— Tu as raison, dit-il, j’essaierai de m’en souvenir la prochaine fois. À présent, rentrons à la maison. J’ai une exécution à faire.
Et, piquant des deux, il partit au galop sur la pente qui menait à Mount Morris.
Ce fut Anna Gauthier qui lui ouvrit la porte de Judith. Fanchon était allée jusque chez les Hunter pour emprunter quelque chose à Mrs. Hunter. Gilles remit donc à un peu plus tard son entretien avec elle et alla voir sa femme.
Assise dans son lit, étayée par de nombreux oreillers garnis de dentelles sur lesquels s’étalait la masse somptueuse de sa chevelure rousse, Judith buvait une tasse de lait. Ses bras minces et son long cou gracieux sortaient d’un incroyable fouillis de soie blanche et de rubans verts. Encore très pâle avec de larges cernes qui agrandissaient ses yeux sombres, elle semblait très fragile et un peu perdue dans l’immensité blanche de son grand lit dont le baldaquin neigeux était soutenu par les minces colonnes d’acajou que Gilles ne revit pas sans un vague sentiment de gêne en dépit des sentiments peu amènes que lui inspirait sa femme.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il après l’avoir protocolairement saluée.
Il s’attendait à une riposte cinglante, à une vigoureuse rebuffade, à de la colère aussi après le traitement qu’il lui avait fait subir mais, à son extrême surprise, Judith eut un léger sourire.
— Mieux, je vous remercie. On m’a soignée avec beaucoup de compétence et de dévouement, dit-elle avec un regard vers la porte qu’Anna refermait doucement au même instant. Bientôt tout ceci ne sera plus… qu’un mauvais souvenir.
Une forte odeur de pharmacie régnait dans la chambre et Gilles se prit à regretter de tout son cœur de ne pas se trouver en mer dans le vent âpre et salé. Il se força au sourire et n’obtint qu’une grimace incertaine.
— Je vous remercie de votre mansuétude, fit-il avec un rien d’ironie.
— Mansuétude ? Mais… pourquoi ?
— J’ai conscience d’avoir à vous offrir quelques excuses pour la façon… légèrement brutale dont je me suis conduit avec vous. Je crains d’être responsable de l’accident qui vient d’arriver.
En dépit de sa pâleur, Judith rougit et, baissant les yeux, se mit à rouler et à dérouler une boucle de ses cheveux autour de son index.
— Vous auriez pu faire mille fois pis sans que je sois en droit d’articuler le moindre reproche, dit-elle d’une voix sourde. Je pense qu’à présent les choses sont plus nettes entre nous et qu’il est bon qu’il en soit ainsi.
Il ne trouva rien à répondre sur le moment, abasourdi par le changement extraordinaire qui, en si peu de temps, s’était produit chez la jeune femme. Où était l’arrogante Judith qui s’était dressée devant lui, étincelante d’orgueil et de beauté, à son retour d’Oswego ? Où était la chatte sauvage en furie, toutes griffes dehors, qu’il avait affrontée et forcée dans cette même chambre comme un soudard dans une ville prise d’assaut ? Le traumatisme subi par la jeune femme l’avait-il transformée à ce point… ou bien tout ceci n’était-il que comédie ? Une ruse de guerre, peut-être, pour endormir sa méfiance et apaiser ses soupçons, si d’aventure il lui en était venu à propos de Rozenn ?
Tandis que son esprit continuait à s’interroger, il s’entendit demander :
— Pensez-vous réellement que tout soit, entre nous, pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
Cette fois, elle releva la tête et planta dans les siens ses yeux sombres, calmes comme un lac nocturne.
— Depuis deux jours, j’ai beaucoup réfléchi au sens de tout cela. Peut-être parce qu’un instant j’ai vu la mort s’approcher de moi une fois de plus par le chemin du sang qui fuyait mon corps, j’ai pris cet accident comme un avertissement du Ciel. Que nous le voulions ou non, nous sommes liés l’un à l’autre et rien ne peut nous délier. Il nous faut vivre ensemble ici…
— Pas ici ! Je venais vous apprendre que nous quitterons New York dès que vous serez rétablie pour gagner l’île de Saint-Domingue où je viens d’acquérir une plantation d’indigo. En espérant que cela ne contrariera pas trop vos projets, ajouta-t-il légèrement sarcastique.
Elle eut un petit rire triste.
— Mes projets ? Je ne vois pas bien ce qu’ils pourraient être en dehors des vôtres. Va pour Saint-Domingue ! J’ai souvent entendu dire que c’était un fort beau pays. Je pense que, d’ici une semaine, je serai capable de vous suivre.
