— Chez nous, jadis, on jetait à la mer la femme adultère et chez les Tournemine on n’a jamais permis à celle qui manquait à l’honneur d’étaler au soleil le fruit de sa faute… en admettant qu’on voulût bien lui permettre de vivre encore !

L’évocation fut si nette qu’il crut entendre, dans le vent nocturne qui se levait, la voix âpre, si dure, de la vieille Bretonne. Se pouvait-il qu’elle eût, en dépit de sa défense, tenté quelque chose contre Judith, que celle-ci s’en fût aperçue et eût décidé de se débarrasser, en simulant un accident, d’une compagne dangereuse ?

Comme lui-même – encore qu’ils fussent alors séparés par l’abîme infranchissable qui éloignait un bâtard d’une damoiselle – Judith de Saint-Mélaine avait connu une enfance misérable, dans le lugubre manoir du Frêne. Élevée entre deux garçons retournés pratiquement à l’état de brutes, elle avait poussé un peu n’importe comment, à la manière d’un rameau sauvage jusqu’à son entrée au couvent de Notre-Dame-de-la-Joie à Hennebont. Elle avait couru les champs, les bois, grimpant aux arbres et peut-être bien que ces deux fauves nommés Tudal et Morvan lui avaient appris le maniement d’une fronde… En remontant vers la maison dont le fronton et la colonnade, d’un blanc neigeux, dessinaient dans la nuit le fantôme d’un temple grec, Gilles se sentait l’âme lourde et le corps plus las que s’il avait, pendant huit jours, ramé aux galères car peu à peu s’ancrait en lui une semi-conviction : Tudal et Morvan avaient été des misérables, des assassins ; se pouvait-il que Judith partageât quelque peu un atavisme venu on ne savait d’où ? Cela était difficile à croire lorsque l’on évoquait la mort misérable mais si digne, si noble et si pudique de son père mais qui pouvait dire avec certitude quelles étranges obscurités pouvait transmettre un sang venu de la nuit des temps ? Lui-même, en qui vivait celui, féroce, des seigneurs-forbans de La Hunaudaye, n’était pas toujours maître absolu de certaines impulsions dont la violence lui paraissait curieusement étrangère.

Devant les marches, Pongo et lui se séparèrent, l’Indien préférant de beaucoup regagner l’écurie où il avait sa chambre plutôt que suivre son maître dans la maison où, d’ailleurs, seules les femmes avaient droit de cité. Sous le péristyle, Tournemine trouva Hunter qui l’attendait.

— M. le chevalier compte-t-il ressortir ou bien pouvons-nous fermer la maison ? demanda-t-il avec respect.

— Vous pouvez fermer. Mais, dites-moi, mon ami, je n’ai pas vu Mrs. Hunter. N’est-elle pas ici ?

— Non, monsieur. Elle s’est absentée pour quelques jours afin de se rendre à Carmel auprès de sa sœur qui vient d’avoir un septième enfant. Madame lui a gracieusement accordé la permission d’aller s’occuper un moment des six autres puisque Mrs. Gauthier, qui s’entend fort bien aux choses de la maison, pouvait la remplacer.

— C’est donc parfait ainsi. Bonsoir, Hunter. Je vous verrai demain afin que nous examinions ensemble les livres de comptes puisque Mrs. Hunter n’est pas là.

— Aux ordres de M. le chevalier. Je souhaite une bonne nuit à monsieur. Mrs. Gauthier m’a chargé de lui dire que sa chambre est prête.

Anna, en effet, l’attendait en haut de l’escalier, armée d’un chandelier. Sans un mot, elle le précéda jusqu’à une grande chambre située à l’un des angles de la maison, s’assura d’un coup d’œil que tout y était en ordre puis, déposant le chandelier sur une table qui avait peut-être servi de bureau au général Washington, elle esquissa une révérence et se dirigea vers la porte. Mais, avant qu’elle ne l’eût franchie, Gilles l’arrêta.

— Un mot encore, Anna. Quelle chambre occupe ma femme ?

— Celle qui se trouve au bout de cette galerie… tout juste à l’opposé de celle-ci.

— C’est elle qui en a décidé ainsi ? Je veux dire en ce qui concerne mon logement ?

Visiblement gênée, Anna Gauthier détourna les yeux mais ne put se dispenser de répondre :

— Ce sont ses ordres.

— Parfait. En ce cas veuillez aller lui dire qu’elle se dispose à me recevoir. Puisque sa santé est redevenue si florissante il n’y a aucune raison pour que nous fassions euh… dirai-je, continent à part ?

