— Madalen, dit-il brusquement, que pensez-vous de Ned Billing ?

Les étoiles bleues s’éteignirent. Madalen baissa la tête, reprit machinalement son ouvrage comme si elle souhaitait que l’entretien en restât là mais elle ne pouvait se dispenser de répondre.

— Pourquoi me le demander ? fit-elle, les yeux sur son ouvrage.

— Parce qu’il désire vous épouser. Que faut-il lui répondre ?

Les yeux couleur de nuit d’été se relevèrent soudain, pleins d’une stupeur mêlée d’horreur.

— Et c’est vous qui vous êtes chargé de me poser la question ?

Gilles n’osa pas analyser ce qu’il pouvait y avoir de colère et d’indignation dans la voix de la jeune fille, de peur sans doute d’y trouver, pour lui-même, un espoir trop caressant.

— Pourquoi non ? dit-il doucement. D’après votre frère, vous ne sauriez vous passer de ma permission. J’ai voulu simplifier les choses afin que vous sachiez à quoi vous en tenir et ne consulter, en cette affaire, que vous-même.

— Ce qui veut dire que tout le monde serait d’accord si j’acceptais : vous-même, Pierre et ma mère ?

— Exactement… mais à la seule condition que vous désiriez vous-même ce mariage. Ce que j’ai voulu vous faire entendre, Madalen, c’est que vous êtes libre, entièrement libre de disposer de votre vie comme vous le désirez. Rien ne vous oblige à suivre le destin des miens. À présent, répondez-moi. Voulez-vous épouser Ned Billing ?

Il espérait de tout son cœur, de toutes ses forces, que la tête blonde allait s’agiter négativement, que la belle enfant allait redire, comme elle l’avait fait tout à l’heure, qu’elle était parfaitement heureuse comme elle était et n’avait aucune envie de changer son sort pour celui de Mrs. Ned Billing. Mais, détournant les yeux, Madalen recommença à dessiner, de son aiguille, une branche de pommier en soie blanche.

— Je vous remercie de vous être ainsi chargé de mon bonheur, monsieur le chevalier, mais vous comprendrez aisément que je ne puisse répondre aussi rapidement. Je réfléchirai…

— Longtemps ? ne put-il s’empêcher de lui demander car il envisageait déjà avec horreur une suite de jours incertains.

— Je ne sais pas. Ce mariage représente un grand changement d’habitudes mais je crois que Mrs. Hunter m’aime bien. Elle m’aiderait sûrement. Et puis, il faut que je revoie Ned. Jusqu’à présent je ne l’avais jamais regardé comme un époux possible…

Elle parlait, elle parlait à présent et Gilles ne savait comment arrêter ce flot de paroles en forme de projets qui lui griffait le cœur. Il prit le parti de fuir. Se dirigeant vers la porte, il dit seulement :

— C’est à vous de peser le pour et le contre, Madalen. Mais… ne faites pas trop attendre votre réponse à ce pauvre garçon. Ce serait cruel. Songez qu’il vous aime… ajouta-t-il pensant surtout à lui-même.

En dépit de sa résolution, il n’arrivait pas à franchir cette sacrée porte, à s’éloigner d’une présence qui lui était si douce et, au lieu de sortir, il fit quelques pas dans la pièce regardant le contenu des grandes armoires de bois fruitier, les paniers où attendait le linge fraîchement lavé, le fourneau sur lequel reposaient les fers à repasser… C’était le moment ou jamais d’essayer de résoudre le problème qui lui tenait le plus à cœur avec son impossible amour. Tirant de sa poche le petit fragment de dentelle trouvé dans le parc, il revint vers Madalen qui le suivait des yeux.

— Tout le linge de la maison vous passe entre les mains, n’est-ce pas ? demanda-t-il retrouvant le ton impersonnel qui recreusait entre eux la distance.

— Tout le linge personnel, en effet, monsieur Gilles, répondit-elle en rougissant car la réponse impliquait son linge à lui aussi bien que celui de sa femme.

— En ce cas, sauriez-vous dire d’où vient ce morceau de dentelle ? reprit-il en lui mettant dans la main le fragile vestige qu’elle ne regarda qu’à peine d’ailleurs.

— Oh ! oui, je peux le dire ! s’écria-t-elle. Il provient de l’un des jupons de madame. J’en étais assez en peine lorsque après le lavage je me suis aperçue qu’il manquait car, bien qu’il ne soit pas grand, il l’est tout de même trop pour permettre une réparation convenable. À présent, je vais pouvoir réparer. Voyez plutôt.

