Oui, Pongo connaissait ce chemin, comme il connaissait d’ailleurs les collines de Harlem aussi parfaitement que s’il y était né et, bientôt, délaissant la grande route, les deux cavaliers s’engagèrent dans un petit chemin sablé qui s’enfonçait à travers un petit bois.
C’était le plus joli bois que Gilles eût jamais vu. Une paix profonde y régnait. Il descendait jusqu’à la rivière et se composait surtout d’aulnes et de bouleaux et aussi de saules aux approches de l’eau qui diffusait sur toutes choses une lumière argentée.
La chapelle s’élevait dans une vaste clairière que le soleil inondait. C’était une petite chapelle blanche, faite de planches de pins et surmontée d’un clocheton dans lequel pendait une cloche. Quelques tombes poussaient aux alentours, si fleuries qu’elles ressemblaient à autant de bouquets arrangés autour d’une croix et une extraordinaire impression de paix se dégageait de ce petit champ de repos perdu au cœur d’un monde en pleine gestation.
Comme ils allaient déboucher dans la clairière, Gilles vit qu’elle n’était pas déserte. Une robe de femme errait entre les tombes, une robe bleu pâle rayée de blanc qu’il croyait bien reconnaître ainsi que le bonnet de mousseline tuyautée qui mettait une auréole transparente autour d’une tête blonde. Sautant à terre, il lança la bride de Merlin à Pongo.
— Attends-moi ici ! lui dit-il en s’élançant vers la chapelle près de laquelle Madalen s’était arrêtée.
Gilles vit qu’elle tenait entre ses mains un petit bouquet de giroflées pourpres qu’elle déposa en s’agenouillant auprès d’une croix dont la blancheur disait la nouveauté. Pour ne pas troubler son recueillement, il s’avança très doucement sur l’herbe bien taillée et bien entretenue de la clairière.
Il resta là longtemps, debout, à quelques pas derrière la jeune fille, priant lui-même mais avec peut-être plus de distraction que s’il eût été seul car son regard revenait bien souvent à la gracieuse silhouette. Il ne voyait pas le visage de Madalen qu’elle avait caché dans ses mains pour mieux prier sans doute, mais, au bout d’un moment, il comprit, au léger mouvement de ses épaules courbées, qu’elle pleurait. Alors, n’y tenant plus, il s’approcha, posa sa main sur l’une de ces douces épaules qui tressaillirent à son contact.
— Pourquoi pleurez-vous, Madalen ? demanda-t-il doucement.
Toujours à genoux, elle releva vers lui un visage brillant de larmes. Dans le soleil, les yeux couleur de pensée sauvage étincelèrent comme des fleurs sous la rosée du matin.
— Je pleure parce qu’il faut que j’épouse Ned Billing et que je ne l’aime pas. Je suis venue demander à Rozenn de m’aider. Elle était bonne et je crois qu’elle m’aimait bien.
En dépit de la gravité du lieu, la joie soudaine qu’il éprouva arracha un sourire au jeune homme.
— Pourquoi, en ce cas, faudrait-il que vous épousiez ce garçon ? Avez-vous si mal compris mes paroles, hier ? Vous deviez consulter uniquement votre cœur et…
— Ce n’était pas cela ! s’écria-t-elle en se relevant brusquement. J’ai très bien compris que vous souhaitiez ce mariage, que vous vouliez vous débarrasser de moi avant de vous éloigner. Sinon pourquoi vous seriez-vous chargé de cette demande ? C’était à ma mère qu’il appartenait de me parler.
— Mais je le sais bien, Madalen. Si j’ai accepté… cette corvée, c’était uniquement pour aider Pierre qui ne s’en sentait pas le cœur. Pourquoi, mon Dieu, voudrais-je me débarrasser de vous ?
— Parce que vous savez bien que je vous aime et que vous ne voulez pas de moi auprès de votre femme !
Elle était hors d’elle et les mots, emportés par le chagrin et la colère, avaient jailli plus vite qu’elle ne l’aurait voulu, trop vite pour qu’elle pût les retenir. Leur écho la dégrisa, Gilles vit son regard s’affoler tandis qu’elle appuyait, avec horreur, ses deux mains sur sa bouche et reculait, s’éloignant de lui. Il la rejoignit en deux pas, saisit, presque de force, ses mains tremblantes entre les siennes et les y garda. Un bonheur, enivrant comme un vin trop fort, l’inondait. Le monde entier disparaissait autour de lui, le monde et tous ceux qui le peuplaient. Il n’y avait plus de réel, de vivant, que cette enfant qui venait de crier son amour, que ces deux grands yeux pleins de désolation, que ces douces lèvres roses qui tremblaient. Il sentait la jeune fille frissonner contre lui comme un jeune saule dans le vent.