Anna devint toute rouge. Ce que sous-entendait l’arrogant message dont on la chargeait la choquait et la mettait mal à l’aise, mais Gilles entendait imposer à Judith un dressage quasi public et il n’ignorait pas qu’elle se sentirait humiliée par une mise en demeure sentant à ce point son Louis XIV. Mais Anna n’était pas de celles qui discutent un ordre, si étrange soit-il, et elle se contenta d’un : « Bien, monsieur… » essentiellement passif.

— Au fait, Anna, où logez-vous ? Au second étage ?

— Non. Mrs. Hunter qui a pris Madalen en amitié nous héberge dans sa maison, ma fille et moi. C’est…

— Beaucoup plus agréable, je n’en doute pas un instant, fit Gilles avec un bon sourire. Eh bien, bonne nuit, Anna. Allez vous reposer…

Demeuré seul, il se déshabilla et procéda à sa toilette. Anna, qui décidément n’oubliait rien, avait fait remplir d’eau chaude la baignoire de cuivre qui occupait la plus grande place dans le cabinet de toilette voisin de sa chambre. Cette attention, qu’il n’avait pas demandée, le fit sourire : il devait conserver sur lui suffisamment de fumet indien pour offusquer les narines d’une honnête femme. Il constata, d’ailleurs, en entrant dans l’eau, que, pour plus de sûreté, Anna avait déversé une bonne ration d’essence de rose, odeur qu’il détestait sur un homme bien qu’elle lui rappelât agréablement le corps savoureux d’Anne de Balbi.

Il ne s’attarda donc pas dans ce bain trop féminin, en combattit vigoureusement l’odeur à l’aide d’un savon de Marseille et d’un cigare de La Havane qu’il alluma dès qu’il fut sorti de l’eau. Pour faire bonne mesure, il s’aspergea généreusement de l’« Eau admirable » de Jean-Marie Farina, le parfumeur de Cologne, et, pour l’haleine, il s’octroya généreusement un plein gobelet de rhum dont la flamme liquide coula en lui comme un fleuve vivifiant, réchauffant un peu son cœur glacé. L’odeur du tabac fin emplissait l’atmosphère donnant à cette chambre inconnue la chaleur et l’intimité qui lui manquaient en dépit des efforts d’Anna.

Ainsi réconforté, Gilles hésita un instant sur la tenue qui convenait pour aborder une épouse dont il n’avait pas de peine à deviner qu’elle allait se montrer rétive. Il opta finalement pour le plus simple appareil qu’il se contenta de draper dans une somptueuse robe de chambre de velours noir gansée d’or, négligeant même de reposer le pansement de son bras, blessé dans le combat contre Cornplanter. L’entaille était bien refermée et cicatrisée convenablement. Puis, glissant ses pieds dans des pantoufles, il brossa soigneusement ses épais cheveux blonds qu’il noua sur la nuque dans un ruban de soie noire et, ainsi équipé, prit une chandelle et quitta sa chambre. Il avait eu soin de transférer, de la poche de son habit à celle de sa robe de chambre, le petit fragment de dentelle…

La galerie était obscure à présent, à l’exception d’un rai de lumière qui brillait doucement sous la porte qui se trouvait juste à l’autre bout. Tournemine se dirigea vers elle, frappa un coup bref et, sans attendre la réponse, entra.

Encore vêtue de sa robe de bal, Judith, assise devant sa table à coiffer, livrait sa magnifique chevelure rousse aux soins de Fanchon. Celle-ci, armée de deux brosses, les passait et les repassait dans les longues mèches couleur de caramel chaud qui devenaient d’instant en instant plus brillantes.

L’entrée du maître ne dérangea en rien ce tableau intime. Les yeux sur son ouvrage, les mains noyées dans le flot d’or rouge qu’elle animait d’une vie propre, Fanchon ne tourna pas la tête, mais Gilles put voir ses lèvres trembler sous la contrainte qu’elle s’imposait. Judith ne bougea pas davantage, se contentant de déclarer, un sourire moqueur entrouvrant ses belles lèvres :

— Comme vous le voyez, je suis encore à ma toilette. Veuillez donc, mon cher, revenir plus tard… beaucoup plus tard car ma toilette est une longue cérémonie. À moins que vous ne vous sentiez pas la patience d’attendre et préfériez aller dormir, ce qui serait normal pour un homme qui vient de voyager…

— Vous devriez savoir que je n’ai aucune patience, Judith. Quand il s’agit de vous, tout au moins. Sortez, Fanchon !

Cette fois, la jeune fille osa le regarder et il put voir que ses yeux étaient pleins de larmes. D’une voix à peine audible, elle balbutia :

— Mais, Monsieur, je dois finir mon travail.

