Quand Judith prit pied sur le pont, encore luisant des balayages furieux de la récente tempête, elle vit que tout l’équipage était réuni au pied du gaillard d’arrière sur lequel Gilles se tenait, flanqué du capitaine Malavoine et de Pierre Ménard, le second. La mer était apaisée, le soleil revenu et le navire, poussé par un bon vent, courait grand largue vers le chapelet d’îles qui se dessinait à l’horizon, mais sur le Gerfaut le silence était aussi total que durant les offices religieux. Seuls, le cri des mouettes et la chanson du vent dans les haubans se faisaient entendre.

En voyant apparaître sa femme, Tournemine lui jeta un rapide coup d’œil puis, d’une voix forte, lança de nouveau la question qu’il venait vraisemblablement de poser :

— Alors ? Personne ne peut me dire comment cette femme a pu prendre passage à bord ?

Les hommes s’entre-regardèrent, hochant la tête avec des grimaces diverses mais aucune voix ne s’éleva.

— J’ai peine à croire, reprit le chevalier, que personne ne l’ait aidée. Ou bien ce bateau était-il si mal gardé durant le temps qu’il a passé devant New York ? Va-t-il falloir que je punisse au hasard pour que le coupable se désigne ?

Comme le silence menaçait de s’éterniser, Pierre Ménard se pencha vers Tournemine et, après s’être raclé la gorge, murmura :

— Pardonnez-moi, monsieur, mais elle a dû embarquer durant le temps que nous étions à quai. En dépit des lanternes de vigie, il fait noir la nuit. Une femme jeune, souple et vêtue de sombre a pu sans se faire remarquer se glisser dans le bateau…

Le regard que Gilles tourna vers lui était plein d’orage et de soupçon.

— Vous êtes bien certain, monsieur Ménard, de n’être point à l’origine de cette aventure ? Vous me semblez savoir parfaitement comment les choses se sont passées.

Le jeune homme devint rouge brique mais ce fut l’indignation qui se peignit sur sa figure.

— Oh ! monsieur de Tournemine ! s’écria-t-il offusqué. Comment pouvez-vous supposer que je puisse, moi, m’intéresser assez à une femme de chambre pour l’introduire subrepticement sur le navire que j’ai l’honneur de commander en second ? Mes aspirations sont tout de même plus hautes.

Gilles haussa les épaules et lui tourna le dos. Ce jeune crétin, il ne l’ignorait pas, était entiché de noblesse, y avait des prétentions et s’efforçait de se faire appeler Ménard de Saint-Symphorien, ce qui avait le don d’agacer prodigieusement le capitaine Malavoine qui se donnait un mal fou pour ne jamais prononcer son nom correctement, l’appelant Benard ou Panard quand ce n’était pas M. de Saint-Truc ou Saint-Machin.

Mais au fond tout cela était bien innocent et Gilles n’y voyait guère d’inconvénients. En revanche, il n’aimait pas du tout les regards langoureux dont le jeune homme couvrait Madalen chaque fois qu’il l’apercevait. Madalen dont les beaux yeux ne se tournaient plus jamais vers lui, Madalen qui le fuyait presque ostensiblement, Madalen qui ne lui adressait plus jamais la parole, sinon pour le saluer.

D’autre part, elle s’attardait volontiers auprès de Ménard quand elle venait respirer sur le pont et Tournemine, exaspéré, n’eût pas été fâché de découvrir, avec l’aventure de Fanchon, un prétexte valable pour obliger le jeune homme à mettre sac à terre. Apparemment, ce n’était pas encore pour cette fois, mais Gilles s’en consola en pensant que l’arrivée n’était plus éloignée et qu’une fois à Saint-Domingue Madalen n’aurait plus guère l’occasion de voyager à bord du Gerfaut qui d’ailleurs serait souvent en mer pour le service de la plantation.

Comme l’équipage attendait toujours sans que personne soufflât mot, Judith s’approcha de son époux.

— Je voudrais vous parler de cette malheureuse affaire, dit-elle. Je ne crois pas que vous tiriez quoi que ce soit de ces hommes car ils n’ont pas l’air d’être plus au courant que vous et moi…

— Comme vous voudrez. Capitaine, veuillez disperser l’équipage ! Après tout, le cas n’est pas pendable et il est possible que cette fille ait agi seule. Je vous écoute, madame, ajouta-t-il en offrant son bras à la jeune femme pour faire quelques pas.

