— J’espère que tu retrouveras bientôt la santé, dit-il. Tu n’as rien à craindre sur ce bateau où il n’y a que des hommes libres. Nous te soignerons du mieux que nous pourrons.
L’homme avait refermé les yeux et son visage immobile semblait taillé dans le basalte sans que rien ne pût laisser voir qu’il avait compris ce qu’on venait de lui dire. Tournemine répéta alors ces quelques mots en anglais puis en espagnol sans obtenir plus de résultat.
— J’ai bien peur, dit le capitaine Malavoine qui était descendu lui aussi, que vous ne perdiez votre temps. Cet homme ne doit comprendre aucune langue connue des chrétiens. Vu sa taille, ce garçon peut être un Congo, un Bambara du Niger ou un Arada de la Côte des Esclaves. De toute façon, il doit venir tout droit d’un quelconque village perdu dans la brousse où l’on ne pratique guère le langage des Blancs. Peut-être aurions-nous une chance avec l’arabe.
Et, sous l’œil un peu surpris de Gilles, Malavoine répéta ses paroles dans la langue du Prophète puis, pour faire bonne mesure, en portugais, mais l’homme ne réagit pas davantage.
— Lui besoin dormir ! intervint Pongo. Moi donner ce qu’il faut.
Laissant l’Indien à la tâche qu’il s’était lui-même donnée, Tournemine et le capitaine remontèrent sur le pont et firent quelques pas ensemble. Le vent s’était levé et le navire portant à présent toute sa toile avait repris sa course vers le sud dans le soyeux froissement des vagues sur sa coque.
Gilles laissa un instant la brise caresser son visage avec la joie de celui qui s’éveille et retrouve la lumière après un cauchemar. Il était heureux d’avoir pu sauver ce Noir auquel mentalement il avait déjà donné le nom de Moïse puisqu’il n’était pas possible de converser avec lui et d’apprendre son véritable nom. Il voyait là une sorte de signe du Ciel à la veille du jour où lui, combattant de la Liberté, il allait entrer en possession d’une plantation sur laquelle peinaient, et souffraient sans doute, quelque deux cents esclaves, frères de couleur du géant.
Et quand le capitaine Malavoine lui demanda :
— Qu’allez-vous en faire ? Vous n’allez pas, j’imagine, le ramener en Afrique ? Une fois à Saint-Domingue, il vous faudra bien prendre une décision : le vendre ou le garder.
Gilles répondit tout naturellement :
— Pourquoi ne le laisserai-je pas, tout simplement, vivre sa vie comme il l’entendra ?
— Mais tout simplement parce que, là-bas, ce ne sera pas possible. Il existe des affranchis, en effet, mais ce sont des gens qui ont déjà reçu une éducation, une instruction. Ce malheureux qui sort tout juste de sa brousse, qui ne parle aucune langue convenable, tentera n’importe quel marchand de « bois d’ébène » dès qu’il aura posé le pied sur le quai du Cap Français. Si vous ne voulez pas le vendre, il faudra que vous le gardiez pour vous-même. À « Haute-Savane » d’ailleurs vous aurez certainement l’emploi de ce géant.
— Peut-être n’aura-t-il pas envie de travailler sur une plantation ? Je n’aime pas l’idée de lui faire payer son sauvetage en l’obligeant à travailler pour moi. Après tout, peut-être vous chargerai-je de le ramener sur la terre d’Afrique au cours de l’un des voyages que vous ferez pour moi ? ajouta-t-il en souriant, jouissant malignement de l’indignation qui peu à peu colorait en rouge sombre le visage tanné de son capitaine. Il attendait l’explosion et elle ne manqua pas.
— Monsieur le chevalier, s’écria Malavoine, j’ai pour vous beaucoup de respect bien que je sois de beaucoup votre aîné. Si vous le permettez, j’ajouterai que j’ai aussi de l’affection pour vous. J’aurais aimé avoir un fils qui vous ressemble… Mais si vous avez l’intention de vous faire planteur avec ces belles théories humanitaires qui sentent leur Jean-Jacques Rousseau d’une lieue, je vous dis tout de suite que vous courez à la catastrophe. Vous feriez beaucoup mieux de vous contenter de toucher les revenus de votre plantation puis de retourner en Bretagne, d’y acheter un domaine et de vous consacrer au bonheur de vos paysans qui, eux, y comprendront peut-être quelque chose. Ce qui d’ailleurs n’est pas certain… Mais aller parler de liberté à ces pauvres brutes qui ne sont, la plupart du temps, que de grands enfants, c’est de la folie pure. Traitez-les bien, j’en demeure d’accord, mais ne vous avisez pas de leur lire la fameuse Déclaration des Droits de l’Homme que viennent de nous pondre les Américains et qui n’a, selon moi, pas fini de faire des dégâts. Non seulement vos Noirs vous prendront pour un fou mais encore ils ne verront aucun inconvénient à vous massacrer joyeusement…
Essoufflé d’avoir tant parlé, lui qui était plutôt laconique normalement, Malavoine prit une profonde respiration puis chercha la bouteille de rhum qui n’était jamais bien loin de lui et s’en octroya une large rasade.