Elle alla prendre, dans l’une des armoires, un volumineux jupon de batiste fine ornée de trois volants de dentelle et montra à Gilles l’accroc qui déparait le volant inférieur.

— Regardez ! ajouta-t-elle en rapprochant le morceau de dentelle de la déchirure, c’est bien cela, n’est-ce pas ?

— En effet, c’est bien cela.

— Puis-je demander où vous l’avez trouvé ? Madame est très difficile pour son linge et je crains qu’elle ou Fanchon ne remarquent la réparation.

— Je l’ai trouvé dans le parc. Madame avait dû s’accrocher à un buisson, répondit-il distraitement, tout son esprit occupé par l’horreur de ce que signifiait cet innocent fragment de fanfreluche mais la réflexion qui vint à Madalen le ramena sur terre.

— Dans le parc ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu madame s’y promener, à pied tout au moins, car elle monte volontiers à cheval ou bien sort en voiture.

— Eh bien, il faut croire qu’elle s’y est promenée au moins une fois. Ce bout de dentelle ne s’y est pas retrouvé par l’opération du Saint-Esprit.

— Mais où l’a-t-on trouvé exactement ?

— Cela a-t-il vraiment beaucoup d’importance ? Oubliez-le, Madalen… et songez seulement à donner prompte réponse à ceux qui attendent de vous une décision.

Il sortit sans regarder en arrière, descendit aux écuries et y chercha Pongo dont il savait bien qu’il ne s’en éloignait jamais beaucoup.

— Selle-moi Merlin et prends un cheval pour toi, ordonna-t-il. J’en ai assez de piétiner dans cette maison. Allons galoper un peu dans la campagne. Ah ! Et puis, en rentrant, tu transporteras tes affaires dans la maison. Il y a près de ma chambre un petit cabinet où tu seras très bien…

— Mais madame a dit…

Il s’approcha de l’Indien au point de se trouver nez à nez avec lui.

— Écoute-moi bien, Pongo ! Je ne veux plus entendre parler de ce qui plaît ou déplaît à ma femme. Je suis le maître ici et elle est la première à me devoir obéissance. Il n’y a aucune raison pour que je change quoi que ce soit à mes habitudes pour lui plaire.

Pongo eut un sourire sceptique qui découvrit ses grandes dents de lapin.

— Langage bizarre pour jeune mari amoureux… dit-il.

— Amoureux ? J’ai aimé Judith, en effet, mais, à présent, je crois bien qu’il ne reste rien de cet amour. À moins, comme dit le poète, que l’amour et la haine ne soient même chose ! Va chercher Merlin.

Pongo obéit avec enthousiasme. Quelques minutes plus tard, tous deux galopaient à travers le parc, se dirigeant vers le bac qui leur ferait franchir la rivière de Harlem.

Dans la lingerie, sous le toit de la maison, Madalen pleurait toutes les larmes de son corps…


Ce soir-là, après une longue chevauchée à travers le Bronx et les rives de l’East River, Gilles ne rentra chez lui que le temps d’échanger ses vêtements couverts de poussière contre une tenue plus élégante puis, remontant à cheval, il descendit en ville avec la ferme intention de noyer dans le rhum les problèmes que lui posait sa tribu de femmes. De même que tout à l’heure, il avait éprouvé le besoin irrésistible de se retrouver botte à botte avec son fidèle Pongo à travers la campagne américaine, il avait envie, ce soir, d’une compagnie exclusivement masculine. Au diable, pour quelques heures, les femmes, leurs détours, leurs mièvreries, leur rouerie et leurs humeurs étranges…

Les hommes, il savait, par Tim, où les trouver. Il avait le choix entre le Coffee House d’Oswego Market et la Fraunces Tavern qui se trouvait à l’angle du quai et de Broad Street et qui était devenue en peu de temps le point de ralliement préféré des  notabilités new-yorkaises. Il y avait bien aussi le Kennedy’s mais comme on y dansait, les femmes s’y montraient aussi nombreuses que les hommes.