Tous deux remontèrent jusqu’à la rambarde arrière et s’immobilisèrent près des lanternes de poupe. De là ils pouvaient embrasser du regard l’ensemble du bateau où l’équipage retournait à son travail ou à son repos, mais le vent, assez vif, gonfla comme un ballon la robe d’indienne fleurie que portait Judith et elle dut resserrer autour de sa tête l’écharpe de mousseline blanche qu’elle y avait enroulée.

— Voulez-vous que nous rentrions ? proposa Gilles. Ce vent vous dérange.

— Avez-vous oublié que je suis aussi bretonne que vous-même ? fit-elle avec un sourire. J’aime le vent, surtout ici. Il aide à supporter cette chaleur collante.

Puis, changeant de ton :

— … Gilles, qu’allez-vous faire de Fanchon ?

— Que voulez-vous que j’en fasse ? Quand nous serons au Cap Français, nous la ferons porter à l’hôpital afin qu’elle y reçoive des soins plus éclairés que ceux prodigués par Malavoine puis, une fois guérie, nous l’embarquerons à bord d’un bon navire à destination de la France. Grâce à Dieu, ils ne manquent pas car le trafic est intense entre Saint-Domingue, qui est la plus riche des colonies de la Couronne, et la métropole.

— La rembarquer après tout ce qu’elle vient de subir et ce qu’elle subit encore ? N’est-ce pas exagérément cruel pour une faute somme toute fort mince ? Je ne sais, fit-elle avec un sourire, où vous espérez trouver des domestiques qui n’épient pas les faits et gestes de leurs maîtres et n’en discutent pas entre eux ? Voyez-vous, nous n’apprécions pas les choses de la même façon et j’aurais plutôt tendance, moi, à châtier un délateur. C’est manquer à l’esprit de corps que s’en aller répéter au maître ce qui se dit à l’office ou à la cuisine.

Choqué d’entendre Judith assimiler Madalen à une quelconque servante, Gilles ouvrait la bouche pour une riposte peut-être un peu trop vive mais se contint et la referma. Judith ignorait le nom de celle qui l’avait informé et il eût été stupide sinon dangereux de l’éclairer sur ce point. En outre, il reconnaissait volontiers, en lui-même, que si son amour n’eût été en cause il n’eût jamais chassé Fanchon pour une faute aussi mince et qu’en tout état de cause, c’était Judith qui avait raison.

— Allons ! soupira-t-il. Dites-moi ce que vous souhaitez que je fasse.

— Laissez-la-moi, je vous en prie. Je n’ai pas combattu votre décision quand vous l’avez prise, à New York, mais je ne vous ai pas caché que cela me gênait et aussi me peinait, d’être obligée de renoncer aux services de Fanchon. Je sais bien que vous ne l’aimez pas, qu’elle vous déplaît…

— Pourquoi, diable, voulez-vous qu’elle me déplaise ? Dois-je vous rappeler que je n’ai fait aucune difficulté pour l’emmener quand nous avons quitté la France ?

Judith eut un petit haussement d’épaules désabusé et tourna légèrement la tête, laissant son époux apprécier à sa juste valeur la finesse de son profil découpé sur l’indigo du ciel. Il put voir alors que ses lèvres tremblaient légèrement.

— Il ne peut guère en être autrement. Cette pauvre fille ne peut que vous rappeler le lieu où elle a commencé son service auprès de moi… et ceux qui l’habitaient. Mais je vous supplie de croire que mon attachement pour elle n’est pas fait de souvenirs tissés en commun. Fanchon est gaie, courageuse, adroite. Elle connaît mes goûts, mes… manies si vous voulez et je l’aime bien. Et puis…

— Et puis ?

Tournant brusquement la tête, Judith leva sur son époux son magnifique regard sombre.

— Elle est tout ce qui me reste de la France et de Paris dans ce voyage vers tant de terres inconnues. Je crains… de n’avoir pas tout à fait l’âme d’un découvreur et d’avoir besoin de sentir près de moi quelqu’un avec qui parler du pays.