Gilles le regarda faire.
— Dites-moi, capitaine, fit-il au bout d’un moment, pour un homme si attaché à la discipline des foules vous réservez parfois de curieuses surprises, même à ceux qui vous connaissent bien. Pouvez-vous me dire d’où vous sortez cet étonnant pavillon noir qui a fleuri si inopinément à la pomme de notre mât… et que d’ailleurs il serait peut-être temps de faire redescendre ?
En effet, on avait totalement oublié l’étamine noire aux funèbres ornements qui claquait toujours insolemment contre le ciel.
Malavoine éclata de rire et appela un gabier pour qu’il amenât l’insolite pavillon et le lui rendît.
— Je l’ai sorti de mon coffre. Je ne voyage jamais sans lui et vous n’imaginez pas les services qu’il peut rendre. Prenez aujourd’hui : votre intervention contre un navire allié pouvait mettre le cabinet de Versailles et le ministre de la Marine dans l’embarras. Ce don Machin pouvait se plaindre, faire rechercher l’insolent Français. Mais qui donc, dans ces parages où la flibuste a écrit ses lettres de noblesse, irait chercher noise à un innocent pirate ? On est habitués…
1. Les Bahamas.
CHAPITRE VII
UN MÉDECIN PAS COMME LES AUTRES
Ce fut le 15 juillet 1787 vers neuf heures du matin que l’île de Saint-Domingue apparut comme un cap, par le travers bâbord aux gens du Gerfaut. On était alors à environ quarante miles, mais les approches de l’ancienne Hispaniola, défendues par des chapelets d’îles et de récifs plus ou moins visibles, n’étaient pas si faciles et ce fut seulement le surlendemain, au coucher du soleil, que, présentant sa proue ailée à l’entrée de la passe du Cap Français, le capitaine Malavoine fit tirer le canon pour appeler le pilote. Qui d’ailleurs ne vint pas.
— Doit être occupé avec une autre baille ! ronchonna Malavoine. Et puis on n’est jamais très pressés dans ce pays. Ce sera pour demain. On va tirer des bordées au large en attendant…
— Vous ne pouvez pas entrer seul ? demanda Tournemine contrarié de ce retard car il avait hâte de pouvoir confier son géant noir aux soins d’un médecin éclairé.
En effet, en dépit des soins constants de Pongo qui ne le quittait guère, la jambe de celui que tous nommaient à présent Moïse ne s’arrangeait pas. Un corps étranger, esquille d’os ou Dieu sait quoi, devait y être enfoui car, si la blessure semblait se refermer normalement, la jambe enflait et prenait une assez vilaine couleur livide. La fièvre n’avait pas cessé de monter et il était visible que l’homme souffrait malgré les calmants que lui administrait généreusement Pongo. Et Gilles craignait que cet état de choses ne débouchât sur une dramatique amputation.
Le capitaine haussa les épaules sans trop de ménagements.
— C’est impossible, voyons ! La nuit, sous les Tropiques, vous tombe dessus comme une couverture. Dans dix minutes, elle sera là, mais même de jour je ne tenterais pas l’aventure bien que je sois déjà venu ici deux fois. Il faut connaître parfaitement la passe pour ne pas se jeter sur quelque écueil caché, éviter la corne du Grand Mouton et les récifs qui vont jusqu’aux îles du carénage. Mais surtout il y a la Trompeuse. Une qui n’a pas volé son nom, croyez-moi, car il faut qu’il fasse bien mauvais temps pour que la mer la signale en brisant dessus. Maintenant, si vous tenez absolument à éventrer votre bateau sur un foutu rocher, ça vous regarde…
Cette nuit-là, Gilles ne se coucha pas. Incapable de demeurer dans l’étroit espace confiné de sa couchette, il contempla interminablement ces terres inconnues où il allait pénétrer dans quelques heures avec sa foi, son courage et son désir profond de s’y attacher. Comment dormir au seuil d’un Nouveau Monde, surtout quand on est breton et que l’on porte en soi les rêves de générations d’amoureux de l’aventure ?
Il retrouvait, intactes, les émotions qui avaient été les siennes quand, gamin de seize ans accroché passionnément au bastingage du Duc de Bourgogne, il regardait sortir de la brume les côtes américaines où un peuple combattait pour le droit d’exister par lui-même. Il s’était senti alors l’âme de Jacques Cartier devant les bouches du Saint-Laurent. Cette nuit, il se sentait un peu avoir celle de Christophe Colomb quand, en 1492 et après tant de jours de mer, il avait enfin approché, la prenant d’ailleurs pour les Indes, de cette grande île montagneuse que les Indiens arawaks, ses premiers occupants, nommaient alors « Ayti », ce qui signifie Terre Haute et Sauvage1.
