— Et si vous découvrez que vous ne vous y plaisez pas ? Vous serez heureux alors de revenir à Saint-Domingue…

— Non ! Non, jamais !

Il avait presque crié ces derniers mots et, dans son regard changeant, Tournemine discerna une angoisse qui ressemblait à de la peur et n’insista pas. Au surplus, l’idée de se rendre à Saint-Domingue, la plus riche des îles Caraïbes, si riche qu’on la comparait aux Indes, commençait à lui sourire mais cette affaire, si vite traitée, lui paraissait un peu trop bonne et, d’instinct, il se méfiait des trop bonnes affaires. Se tournant vers Tim qui n’avait pas soufflé mot depuis qu’il avait salué Ferronnet, il demanda :

— Qu’en penses-tu ?

— Qu’une plantation d’indigo à Saint-Domingue et une plantation qui marche est une riche affaire… et que je ne comprends pas pourquoi monsieur tient si fort à s’en débarrasser.

Il avait parlé anglais mais cette langue ne présentait aucune difficulté pour le jeune homme qui rougit brusquement.

— Je ne cherche pas à m’en débarrasser, monsieur. Quand le chevalier ira là-bas, il verra que « Haute-Savane » vaut au moins dix fois le prix payé et si je parais mettre quelque insistance à la lui céder c’est parce que, sans l’avoir jamais vu jusqu’à ce jour, je le crois capable d’être, pour la plantation, le maître dont elle a besoin, le maître que je ne saurai jamais être. Je n’en ai ni les capacités physiques et morales… ni le goût.

— Je croyais, reprit Gilles, que vous aviez là-bas un gérant efficace.

— En effet. Trop peut-être ! Simon Legros dirige parfaitement « Haute-Savane », sur le plan du rendement tout au moins, mais il n’a que trop tendance à se prendre pour le maître… et je n’ai pas l’encolure qu’il faudrait pour être le sien, lui imposer ma loi.

Il y eut un silence que meubla l’arrivée des homards fumants accompagnés de nouveaux pots de bière. Pendant un moment, les trois hommes mangèrent en silence, Gilles assez distraitement. Son appétit de tout à l’heure était un peu tombé et il réfléchissait à sa manière qui consistait, le plus souvent, à écouter les échos éveillés en lui par les propos de ses interlocuteurs.

Il découvrit ainsi peu à peu qu’il n’avait jamais eu réellement envie d’aller planter du coton en Louisiane, qu’il s’était, au fond, accroché à la première idée qui s’était présentée lorsqu’on lui avait infligé le camouflet de la Roanoke River. Comment le Breton qu’il était n’avait-il pas songé à Saint-Domingue, la perle de l’Atlantique, la reine des Caraïbes, l’île pareille à quelque fabuleuse corne d’abondance déversant continuellement en France, non seulement l’indigo et le coton mais aussi le sucre, le rhum, le café, le tabac ? Saint-Domingue pour laquelle à Nantes, à Saint-Malo et à Lorient on armait tant de navires ? Sur le fond brillant de son imagination, les images succédaient aux images et, avant que ses compagnons n’eussent achevé de récurer les rouges carapaces, Gilles avait finalement découvert en lui un vif désir de devenir le maître de ce domaine que l’on appelait « Haute-Savane ».

Reculant sa chaise, il appela Black Sam d’un léger claquement de doigts auquel l’hôtelier répondit avec empressement.

— En cherchant bien, lui dit-il avec un sourire, ne se trouverait-il pas une seule bouteille de champagne dans la maison de Samuel le Français ?

Le Noir sourit, découvrant une éblouissante denture.

— Si, bien sûr, mais il ne m’en reste actuellement que cinq et…

— Et vous entendez les vendre à prix d’or. Apportez-en une et ne vous préoccupez pas du prix.

Quand le vin doré, que les convives des autres tables considéraient avec respect, moussa dans les flûtes de cristal apportées avec dévotion par une jeune servante, Gilles en offrit une à chacun des deux hommes puis, levant la sienne, dit :

— J’accepte le marché, monsieur de Ferronnet… mais à la condition de vous payer un complément pour la propriété de votre plantation. Il ne me convient pas d’acheter à bas prix ce qui, selon vous, vaut cinquante mille dollars.

Alors qu’il s’apprêtait à tremper ses lèvres dans le vin chatoyant, le gentilhomme dominicain s’arrêta et reposa son verre.