Quelque chose s’émut dans le cœur fermé de Gilles. Qu’elle était belle, mon Dieu, à cet instant avec les larmes retenues qui faisaient étinceler ses yeux, avec ses belles lèvres tremblantes, avec ce teint délicatement doré que lui avaient rendu le soleil et la mer ! Un instant, il revit sa petite sirène des rivières bretonnes et pensa que la vie était stupide. Il l’avait tant aimée et il n’y avait pas si longtemps ! Pourquoi fallait-il qu’il y eût, à présent, tant d’obstacles entre eux ? Le fantôme du faux docteur Kernoa, celui, torturant, de Madalen et plus puissant encore que les autres qui étaient ceux de vivants, l’ombre chère de Rozenn ? Pourquoi fallait-il qu’à cette heure où tous deux pouvaient enfin vivre ensemble, après tant de traverses, il n’éprouvât plus pour cette adorable créature qu’une méfiance chargée de rancune… et un désir qui, lui, ne mourrait sans doute qu’avec eux-mêmes. Les choses eussent-elles été différentes, ce voyage vers les Indes-Occidentales et leurs mirages aux couleurs d’un ciel ensoleillé eût été le plus merveilleux des voyages de noces, un plongeon dans un infini fait de tendresse et de passion païenne. Pourquoi fallait-il qu’arrivassent toujours trop tard les choses que nous désirons le plus ?

Il tressaillit en sentant se poser, tiède et douce sur la sienne, la petite main de Judith.

— Gilles, supplia-t-elle tout bas, laissez-moi au moins cela ! Laissez-moi Fanchon…

Il ne put s’empêcher de prendre cette main, de la porter rapidement à ses lèvres avant de la laisser retomber.

— Gardez-la, j’y consens. Mais qu’elle veille à sa langue désormais. Je ne tolérerai pas un second manquement.

En employant le ton du maître, il venait d’effacer l’espèce d’émotion qui avait plané un instant entre eux. Judith se redressa, resserra son voile où le vent entrait et, se détournant, se dirigea vers l’escalier.

— Je vous remercie, dit-elle froidement. Je veillerai moi-même à ce que l’incident ne se reproduise plus. On ne vous rapportera plus rien des paroles de Fanchon.

Mécontent, tout à coup, sans trop savoir pourquoi car la présence de Fanchon, après tout, lui était indifférente mais peut-être était-ce parce qu’il avait cru déceler une vague menace dans les dernières paroles de Judith, Gilles rejoignit son refuge habituel, la chambre des cartes, et s’y plongea dans l’un des livres qu’il y avait entassés. C’était L’Art de l’indigotier par Beauvais-Raseau, qu’un libraire de New York avait réussi à lui procurer, et il s’efforça de concentrer son esprit sur les modalités de culture de l’herbe bleue qu’il étudiait assidûment depuis le départ. Mais sans le moindre succès. Les périodes de plantation, les modes d’irrigation, les maladies qui pouvaient atteindre la précieuse plante avaient momentanément perdu leur intérêt. Le retour tellement inattendu de Fanchon le tourmentait plus qu’il ne voulait l’admettre et plus encore peut-être l’attachement de Judith à ce souvenir vivant d’un autrefois détestable.

Il fut presque heureux du brusque coup de vent qui, couchant le navire, renversant son encrier en jetant à terre livres et papiers, lui fournit un prétexte valable pour interrompre son travail. En effet, le Gerfaut venait de rencontrer un nouveau grain et plongeait dedans. Quittant le réduit des cartes, Gilles enfila un caban de toile cirée et alla rejoindre le capitaine Malavoine sur la dunette.

Bien peu de temps s’était écoulé depuis qu’il était descendu, pourtant le ciel, si bleu encore tout à l’heure, était à présent d’un vilain gris fer en raison d’énormes nuages courant follement d’un bout à l’autre de l’horizon. Le navire traçait sa route à travers de profondes vagues couleur de mercure crêtées d’écume blanche où plongeaient spasmodiquement son beaupré et l’élégante figure de proue aux ailes déployées cependant que, dans les vergues, l’équipage aux pieds nus exécutait de prodigieux numéros de funambules pour carguer les voiles.

Gilles fonça dans la violence du vent, le laissant balayer les vagues fumées de son cerveau et jouissant pleinement de la tempête comme il en avait joui si souvent au temps de son enfance avec la belle inconscience de l’extrême jeunesse. Le bateau semblait seul au milieu de cette bouillonnante immensité marine fouaillée par l’ouragan, seul parmi les hauts paquets d’écume qui s’abattaient sur lui et paraissaient constamment sur le point de l’engloutir mais Gilles n’éprouvait pas la moindre frayeur. Il pouvait tourner le dos à ces grandes déferlantes qui suivaient le Gerfaut avec la calme certitude qu’il leur résisterait.

Et puis, dominant le fracas des lames et les hurlements du vent, il y avait les mugissements du capitaine Malavoine. Arrimé à sa dunette de ses deux larges pieds, un porte-voix rivé à ses lèvres violacées, le vieux loup de mer semblait régner sur les éléments déchaînés, semblable à quelque Neptune rouquin.