— Exactement ! intervint Judith d’une voix tranchante. J’ai besoin des services de ma camériste…

— Il fut un temps où vous vous en passiez parfaitement. Au surplus, je la remplacerai. Si votre mémoire ne vous faisait pas toujours si lamentablement défaut, vous vous souviendriez de mes talents de camériste. Donnez-moi cela, Fanchon, et sortez si vous ne voulez pas que je vous mette à la porte moi-même.

Les mains de la jeune fille étaient glacées quand il leur prit la brosse mais elle obéit sans plus protester et se dirigea vers la porte, tête basse, dans une étrange attitude vaincue après lui avoir jeté au passage un regard lourd de reproche.

Assise, très droite, sur son tabouret, Judith n’avait pas bougé quand son mari s’était emparé de sa chevelure mais celui-ci pouvait voir, dans le cadre du miroir ovale cerclé d’or, que ses yeux étincelaient comme des diamants noirs. Tandis qu’à son tour il brossait et rebrossait les longues mèches luisantes, elle serrait les dents et les lèvres, crispant l’une contre l’autre ses mains nouées sur ses genoux.

Le silence était total, dans la chambre. L’on n’entendait guère que le léger crépitement de la chevelure qui se chargeait d’électricité. Gilles avait d’abord pensé interroger immédiatement Judith sur sa version de la mort de Rozenn mais, à manier cette crinière de soie et de flamme, il découvrait un plaisir sensuel auquel il s’attardait, laissant ses pensées errer sur ce qui allait suivre. Il était venu ici, ce soir, sous l’aspect d’un mari mais plus pour humilier Judith et lui faire sentir la férule que pour la soumettre au devoir conjugal. À présent, il savait qu’aucune force humaine ou diabolique ne pourrait l’empêcher de posséder cette déesse qui était sa femme, dût-il la violer pour assouvir le brûlant désir qu’il sentait monter…

Mais quand, lâchant les brosses, ses doigts s’attaquèrent aux agrafes qui fermaient la robe dans le dos, Judith bondit de son siège comme si une guêpe l’avait piquée et chercha refuge derrière une grande bergère.

— Allez-vous-en ! grinça-t-elle entre ses dents serrées. Sortez d’ici ! Vous n’êtes pas mon mari et je ne suis pas votre femme.

— Ah non ! Vous n’allez pas me parler encore de votre pseudo-Kernoa. Êtes-vous sotte au point de n’avoir pas compris…

— J’ai tout compris mais si je dis que je ne suis pas votre femme c’est que je ne veux plus l’être, plus jamais, vous entendez ! Que m’importe à moi s’il était bandit, truand ou n’importe quoi d’autre. Je l’aime, vous m’entendez ? Je l’aime et vous je ne vous aime plus… en admettant même que je vous aie jamais aimé. Je n’ai que faire de votre amour…

— Où avez-vous pris que je vous aime encore ? Moi non plus je ne vous aime plus, ma chère, mettez bien cela dans votre jolie tête. Seulement ni vous ni moi ne pouvons défaire ce qui a été fait par Dieu : vous êtes ma femme… et il se trouve que je vous désire.

De cette acerbe sortie, Judith n’avait retenu qu’une chose qui paraissait la surprendre au-delà de toutes choses.

— Vous ne m’aimez plus ?

— Eh non ! Vous savez, d’expérience, que ce sont des choses qui arrivent. Il n’y a pas si longtemps ma mort faisait de vous une veuve éplorée allant même jusqu’au régicide tant vous étiez altérée de vengeance.

— Mais… comment est-ce possible ?

Il y avait tant de naïve vanité dans cette question que Gilles éclata de rire.

— De la plus simple des façons. Je ne vous aime plus parce que j’en aime une autre.

— Qui ? Votre précieuse comtesse de Balbi, j’imagine ?

Gilles pensa, à part lui, que toute la femme tenait dans ces quelques mots. Judith clamait sur tous les tons qu’elle ne l’aimait plus, mais cela ne l’empêchait pas d’exprimer une acrimonie qui ressemblait bigrement à de la jalousie dès qu’il s’agissait d’une rivale éventuelle.

— Permettez-moi de vous dire, respectueusement, que cela ne vous regarde pas. Comme vous le voyez, nous sommes à deux de jeu et les sentiments sont égaux de part et d’autre… à ceci près que vous êtes enceinte de votre amant et qu’il me serait difficile de vous rejoindre sur ce terrain. J’ajoute qu’en dépit du corset que l’on vous serre impitoyablement, votre taille est moins fine. Votre grossesse commence à se voir et il est grand temps que je m’occupe de vous, sinon les gens finiront par jaser.