— Je vous remercie de votre compréhension, Judith, dit-il courbant légèrement sa haute taille en un salut désinvolte. En échange, je vous promets que ce qui s’est passé l’autre nuit ne se renouvellera plus.
Il y eut un silence que troubla seulement le cri d’une hirondelle quittant l’abri du toit pour filer vers le ciel. Gilles observait sa femme qui avait recommencé à enrouler la mèche rousse autour de son doigt. Comme elle ne disait plus rien, il s’apprêtait à lui souhaiter le bonsoir quand, brusquement, elle releva ses paupières révélant un regard étincelant comme un double diamant noir.
— Une telle promesse n’a aucun sens, murmura-t-elle. Je ne vous en demande pas tant. Bonsoir, mon ami.
Et, refermant les yeux avec un petit soupir, elle tourna la tête vers la fenêtre dans l’attitude de quelqu’un qui s’apprête à dormir. Lentement, Gilles quitta la chambre, passablement désorienté. Après avoir refermé la porte derrière lui, il resta là un moment, cherchant à comprendre ce qui s’était passé dans l’esprit de Judith. Était-elle sincère ou bien jouait-elle un nouveau rôle : celui de l’épouse repentante et résignée ? Mais le dernier regard qu’elle lui avait lancé n’évoquait en rien la douceur et la résignation et, avec une telle femme, tellement imprévisible, tellement sujette aux volte-face de ses caprices, on pouvait s’attendre à tout. Il la savait sûre de sa beauté et de son charme. En outre, l’autre soir, il lui avait laissé voir, comme un imbécile, quel empire cette beauté pouvait encore avoir sur ses sens. Peut-être Judith songeait-elle à l’asservir de nouveau pour mieux se jouer de lui quand elle serait encore une fois certaine de son pouvoir ? Cela pouvait faire partie d’un obscur plan de vengeance dont l’exécution avait commencé avec la mort de Rozenn…
En attendant mieux, Gilles se promit de surveiller étroitement les agissements de sa femme et son propre comportement. Si Judith découvrait un jour sa passion pour Madalen, la jeune fille serait peut-être en danger, non par jalousie, mais pour atteindre Gilles au plus sensible…
Le retour d’Anna le tira de ses réflexions et lui rappela qu’il avait encore quelque chose à faire et qu’il avait d’ailleurs totalement oublié d’avertir Judith de son intention de renvoyer sa femme de chambre.
— Voulez-vous être assez bonne, lui dit-il, pour aller me chercher Fanchon et lui dire que je l’attends immédiatement dans la bibliothèque ?
— Bien sûr, monsieur Gilles, j’y vais tout de suite.
Dix minutes plus tard, Fanchon venait gratter à la porte de la bibliothèque et, après en avoir reçu la permission, entrait dans la grande pièce inondée de soleil où Tournemine l’attendait. Il se tenait debout, les bras croisés, auprès d’une table sur laquelle étaient posées une bourse et une lettre.
— M. le chevalier m’a demandée ? fit-elle avec un sourire en esquissant une petite révérence désinvolte.
Mais son sourire s’effaça devant le regard glacé qui l’accueillait.
— Je vous ai demandée, oui. Pour vous dire que vous ne faites plus partie de ma maison.
— Que je…
Il ne lui laissa pas le temps de l’interrompre davantage.
— Ce soir, un bateau français, le Comte de Noe, quitte New York pour Nantes. Voici vos gages pour une année auxquels j’ai joint le prix de votre passage et une lettre pour le capitaine Raffin qui commande le navire. Allez faire vos paquets ! Dans un quart d’heure, Hunter vous conduira au port.
Elle était devenue aussi blanche que son tablier et, dans le décolleté de sa robe, on pouvait voir sa gorge battre spasmodiquement sous le coup de l’émotion.
— Vous… me chassez ? articula-t-elle enfin. Ce n’est pas vrai ?
— Je vous chasse, en effet.
— Mais on ne chasse pas quelqu’un sans raison. Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Il se trouve que j’ai eu l’occasion d’apprendre quelle bonne opinion vous avez de moi et aussi que, non contente d’écouter aux portes, il vous plaît de clabauder sur ce qui se passe dans la chambre de votre maîtresse. Je ne veux plus de vous ! Allez-vous-en !