— Ou le marché restera ce qu’il était, monsieur, ou c’est moi qui ne l’accepterai plus car j’aurais peut-être alors conscience de vous voler. Il y a tout de même un risque et je n’ai pas le droit de vous le cacher.

— Vous m’intéressez de plus en plus, s’écria Gilles avec un large sourire.

— Ne riez pas. « Haute-Savane » est un bouquet de roses mais toutes les roses ont des épines et l’épine qu’elle renferme est de taille. Elle s’appelle Simon Legros… et, si vous voulez tout savoir, au risque de passer pour un lâche à vos yeux, c’est pour éviter d’être assassiné que je suis parti avec tant d’empressement. Je ne voulais pas vous dire tout cela, ajouta-t-il tristement, mais vous m’inspirez une sympathie telle qu’il me serait un vif remords s’il vous arrivait malheur. À présent, je vous ai tout dit… et vous pouvez encore changer d’avis.

— Certainement pas ! Vous m’avez inspiré le désir d’être le maître de ce domaine où pousse l’herbe bleue et ce désir est plus vif que jamais. J’ajoute que j’entends y être le « seul » maître, si cela répond aux questions que vous posez. Buvons à présent, monsieur de Ferronnet ! J’aurai plaisir, plus tard, à vous donner des nouvelles du sieur Simon Legros.

Cette fois, le jeune homme vida son verre avec enthousiasme et même le tendit pour une nouvelle rasade.

— Ne le mésestimez pas. Il est intelligent, doué d’une force obscure et redoutable. C’est un fauve doublé d’un serpent car, si les bruits que l’on chuchote sont réels, Olympe, sa maîtresse, serait la plus dangereuse sorcière de l’île et Dieu sait qu’elle n’en manque pas ! Il faudra vous garder de l’un comme de l’autre.

— Merci de l’avis, mais un fauve se dompte et un serpent s’écrase.

— Je l’espère de tout mon cœur. Encore un conseil : si vous êtes accompagné d’une famille, il serait peut-être sage de la laisser quelques jours au Cap Français tandis que vous irez prendre possession du domaine. Les méthodes de gouvernement de Simon peuvent être pénibles à contempler pour des femmes ou pour des enfants.

— S’il est de ces brutes qui martyrisent les esclaves, votre Legros n’aura à attendre de moi ni patience ni pitié : il se soumettra ou je l’abattrai.

— C’est bien ce que je pensais. Vous êtes l’homme qu’il faut là-bas. Moi, je… je n’ai jamais eu un tel courage. Je bois à votre réussite et à la paix de « Haute-Savane »…

Ferronnet vida son verre une seconde fois.


Contrairement à ce qu’il avait décidé en allant passer sa soirée à Fraunces Tavern, Gilles demeura sobre. Il avait l’esprit net et le pied ferme quand il rentra, tard dans la nuit, à Mount Morris.

À l’exception de deux points lumineux, la maison était plongée dans l’obscurité. Une lampe brûlait dans le vestibule où quelque serviteur devait attendre son retour et, au premier, une veilleuse laissait filtrer sa lueur entre les interstices des rideaux tirés devant les fenêtres de Judith.

Tandis qu’il remontait l’allée centrale au trot de son cheval, Gilles gardait les yeux fixés sur cette faible lumière qui, là-haut, éclairait le sommeil de sa femme. Car elle était sa femme pour l’éternité cette créature dont il était à peu près certain, à présent, qu’elle avait tué Rozenn…

Qu’allait-il en faire ? S’il n’avait écouté que son chagrin et son dégoût, il l’eût étranglée, mais il y avait en lui une voix secrète, faible, bien sûr, mais impérieuse, une voix qui disait qu’il n’avait pas le droit de faire justice lui-même et que, peut-être, au fond de ce désir ardent de venger sa vieille nourrice, se trouvait celui de retrouver sa liberté. Et, libre, il savait parfaitement bien qu’il n’eût toléré aucun Ned Billing entre lui et Madalen.

Alors ? Parce qu’un jour, dans l’église Saint-Louis de Versailles, il avait juré à cette femme amour, appui, protection contre tout ce qui pouvait la menacer, il laisserait à Dieu le soin de la justice ? Bien sûr, Judith allait le suivre dans une aventure qui pouvait être dangereuse et il faudrait bien qu’elle en prît sa part, mais le châtiment serait-il suffisant ?… En vérité, mieux valait peut-être laisser Dieu décider… momentanément tout au moins…

Fort de cette résolution, il repoussa loin de lui l’image de sa femme et les ombres trop noires qu’il lui découvrait. Il repoussa de même celle, trop captivante, de la blonde Madalen. Il fallait, dès à présent, commencer à essayer de n’y plus penser et d’ailleurs qui pouvait dire si, devenue Mrs. Ned Billing, elle ne perdrait pas, à ses yeux, un peu de son charme. Elle ne serait plus la petite fille un peu mystérieuse, la fée dont la lumière éclairait si doucement la petite maison de La Hunaudaye. Elle deviendrait une bourgeoise new-yorkaise qu’il serait peut-être facile d’oublier, de repousser dans un coin obscur de son cœur où quelque chose de neuf et d’exaltant était en train de se faire une place : un grand domaine qui portait le beau nom de « Haute-Savane ».