— Madalen… murmura-t-il et sa voix était celle de l’extase. Madalen… mon amour… Vous m’aimez ?… C’est vrai ?…
— Rien n’a jamais été plus vrai… Je crois que je vous aimais avant de vous voir, à travers tout ce que grand-père disait de vous. Et puis vous êtes venu…
Elle parlait, elle aussi, d’une voix qui n’était pas la sienne et qui paraissait venir de très loin, infiniment douce et tendre et Gilles pensa que l’ange de l’Annonciation devait avoir eu cette voix pour apprendre à Marie qu’elle enfanterait d’un dieu. Quelque chose d’immatériel et de rayonnant, une sorte de cercle magique les entourait, lui et Madalen, les séparant de la réalité et les enfermant dans le monde merveilleux de l’amour.
— Si tu savais comme je t’aime moi aussi ! murmura Gilles les lèvres sur les doigts de la jeune fille. Depuis que je t’ai vue, là-bas, à La Hunaudaye, tu es devenue ma lumière, mon doux et torturant espoir. Oh ! non, je ne veux pas t’éloigner de moi. Au contraire, je voudrais t’avoir toujours auprès de moi, toute à moi…
Emporté par la passion, il la prit dans ses bras, se pencha sur elle. Son parfum était celui, discret et frais, d’une fleur de printemps, mais il monta à la tête de Gilles comme le plus brûlant aphrodisiaque. Avec une ardeur d’affamé, il s’empara de la bouche rose qui s’entrouvrait, montrant ses petites dents brillantes. Il la sentit fondre sous ses lèvres habiles, s’entrouvrir, s’abandonner tandis que se fermaient les soyeuses paupières ourlées de cils épais et s’enivra d’elle durant une longue minute. C’est alors que sa main, qui avait pris le menton de la jeune fille pour l’élever vers lui, glissa sans qu’il en eût réellement conscience.
Le résultat fut foudroyant. Avec un cri de colère, Madalen s’arracha de ses bras et, trébuchant sur les mottes d’herbe, s’éloigna de lui, cherchant refuge contre le mur de la chapelle.
— Non… Pas ça ! cria-t-elle d’une voix étranglée par les sanglots. Ce n’est pas vrai… Vous ne m’aimez pas ! Vous me désirez et c’est tout ! Ce… ce n’est pas ça l’amour ou, si c’est ça, je n’en veux pas !
Elle pleurait, à présent, montrant son visage ruisselant de larmes sous la masse soyeuse de ses cheveux défaits que son bonnet, en tombant, avait libérés. Ils roulaient sur ses épaules jusqu’à ce sein que Gilles avait osé caresser et sur lequel Madalen crispait sa main tremblante comme si elle eût voulu l’arracher. Interdit et désolé, Gilles regardait cette jeune furie sans plus oser l’approcher.
— Pardonne-moi, Madalen, je t’en supplie ! Pardonne-moi ! Ce n’est pas ma faute ! C’est celle de mon amour trop longtemps contenu. Je t’aime ! Je te jure que je t’aime…
— Ce n’est pas vrai ! Vous n’aimez que votre femme. Fanchon avait raison.
— Fanchon ? Que vient-elle faire ici ?
— Bien plus que vous ne croyez. C’est une brave fille. Elle a voulu me mettre en garde contre vous, contre vos caresses. Elle m’a tout dit.
— Tout quoi ?
— Ça ne vous regarde pas… Je vous déteste !
La colère emporta d’une poussée les remords de Gilles. Bondissant sur la jeune fille qui, adossée au mur, ne pouvait plus reculer, il lui saisit le bras.
— Je veux savoir, Madalen. Tu en as trop dit. Quand on accuse quelqu’un on va jusqu’au bout de ses accusations. Qu’est-ce que t’a dit Fanchon ?
— Tout, vous dis-je, tout… Que vous ne pouviez voir une fille sans avoir envie d’elle, qu’elle avait été votre maîtresse sur le bateau et aussi…
— Et aussi quoi ? gronda-t-il les dents serrées.
— Ce qui s’est passé… l’autre nuit… dans la chambre de votre femme. Comment… comment vous lui aviez fait l’amour.