À mesure qu’il parlait, il pouvait suivre sur le visage de la jeune femme les progrès d’une colère folle. Cette figure, normalement rose et fraîche, semblait s’infiltrer de fiel et, de blanche, devenait jaune. Au lieu de se courber sous la sentence qui la frappait, Fanchon parut se redresser, se gonfler comme un serpent prêt à mordre.
— Je ne partirai pas. Vous n’avez pas le droit. Pas après ce qu’il y a eu entre nous…
— Il n’y a jamais rien eu entre nous. Vous rêvez, ma fille.
— Madame ne me laissera pas partir.
— Je ne vous conseille pas d’aller réclamer sa protection si vous ne voulez pas que je lui apprenne comment vous traitez ses secrets d’alcôve. Je vous ai donné un quart d’heure pour vous préparer à partir et je vous signale qu’il y a déjà cinq minutes de passées.
— C’est cette petite garce, n’est-ce pas ? C’est cette sainte-nitouche de Madalen qui vous a fait ces contes à dormir debout et vous, vous l’avez crue parce qu’elle est amoureuse de vous…
Excédé par cette scène déplaisante, Gilles se dirigea vers la porte.
— Puisque vous ne voulez pas sortir d’ici, c’est moi qui m’en vais, mais, dans dix minutes, Hunter et Pongo viendront vous mettre en voiture de gré ou de force, prête ou pas !
— Soit ! Je m’en vais ! Mais ne croyez pas que vous serez si facilement débarrassé de moi. Moi aussi je vous aime… et nous nous reverrons.
Elle s’élança hors de la pièce, après avoir raflé au passage la bourse et la lettre, se précipita vers sa chambre où elle entassa dans son sac la plus grande partie de ses affaires, enfermant le reste dans un grand mouchoir qu’elle noua aux quatre coins. Ses mains tremblaient d’énervement et de rage et elle ne songeait même pas à essuyer les larmes qui coulaient sans arrêt sur sa figure. L’humiliation que Gilles venait de lui faire subir la brûlait comme un fer rouge et sa haine lui remontait dans la gorge avec un goût de fiel.
Comment aurait-elle pu supposer que cette petite sotte, avec ses airs de madone, irait raconter toutes chaudes à son maître les confidences, peut-être imprudentes, qu’elle, Fanchon, lui avait faites dans l’espoir de l’en dégoûter ? Comme si on pouvait dégoûter une fille amoureuse en lui racontant les exploits amoureux de l’homme qu’elle aime ! Fanchon se serait battue de s’être montrée aussi stupide… Sa première idée avait été bien meilleure quand elle avait profité de l’absence de Gilles pour tenter d’empoisonner Madalen parce qu’elle s’était aperçue de l’intérêt passionné que lui portait le chevalier. Malheureusement, cette vieille folle de Rozenn l’avait surprise et elle avait dû la supprimer pour éviter d’être dénoncée mais elle avait pris bien soin d’arracher un morceau du plus beau jupon de Judith pour l’abandonner près de l’endroit où l’on trouverait la vieille femme. De Judith qu’elle entendait supprimer elle aussi, à son heure… une heure qui viendrait tôt ou tard…
Dans la cervelle, pas très solide, de Fanchon, l’amour qu’elle avait conçu pour Gilles après s’être donnée à lui avait fait d’étranges ravages, creusé d’étranges galeries… Elle en était venue à penser qu’en supprimant ces femmes qui se dressaient entre elle et celui qui ne voulait plus être son amant, elle l’amènerait à s’attacher uniquement à elle, à revenir au plaisir qu’elle avait si bien su lui donner. Et elle avait trouvé tout naturel de mettre en pratique certaines leçons, certains conseils que lui avaient dispensés les hommes avec qui elle avait vécu à la Folie Richelieu.
À cause de cette maudite Madalen, tous ses plans s’en allaient à vau-l’eau. Momentanément tout au moins, car elle refusait de s’avouer vaincue, de renoncer pour toujours au seul homme qui ait jamais su mettre dans son sang une telle folie. Non, elle ne rentrerait pas en France. Elle ne se laisserait pas embarquer, comme du bétail ou comme une voleuse, pour être rejetée quelques semaines plus tard sur un quai de Nantes et retourner à la misère ou à la prostitution. L’homme qu’elle voulait ferait voile bientôt pour Saint-Domingue ? Eh bien, elle aussi irait à Saint-Domingue et elle n’aurait pas de cesse qu’elle n’eût mené à bien ce qu’elle considérait à présent comme une vengeance sacrée. Les joies de l’amour viendraient ensuite, d’elles-mêmes…
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