Tournemine opta pour la Taverne pour plusieurs raisons. D’abord parce que Tim Thocker, selon ce qu’il lui avait confié, ne manquait jamais d’y aller manger un ou deux homards grillés entre deux voyages en pays indien et d’y vider quelques pots de Vieux Martinique, le meilleur selon lui que l’on pût trouver à New York. Ensuite parce que, servant plus ou moins de bourse maritime, la Taverne était l’endroit où arrivaient le plus directement les nouvelles, enfin parce que, s’il était décidé à prendre une de ces cuites qui font date dans la mémoire d’un homme de bien, Gilles entendait s’abreuver avec élégance, au milieu de gens de bonne compagnie et non s’encanailler dans un bouge du port ou dans un cabaret de trappeurs parfumé à l’odeur des tanneries voisines.

Tout récemment Fraunces Tavern était entrée dans l’Histoire quand, en 1783, après le départ du corps expéditionnaire de Rochambeau et de la flotte de l’amiral de Grasse, George Washington et De Witt Clinton y avaient organisé le banquet de la victoire et célébré, du même coup, les adieux du général virginien à son armée. On parlerait encore longtemps, à la veillée, du fabuleux menu, et plus encore du nombre impressionnant de bouteilles qu’avait servies Samuel Fraunces, alias « Black Sam », un Noir antillais d’allégeance française, ainsi que l’indiquait son nom, impressionnant personnage pour lequel Washington professait une sorte de respect1.

Il y avait un quart de siècle environ, en 1762, que Sam le Français avait racheté la jolie maison de brique de style géorgien qu’avait bâtie quelque quarante années plus tôt le huguenot français Hugues de Lancey pour y installer ses fourneaux et l’espèce de génie qu’il savait déployer dès qu’il s’agissait de réunir des hommes autour d’une table.

Lorsque Gilles y entra, il y avait beaucoup de monde et l’on y menait grand tapage. Dans la grande salle du rez-de-chaussée, des hommes, bien vêtus pour la plupart, buvaient des punchs au beurre, assis par groupes à de larges tables, en décortiquant des coquillages que trois jeunes Noirs ne cessaient d’ouvrir et en absorbant de larges tranches de jambon de Virginie. Par les portes largement ouvertes de la cuisine arrivaient les effluves que dispensaient la vaste cheminée et ses rôtissoires où grillaient pièces de bœuf, poulets, dindons ou encore les fameux homards aux épices qui avaient fait la réputation de Black Sam.

Celui-ci, magnifiquement vêtu de soie vert pomme, présidait aux évolutions d’une armée de servantes, de valets et de marmitons et veillait, d’un œil averti, au bon déroulement du service comme à l’entière satisfaction de ses clients dont il accueillait lui-même les plus huppés pour les guider soit à travers la salle dont les vieilles boiseries de pin avaient pris la couleur chaude et brillante du sirop d’érable, soit vers l’un ou l’autre des salons particuliers de l’établissement.

L’entrée de Gilles et de ses six pieds de nonchalante élégance ne lui échappa pas et, bien qu’il n’eût jamais vu le jeune homme, il vint au-devant de lui avec toutes les marques d’une politesse qu’il avait su rendre célèbre.

— Ce m’est un honneur, monsieur le chevalier, d’accueillir dans ma modeste maison un hôte d’une telle qualité, dit-il en s’inclinant juste ce qu’il fallait, mais j’ose me permettre d’affirmer que, cet honneur, je l’espérais…

Tournemine leva les sourcils.

— Vous me connaissez ?

— New York n’est pas encore une si grande ville et les visiteurs de marque y sont très vite repérés, décrits et appréciés, diversement d’ailleurs. J’ai eu l’avantage de remarquer M. le chevalier quand, hier, il a quitté son navire et je me suis permis d’interroger Mr. Timothée Thocker qui est un ancien client. Voilà pourquoi j’ai la joie de souhaiter, sans erreur, une respectueuse bienvenue à monsieur.

La voix de Black Sam était un velours sombre où chatoyaient les douces inflexions antillaises. Gilles sourit, s’inclina légèrement.

— Alors, à votre tour, soyez remercié de cet accueil. J’espérais justement trouver chez vous Mr. Thocker ? N’y est-il pas ?

Comme pour s’assurer qu’il ne se trompait pas Samuel fit du regard le tour de la salle.

— Je ne l’ai pas encore vu ce soir. M. le chevalier souhaite-t-il souper ?

— Je préférerais attendre un peu au cas où mon ami se montrerait. Je n’aime guère souper seul. Mais on m’a dit que vous aviez un salon de jeu ?

— En effet. Mr. John Waddell y tient, pour le moment, la banque du pharaon. Si vous désirez jouer un moment, je préviendrai Mr. Thocker. C’est par ici…