quelque chose qui ressemblait à de la tendresse.
— Je n’ai pas eu le courage de briser le cœur de cette femme, Nahena, dit-il en conclusion. Peut-être ai-je eu tort…
La main de Pongo se posa, fermement, sur son épaule.
— Non, dit-il gravement. Toi avoir eu raison. Mauvais arracher enfant à ceux qu’il pense être sa famille…
— À présent, je pense réellement que j’ai eu raison… à présent que Rozenn n’est plus ici pour s’occuper de lui. C’était pour cela que je l’avais amenée de France. Et maintenant…
Au prix d’un violent effort, il retint les larmes qui lui venaient encore. Pongo vit se crisper le poing qu’il avait noué dans la crinière du cheval tandis qu’il jetait, avec rage :
— Quel accident stupide ! Idiot ! En dépit de son âge, Rozenn savait encore courir dans les rochers, marcher dans la vase, étendre du linge sur le bord d’une rivière sans tomber dedans. Et ici à cause d’un peu de boue…
— Boue y être pour rien ! coupa Pongo. Et pierre pas davantage… tout au moins celle où vieille femme reposait.
— Que veux-tu dire ?
— Pas accident. Meurtre !
— Quoi ?
Le mot fit peser tout à coup sur l’écurie silencieuse son poids d’horreur. À la lumière de la lanterne qui éclairait la stalle Gilles considéra, incrédule encore, le visage de bronze de son ami. Jamais il ne lui était apparu si sombre. Il crut y lire aussi une nuance de pitié.
— Pongo ! murmura-t-il avec une angoisse presque suppliante. Te rends-tu compte de ce que tu viens de dire ? Un… meurtre ? Cela voudrait dire que…
— Vieille femme a été tuée, oui.
— Mais enfin, c’est insensé. Qui aurait pu faire ça ? Et pourquoi l’aurait-on tuée ?
L’Indien hocha la tête.
— Qui ? Pourquoi ? Pongo pas savoir. Mais avec quoi, Pongo savoir.
— Eh bien, dis-le !
Pour toute réponse, Pongo fit le geste de faire tournoyer quelque chose au-dessus de sa tête. La démonstration était claire et Gilles saisit tout de suite.
— Une fronde ?
— Pongo ignorer nom dans ta langue. Cela sert à lancer pierres.
— C’est bien cela. Mais si tu ignores qui est l’assassin, comment sais-tu avec quoi il a frappé ?
— Viens ! Pongo te montrer…
Décrochant l’une des lanternes de l’écurie, qu’il aveugla d’ailleurs avant de sortir pour que la lumière ne soit pas remarquée de la maison, l’Indien entraîna Gilles au-dehors. La nuit était assez claire pour pouvoir traverser le parc sans autre éclairage et les deux hommes. descendirent le très long chemin menant jusqu’à la rivière de Harlem, passant du jardin proprement dit à une succession de prairies en pente douce.
— Qu’allait faire Rozenn à la rivière, le sais-tu ? Laver du linge ? Se promener ?
— Promener peut-être mais pas laver linge. Rien trouvé. A dû descendre très tôt, le matin. Était encore chaude quand on a trouvé…
— Qui l’a trouvée ?
— Filles descendues pour laver linge, justement… Tiens ! Voici endroit.
Les deux hommes étaient arrivés au bord de l’eau. Une sorte de petit lavoir composé de ces caisses en bois dans lesquelles s’agenouillent les lavandières y était installé. Libérant la lumière de sa lanterne, Pongo montra à Gilles une grosse pierre plate qui se trouvait ancrée dans le chemin suivant la rivière.
— Regarde, dit-il en s’agenouillant auprès d’elle pour mieux expliquer. Pierre toute plate. Si vieille femme tombée sur elle vieille femme se briser le crâne.
— En effet. N’est-ce pas ce qui s’est passé ?
— Non. Vieille femme blessée là, fit-il indiquant sur sa propre tête le haut de la nuque, à l’endroit du cervelet. Elle traînée sur pierre où, bien sûr, sang couler. Mais sang couler aussi là, ajouta-t-il en désignant un endroit de la prairie situé de l’autre côté du chemin à environ deux mètres de la pierre.