Mais le Génois aux ordres d’Isabelle la Catholique portait avec lui ce qu’il croyait être la civilisation et qui n’était, en fait, que la plus sombre barbarie. Pour les innocentes peuplades de l’île, les bienfaits de ce héros s’étaient traduits par l’esclavage, le travail le plus abrutissant afin d’extraire l’or dont le besoin animait ces hommes à la peau pâle, la déportation et, pour finir, l’anéantissement quasi total de la race.
Ce génocide avait été si rapide, si atroce qu’il avait excité la pitié d’un jeune prêtre espagnol, Bartolomé de Las Casas, fils d’un des compagnons de Colomb établis dans l’île. Pour sauver ce qu’il pouvait rester de ces malheureux Indiens, Bartolomé avait fait tout ce qu’il pouvait, suggérant d’employer une autre main-d’œuvre, bien adaptée au climat tropical, et dont l’aide pourrait retenir ce peuple sur le chemin de sa destruction. Pourquoi ne pas faire venir quelques Africains ?
Mais Bartolomé n’avait rien sauvé. Les Arawaks avaient continué de mourir à la tâche ou sous le fouet. En revanche, son idée avait fait fortune et, depuis trois siècles, en ce dernier quart de celui que l’on voulait l’ère des Lumières, des navires chargés de désespoir et de puanteur sillonnaient l’Atlantique déversant sur les îles à sucre, les Caraïbes entières, le Mexique, la Floride et enfin l’Amérique des flots de cet or noir dont la sueur et le sang arrosaient généreusement ces terres fertiles produisant pour les maîtres l’opulence la plus extrême, la plus folle richesse, sans pour autant éveiller la reconnaissance ou la simple compassion. En 1517, un premier contingent de 4 000 nègres de Guinée arrivait à ce qui allait devenir Saint-Domingue. Beaucoup d’autres suivirent.
Pourtant, l’or des mines s’épuisant, les Espagnols cherchèrent d’autres sources. De Cuba et d’Hispaniola, sa voisine, partirent les conquistadors qui s’en allaient asservir le Mexique, le Pérou, mais les flots d’or qu’ils drainaient attiraient sur eux, comme mouches sur un pot de miel, corsaires, flibustiers, Frères de la Côte, basés à Saint-Christophe puis à la Tortue séparée d’Hispaniola par un mince bras de mer.
La grande île d’Ayti se vidait, retournait au désert. Il n’y avait plus d’Indiens et les Espagnols n’étaient plus que quelques-uns. Alors les flibustiers passèrent le bras de mer, se firent d’abord boucaniers puis, petit à petit, s’installèrent, devinrent colons, planteurs. La plupart étaient français et un premier gouverneur, Bertrand d’Ogeron, leur fut donné. L’Espagne, bien sûr, protesta mais la paix de Ryswick, en 1697, céda définitivement à la France le tiers oriental de l’île rebaptisée San-Domingo, le reste demeurant acquis à l’Espagne. L’appellation francisée Saint-Domingue fut alors attribuée généralement à toute l’île. Les plantations se développèrent et les navires négriers vinrent, de plus en plus nombreux, mouiller en rade du Cap Français, la grande cité du nord, ou de Port-au-Prince, celle de l’ouest, pour apporter la main-d’œuvre nécessaire aux grandes cultures de Saint-Domingue : la canne à sucre, l’indigo, le coton et le café. D’énormes fortunes s’édifièrent avec l’intense trafic commercial établi entre l’Afrique, la métropole et l’île qui devint la plus riche des colonies de la Couronne.
Tout cela, Gilles l’avait appris de fraîche date, un peu par Jacques de Ferronnet, beaucoup par les livres qu’il avait embarqués. Pourtant, plus il contemplait la ligne noire des montagnes – les mornes ainsi qu’il convenait de les appeler ici – profilées sur les sombres profondeurs du ciel étoilé, plus il sentait que lui échappait le savoir purement livresque. Il se savait au seuil d’une connaissance qu’il ne pourrait tirer que de lui-même, de sa propre expérience, de ses peines parfois. Il allait devoir apprendre à aimer, non seulement le domaine qui était sien et qu’il aimait déjà, mais aussi cette terre tout entière. À ce prix seulement son amour lui serait rendu et l’île, peut-être, s’ouvrirait à lui comme une femme consentante, le laissant approcher les secrets redoutables cachés au fond de ses forêts denses, repaires des vieux dieux africains qu’avaient, sans en avoir conscience, apportés avec eux les navires négriers. Des dieux qui, s’ils ne daignaient pas défendre ou protéger leur peuple, s’entendaient singulièrement parfois à le venger.
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