Cette terre au cœur d’une île enchantée, gardée par un dragon féroce nommé Simon Legros, comme une Andromède enchaînée à son rocher, Tournemine découvrait qu’il la désirait comme si elle eût été femme. Oui, il l’aimait déjà, ce domaine où l’herbe bleue poussait entre le bleu de la mer et le bleu du ciel car, à travers elle, se rejoignaient l’antique passion de la terre qui habitait tout Breton de bonne race et le goût de l’aventure qui en habitait les trois quarts. Aussi, après avoir sommairement renseigné Pongo sur la nouvelle direction que venait de prendre leur destin commun, Gilles s’endormit-il d’un sommeil peuplé de rêves d’où, pour une fois, les femmes étaient totalement absentes.

Il les retrouva au matin quand, descendant pour prendre son petit déjeuner avant d’aller rejoindre Ferronnet chez le notaire, il croisa, dans la galerie, Mrs. Hunter qui sortait de la chambre de Judith en compagnie de Madalen. Entre elles deux, les femmes portaient une grande corbeille pleine de linge sale.

Ignorant le retour de la housekeeper de Mount Morris, Tournemine la salua courtoisement, s’enquit de la santé de sa sœur, de celle du nouveau-né puis l’informa de sa décision de quitter New York avant la fin du mois et de ne pas reconduire la location de la propriété au-delà de cette fin. L’aimable femme parut déçue.

— Quoi ? Si tôt ? Nous espérions, mon mari et moi, que M. le chevalier prendrait goût à cette belle maison et s’y installerait définitivement. Madame semble s’y plaire tellement…

— Il n’a jamais été question, Mrs. Hunter, que nous restions à New York et j’avais été, je crois, très net sur ce point : il s’agissait d’une location temporaire. Quant à ma femme, j’espère qu’elle se plaira tout autant là où je l’emmène. Je viens d’acheter une plantation dans l’île de Saint-Domingue. À propos, puisque vous sortez de chez elle, vous me direz peut-être comment elle se porte, ce matin ?

— Oh ! il lui faut encore un peu de repos, bien sûr, mais je crois qu’étant donné ce qu’elle a subi hier, pauvre agneau, elle se porte aussi bien qu’il est possible. La nuit a été bonne.

— Parfait. Voulez-vous la saluer pour moi et lui dire que j’aurai l’honneur de lui rendre visite à mon retour ? Je descends en ville où j’ai rendez-vous.

Et, se refusant la joie de regarder Madalen dont les grands yeux doux, pleins de tristesse, le suivirent longtemps, il descendit l’escalier et alla rejoindre Pongo qui l’attendait dans la salle à manger.

Deux heures plus tard, les contrats qui lui assuraient la propriété absolue de la plantation dénommée « Haute-Savane » étaient signés par-devant maître Edwards, notaire, en son étude de Wall Street et les deux propriétaires, l’ancien et le nouveau, flanqués du capitaine Malavoine et de Tim Thocker qui avaient servi de témoins, fêtaient leur accord autour d’un dernier pot vidé chez Black Sam puis, au seuil de la taverne, se serraient la main et se séparaient sans espoir de se revoir jamais. Le gentilhomme de Saint-Domingue gagna le port où il comptait embarquer sur un navire nantais, le Comte de Noe commandé par le capitaine Raffin, à destination des côtes françaises.

Gilles, laissant Tim et Malavoine, qui s’étaient liés d’une vive amitié, achever la journée ensemble dans une taverne de trafiquants, reprit le chemin de Mount Morris. Il était temps pour lui de mettre au courant celle qui portait son nom. Mais, avant de rentrer, il entendait accomplir certain pèlerinage.

— Tu connais le chemin de la chapelle auprès de laquelle est enterrée ma vieille Rozenn ? demanda-t-il à Pongo qui avait repris tout naturellement ses fonctions d’escorteur habituel.