— Tu veux dire, fit Gilles, qu’on l’a tuée là et qu’ensuite on l’a traînée ici de manière que sa tête repose sur la pierre.
Pongo approuva de la tête puis reprit :
— Herbe relevée, sang effacé à l’endroit crime mais Pongo bien remarquer faibles traces et petit peu de sang resté sur herbe. Aucun doute !
Il y eut un silence. Accablé, Gilles essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées car toutes choses, d’un seul coup, étaient devenues bizarres, anormales autour de lui. Comme le disait Pongo sa démonstration ne laissait place à aucun doute sur la façon dont Rozenn était morte. Quelqu’un l’avait tuée. Mais alors qui pouvait être ce quelqu’un ? Quel ennemi cette bonne créature avait-elle pu se faire en un si court laps de temps ? À moins que ce ne fût le crime d’un rôdeur mais alors dans quel but ? Rozenn n’avait jamais un sou vaillant sur elle et elle n’était plus à l’âge où une femme se voit exposée aux entreprises masculines. Une erreur ? C’était absolument improbable. Et puis que faisait-elle au petit jour sur le bord de la rivière, à un bon demi-mile de la maison ?
Incapable, dans l’état actuel de la question, de lui trouver une réponse convenable, Gilles la posa tout naturellement à Pongo dont la sagacité venait de se révéler si brillamment. L’assassin, en maquillant son crime en accident, avait fait preuve d’une totale ignorance de l’espèce de génie des Indiens quand il s’agissait de relever une piste.
— As-tu, lui dit-il, une idée de celui qui a pu commettre ce meurtre abominable ? Un rôdeur ? L’un des domestiques avec qui Rozenn aurait pu avoir une prise de bec ? Elle n’avait pas sa langue dans sa poche ni d’ailleurs ses yeux. Elle avait pu surprendre un voleur qui l’aurait attirée ici sous un prétexte quelconque ?
Pongo hocha la tête.
— Moi pas savoir. Savoir seulement une chose : meurtrier être femme.
— Une… femme ? souffla Gilles, abasourdi. Mais qu’est-ce qui te le fait dire ?
L’ancien sorcier tendit le bras vers un bouquet d’arbres qui se trouvait à quelque distance, au flanc de la colline.
— Cherché et trouvé traces là, derrière arbres. Pas celles d’un homme. Trop petites. Et puis… trouvé aussi ça… accroché à buisson.
À la lumière de la lanterne, Tournemine vit, au creux de la main brune, un tout petit fragment de dentelle. Il le prit, le tourna et le retourna avec une répugnance extrême, envahi qu’il était d’une horreur proche de la panique. Cette dentelle, fine et délicate, avait dû coûter trop cher pour la bourse d’une servante… L’idée qui lui vint alors était si atroce qu’il la repoussa loin de lui avec rage.
Fourrant le léger vestige dans sa poche, il grogna :
— Rentrons, à présent. J’ai eu, pour ce soir, mon compte d’émotion. Demain, j’essaierai de savoir à qui appartient ce bout de dentelle. Mais merci à toi, ami Pongo ! Grâce à cela je découvrirai la meurtrière de Rozenn et je lui ferai payer son crime, oui, sur ma vie, elle le paiera, fût-elle ma…
Il s’arrêta, n’osant formuler, même dans ce lieu obscur et solitaire et pour les seules oreilles de Pongo, le soupçon abominable qui lui venait.
En silence, les deux hommes reprirent le chemin de la maison mais, tandis qu’ils gravissaient lentement la douce pente de la colline que Mount Morris couronnait si gracieusement, l’esprit de Gilles travaillait à toute vitesse. Le merveilleux enregistreur qu’était sa mémoire lui montrait Rozenn debout dans la chambre des cartes du Gerfaut, visage pétrifié de vieux bois que la lumière des chandelles creusait d’ombres sinistres, Rozenn, les bras croisés, réclamant, telle une prêtresse des temps de ténèbres, un châtiment exemplaire pour Judith, coupable de porter au grand jour le nom de Tournemine et, dans l’ombre de ses entrailles, le fruit de ses amours avec un misérable.
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