« La garce ! pensa Gilles fou de rage. Elle va me le payer. En rentrant, je la flanque dehors… »
Il lâcha Madalen et la regarda un instant sangloter sans retenue appuyée à l’église, la tête sur ses bras repliés. S’efforçant de retrouver son calme, il prit une longue respiration. Sa voix était froide et unie quand il reprit :
— Fort bien ! En ce cas, Madalen, je vais essayer de vous expliquer ce que c’est qu’un homme car vous ne semblez pas en avoir la plus petite idée. Ce n’est pas un pur esprit, ainsi que vous semblez l’imaginer. Il y a l’esprit, oui, mais il y a aussi le corps et le cœur. Et si le cœur ne bat jamais que pour un seul être, le corps, lui, peut répondre à bien des sollicitations car il a des besoins, des exigences, même. C’est pourquoi l’Amour payé de retour, l’Amour absolu, total qui fond en un seul être deux esprits, deux cœurs et deux corps, même si vous ne voulez pas voir cette facette ardente qu’il présente, c’est pourquoi l’Amour est la chose la plus merveilleuse qui soit au monde…
Il laissa passer un court silence puis reprit, plus bas :
— … Au cours de la traversée, Fanchon, une nuit, est venue dans ma cabine et j’ai accepté ce qu’elle m’offrait. Quant à Judith, elle est ma femme et je peux exercer sur elle les droits que m’a donnés le mariage. Je l’ai aimée ardemment jusqu’à ce que je vous rencontre mais, à présent, c’est vous que j’aime, vous que je ne peux m’empêcher d’aimer, avec tout mon être, vous entendez ? Tout mon être et je n’ai aucune honte à vous avouer que je vous désire autant que je vous aime.
Elle avait cessé de pleurer. Avec des gestes fébriles, maladroits, elle relevait ses cheveux, les emprisonnait de nouveau sous leur légère prison.
— Je ne vous crois pas. Il faut que je m’éloigne de vous, que je cesse de vous aimer. Dieu me punit parce que vous êtes un homme marié, mais je sais comment nous séparer. Je vais dire à ma mère que je veux bien épouser Ned Billing.
Un nuage rouge passa sur le cerveau de Gilles réveillant toutes les violences que portait en lui le sang des Tournemine. L’obstination butée de cette fille adorable le rendait fou. Perdant toute mesure, il cria :
— Le prendriez-vous pour un pur esprit, par hasard ? Que croyez-vous qu’il vous fera, Ned Billing, au soir de vos noces ? Il vous ôtera vos vêtements, votre belle robe blanche. Il vous mettra nue. Il caressera tout votre corps. Il se couchera sur vous nu lui aussi, il…
Terrorisée, elle plaqua ses mains sur ses oreilles et se mit à courir à travers les tombes, cherchant à échapper à cette voix impitoyable qui la déflorait.
— Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je ne veux rien savoir de tout cela ! Vous êtes un monstre…
— Non. Je le répète, je suis un homme, un homme qui t’aime à en mourir. Et retiens bien ceci, Madalen : si tu épouses Ned Billing, je le tuerai.
Il la vit courir à travers la prairie, atteindre la lisière du bois où Pongo attendait avec les chevaux, passer auprès de l’Indien qui la regardait s’enfuir avec stupeur et disparaître enfin sous le couvert des arbres. Demeuré seul, Gilles revint, lentement, vers la tombe de Rozenn, plia le genou et se pencha jusqu’à ce que ses lèvres touchent le tertre fleuri sous lequel reposait celle qu’il aimait plus que sa mère.
— Pardonne-moi, ma Rozenn ! Toi qui savais si bien me comprendre…
Il était sûr du pardon. Rozenn savait que le sang de son nourrisson n’était pas celui d’un oison et elle n’avait jamais été ennemie d’une certaine violence. Gilles était sûr qu’elle avait joui pleinement de la scène dont le petit cimetière venait d’être le théâtre et, en se relevant, il lui sembla l’entendre rire dans la brise qui venait de la rivière.
À grands pas, il rejoignit Pongo qui, détournant vertueusement les yeux en le voyant approcher, se contenta de lui tendre la bride de Merlin sans rien dire. Gilles, du coup, passa sur lui le reste de sa colère.
— Ne fais donc pas cette mine hypocrite ! grogna-t-il. Tu as tout entendu. Nous avons crié assez fort. Que ferais-tu d’une fille qui, après t’avoir avoué son amour, te traiterait de satyre ?
— Moi lui expliquer elle avoir tout à fait raison, fit Pongo impavide. Elle crier beaucoup d’abord mais ensuite roucouler comme tourterelle ! Joli petit bois bien agréable pour apprendre l’amour à fille prude.
Interloqué, Gilles regarda son ami, se demandant s’il plaisantait, mais Pongo digne et droit sur son cheval ne donnait pas le moindre signe d’humour. Alors, brusquement, le jeune homme éclata de rire et son rire retentit joyeusement sous les branches du petit bois qui découpaient de capricieux morceaux d’azur dans le ciel.
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